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Professeur documentaliste : « Vous avez dit professeur ? »

Réactions à la publication du projet de programmes et au décret concernant les services des enseignants

Être prof c'est stimulant –je ne parle pas de la stimulation auditive provoquée par des élèves « impliqués » dans leur vie d'adolescent– non ! je veux parler de cette motivation qui pousse à creuser un sillon nouveau dans le champ de la construction des savoirs, des apprentissages, de la didactique info-documentaire en particulier. Cet esprit précurseur qui nous vient de la fondation même de notre métier (ex. : la place des pédagogies actives dès l’apparition des CDI), nous continuons à l'entretenir. La multiplication des blogs professionnels, des échanges entre pairs sur les listes de diffusion, les publications dans les revues spécialisées, la constitution de groupes de travail à l'échelle locale, académique ou universitaire sont des signes visibles de notre enthousiasme à élaborer une didactique solide.

Devenir enseignant, et le rester, ne s'apprend pas seulement par l'alimentation d'un désir d'être enseignant ou sur les bancs de l'ESPE, ou dans les livres, ou par l'obtention d'un CAPES, ou par la reconnaissance institutionnelle de nos missions pédagogiques, ou par la mise en situation sur le terrain mais par la combinaison de plusieurs de ces facteurs. Or, parmi ceux qui ne sont pas de notre ressort, le facteur institutionnel met à mal notre enthousiasme parce que nos missions d'enseignement sont une nouvelle fois remises en cause.

1 - Les heures d'enseignement

La publication du projet de décret du 19 mars 2014 annonçait un avenir meilleur : la FADBEN et l'ANDEP y voyaient « une avancée très positive pour la profession »1. Il s'agissait de reconnaître les heures d'enseignement effectuées et de valider ainsi, avec quelques amendements, notre qualité d'enseignant dans les statuts. Mais les nuages ont commencé à s'amonceler. Le projet de circulaire d'application du décret2, publié par voie syndicale le 15 février 2015, semblait annoncer la fin d'un doux rêve : inégalité de traitement réaffirmée entre les professeurs documentalistes et le reste du corps enseignant. Et badaboum ! fin du suspense le 29 avril 20153: « Les heures d'enseignement correspondent aux heures d'intervention pédagogique devant élèves telles qu'elles résultent de la mise en œuvre des horaires d'enseignement définis pour chaque cycle. […] Dans ce cadre sont décomptées pour une heure de service d'enseignement :

  • chaque heure d'accompagnement personnalisé en lycée ou en classe de 6e au collège ;
  • chaque heure de travaux personnels encadrés en lycée. »

Les profs-docs ne peuvent compter parmi leurs heures de service d'enseignement que l'accompagnement personnalisé, les TPE et les heures correspondant aux séances dans le cadre des enseignements définis pour chaque cycle. On peut en déduire, cela reste une déduction, que nos séances en co-animation inscrites aux programmes des autres disciplines sont incluses mais nos séances d'EMI en 6ème ne sont pas comptées. On peut fortement regretter que notre enseignement spécifique n'entre pas dans ce cadre. De plus, il n'est pas possible d'envisager une rémunération en heures supplémentaires comme nos collègues mais uniquement un décompte de 2h pour une heure effectuée. Je n’entre pas dans la polémique de l’ouverture ou non des CDI en compensation des heures faites. L’évidence saute aux yeux, il n’est pas possible, même à ce niveau-là, de nous considérer comme des enseignants à part entière. Le rédacteur a le toupet d'affirmer qu'il « n'opère pas de distinction entre les professeurs documentalistes et les enseignants des différents corps ». Suis-je stupide ? Non, professeur documentaliste ! Enfin, devrais-je dire prof' de « nouveaux » dispositifs (certains datent un peu) !

2 - Le projet de programmes

Regardons maintenant du côté des projets des nouveaux programmes, disponibles depuis le 13 avril 2015. Là encore notre enthousiasme est entamé. Mentionnons rapidement le cycle 3 incluant la 6ème puisque nous ne sommes cités qu'une fois pour flatter notre précieuse contribution aux projets interdisciplinaires, sans définir la contribution en question. Lorsqu'on sait l'importance que représente pour nous cette année de 6ème, pour la mise en place de séquences spécifiques à notre discipline, on est en droit d'être inquiet. J'insiste sur le terme « discipline » car oui ! notre enseignement s'appuie sur un champ disciplinaire correspondant à la 71ème section du Conseil National des Universités (CNU), les Sciences de l'Information et de la Communication 4. Ce fondement épistémologique, validé par exemple par l'épreuve écrite de composition convoquant les SIC au CAPES-CAFEP externe de documentation, nous permet d’enseigner ce qu’on appelle aujourd’hui l’Éducation aux Médias et à l'Information5. Cet enseignement qui devrait de fait nous être attribué est encore jeté en pâture et adressé à la cantonade. On ne sait pas vraiment qui en a la charge... ça rappelle étrangement le PACIFI6! Je défends la dimension culturelle de notre enseignement mais bon sang ! on est affilié aux Sciences de l’Information et de la Communication, oui ou non ? Ça commence à devenir très embarrassant.

Heureusement, le programme du 4ème cycle (5è-3è) rattrape l'unique mention du cycle 3... nous sommes cités deux fois ! Cela vaut la peine d'être lu dans le texte : « Toute l’équipe pédagogique et éducative ‐les enseignants, dont le professeur‐documentaliste, le conseiller principal d’éducation, le chef d’établissement...‐ contribue au développement de ces compétences. » On comprend aisément, sans la mise en contexte, qu'il ne s'agit pas ici de développer les attributions spécifiques au professeur documentaliste. Peut-être faut-il se satisfaire d'une mise en avant dans l'introduction du volet 1 concernant les objectifs de formation ?

La seconde occurrence n'est pas plus avantageuse : « La participation du professeur documentaliste est précieuse pour susciter et accompagner une dynamique de projets, en particulier dans le cadre des enseignements pratiques interdisciplinaires. » La mise en place de ce nouveau dispositif prévoit 4h hebdomadaires dont 1h minimum d’accompagnement personnalisé. Et qui est le mieux placé pour accompagner cette nouveauté ? Le prof 2.0 de la nouveauté pédagogique, le bien nommé professeur documentaliste, très investi dans les nouveaux dispositifs depuis l’introduction des IDD, TPE, PPCP en 2000 et 2002. Il y a quinze ans, il fallait valoriser “ l’importance du rôle de la documentation dans la formation des élèves, de celui des enseignants-documentalistes et des CDI, [...] amorcée dans les nouveaux dispositifs. ”7 Avec du recul, il apparaît que ces dispositifs ne peuvent pas être les uniques lieux d’une didactique info-documentaire pour notre profession. Car cela ne tient pas compte de tout le travail effectué en amont par les groupes de travail, les associations professionnelles, les formateurs, les universitaires et les professionnels sur le terrain qui ont largement contribué à construire un véritable arsenal de progressions didactiques en Sciences de l’info-com. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas d’épistémologie de la documentation (encore une épreuve du CAPES). Retraçons rapidement quelques grandes étapes (arbitraires) de cette histoire8, afin que l’épaisseur de ces réflexions montre l’immense abîme qui nous sépare des miettes programmatiques accordées par le CSP :

ramasse-miettes_moderne_allegorie_du_prof-doc Ramasse-miettes moderne, allégorie du prof doc.

  • le passage d’une pédagogie des techniques documentaires (centrée sur les outils, les méthodes, et orientée sur l’objet “document”) à la combinaison de ces techniques avec des contenus disciplinaires spécifiques date du début des années 90. Il faut souligner l’apparition précoce du terme “culture informationnelle” lors du 3ème congrès FADBEN en 1993 (Daniel Warzager) mais c’est surtout la notion de médiation documentaire qui est à l’honneur.
  • à la fin des années 90, les notions documentaires faisant le pont avec les Sciences de l’info-com apparaissent. Des outils didactiques combinant compétences et notions sont créés, comme par exemple le référentiel de compétences de la FADBEN (1997).
  • au début des années 2000, la reconnaissance du champ disciplinaire “Sciences de l’Information et de la Communication” est acté par la rénovation du CAPES. La revendication de la création d’une discipline spécifique s’affirme.
  • au milieu des années 2000, la notion de curriculum apparaît aux Assises nationales pour l'éducation et l'information et remplace la notion de compétence jugée trop procédurale. De nombreux outils foisonnent allant du corpus de notions à la création de curriculums info-documentaires (ARDEP Pays de la Loire, Duplessis, 2007). La notion de culture informationnelle s’installe dans les discours professionnels (voir par exemple le manifeste FADBEN de 2008 : “formation à la culture de l’information”) à côté de la notion de “maîtrise de l’information”9 aujourd'hui abandonnée. « Longtemps assimilée à la 'maîtrise de l’information' [...], la culture informationnelle semble [...], pour la plupart de ses acteurs, dépasser le seul cadre des compétences info-documentaires et comprendrait un ensemble, encore mal défini, de savoirs, à la fois procéduraux, méthodologiques, déclaratifs, de savoir faire, de comportements, de connaissances sur l’information et ses objets. »10
  • début des années 2010, le manifeste FADBEN 2012 marque un tournant. L’enseignement de l’information-documentation doit passer par la reconnaissance de l’expertise du prof-doc. La FADBEN regrette le morcellement de cet enseignement dans différentes disciplines et demande la création d’un groupe de travail pour l’établissement d’une discipline spécifique à notre corps enseignant.
  • entre 2010 et aujourd’hui, on peut citer la publication du document “Vers un curriculum en information-documentation” en 11 chapitres qui rond avec la maîtrise de l’information trop orientée “outils” et trop attachée à la recherche documentaire signalée dans la circulaire de mission de 198611. Cette période voit aussi apparaître la notion de translittératie dans le langage professionnel. Même si la définition reste encore imprécise, on peut considérer que pour ce qui nous concerne, elle étudie les trois dimensions de la culture informationnelle : médiatique, info-documentaire et informatique, avec un accent mis sur l’aspect didactique12. Aujourd'hui, c'est sans doute à travers cette nouvelle notion que notre enseignement de l'EMI se formalise. Or, même si l'introduction du chapitre sur l'EMI laisse penser qu'il ne s'agit pas d'une Éducation aux médias augmentée, le projet de programme reste dans le détail concentré sur la maîtrise de l'information13. Encore une bonne raison de nous laisser prendre la main sur cet enseignement pour lequel nous sommes parfaitement légitimes.

Posons maintenant les conditions de l’interdisciplinarité : pourquoi est-ce impossible de nous associer à l'interdisciplinarité dans le contexte actuel ? Petit rappel d’une définition ancienne mais pas morte (!), empruntée à l'UNESCO : «  [l'interdisciplinarité] se réfère à la coopération de disciplines diverses, qui contribuent à une réalisation commune et qui, par leur association, permettent l'émergence et le progrès de nouveaux savoirs. »14 Cette coopération entre disciplines, voilà ce qui interdit aux professeurs que nous sommes d'y participer car cela implique, vous l'aurez compris, la reconnaissance explicite de notre discipline de référence. Sans cette validation statutaire, nous ne pouvons pas nous situer à une place légitime dans l’échange fécond entre des entités parfaitement identifiées.

Abandonné au gré des marottes passagères de l’institution (aujourd’hui l’interdisciplinarité, hier les Learning Centres actualisés en 3C), notre métier nous échappe glissant perpétuellement entre les besoins circonstanciels et l’oubli ! Il ne me reste que la parole pour exprimer mon mécontentement et mon désir de défendre notre métier d'enseignant en exerçant mon droit de grève. Nous sommes appelés à nous exprimer sur les programmes jusqu'au 12 juin, je ne m'en priverai pas !

Lecture conseillée : Projets de programmes - Analyse et propositions (FADBEN), 13 mai 2015.


  1. Reynaud Florian (Président de la FADBEN), Mucignat Emmanuelle (Présidente de l’ANDEP), Refonte des statuts : quelles avancées pour les professeurs documentalistes ?, 24 mars 2014 

  2. FADBEN, Projet de circulaire : lecture et propositions d’amendements , 19 février 2015 

  3. Ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, Missions et obligations réglementaires de service des enseignants des établissements publics d'enseignement du second degré, 29 avril 2015 

  4. Voir l'analyse de l’EMI en 4 parties concernant l'émergence, les attributions, les enjeux, et les liens avec notre métier (4ème partie à paraître), publiée par P. Duplessis : Duplessis Pascal, L’Éducation aux médias et à l'information (EMI) et la stratégie numérique : Le choc des cultures (Partie 1), 6 avril 2015 ; Lecomte Julien, Sur la réflexivité dans les pratiques d’éducation aux médias et à l’information, 24 juin 2014.Nous n'oublions pas qu’il y a une vie avant l’EMI : il existe une bibliographie importante concernant la didactique d'une culture informationnelle. 

  5. Personnellement, j'y adjoindrais la sémiotique des cultures mais c'est un autre débat. 

  6. Durpaire Jean-Louis (coord.) (Inspecteur général de l’Éducation nationale, Président des CAPES de documentation), Lamouroux Mireille (coord.) (chargée d'études documentaires principal, CRDP de l'académie de Versailles), Repères pour la mise en œuvre du Parcours de formation à la culture de l'information, octobre 2010. Pour rappel, le PACIFI a été initié par l’inspecteur général en charge du CAPES de documentation et un groupe de professeurs-documentalistes. Paradoxalement, il dépossédait les profs-docs de ce qui leur revenait légitimement : la culture informationnelle. 

  7. IGEN Établissement et vie scolaire, Information et documentation en milieu scolaire, p.6, janvier 2001. 

  8. On peut se référer par exemple à : Delamotte Eric, La culture de l’information a-t-elle une histoire ?, 9ème Congrès FADBEN, 15 mai 2013 ; Chapron Françoise, Les CDI (Centre de documentation et d'information) des lycées et collèges, PUF, 2012 ; Liquète Vincent, Delamotte Éric, Chapron Françoise, L’éducation à l’information aux TIC et aux Médias : le temps de la convergence, in Etudes de communication, n°38, 2012 ; Ballarini-Santonocito Ivana, La didactique appliquée à l’information-documentation, in Séminaire GRCDI, Rennes, 14 septembre 2007. 

  9. Le Mediadoc de mars 2007 (publié par la FADBEN) parle de “maîtrise de l’information”. 

  10. Appel à publications lancé pour les Cahiers du numérique, n°5, 2009. 

  11. “D’une maîtrise de l’information, on passe au développement d’une culture de l’information, de la documentation et des médias, dans un champ plus large qui intègre ces évolutions cf: le développement des technologies numériques et des nouveaux moyens d’accès à l’information et de communication.” 

  12. Serres Alexandre, Repères sur la translitératie, in La translitératie en débat : regards croisés des cultures de l’information (infodoc, médias, informatique) et des disciplines, Séminaire du GRCDI, 7 septembre 2012. 

  13. L’étude de Pascal Duplessis est très féconde en ce sens. Elle montre bien la confiscation par le CLEMI (et CANOPE et la Direction du numérique pour l’Éducation) d’une mission dévolue aux profs-docs : “Nous comprenons bien alors qu'en lieu et place d'une ambitieuse culture de l'information, la dimension information-documentation de l'EMI risque de se voir à jamais limitée à sa première acception de maîtrise de l'information. Nous constatons également qu'elle se trouve de fait assujettie à son opérateur désigné, le CLEMI.” 

  14. Hainaut Louis (d'), L'interdisciplinarité dans l'enseignement général, Division des sciences de l'éducation, des contenus et des méthodes, mai 1986.