Référence documentographique

Duplessis Pascal. L’Éducation aux médias et à l'information (EMI) et la stratégie numérique : Le choc des cultures. Les Trois couronnes, avr. 2015. Partie 1. "L'EMI ou l'EAM augmentée"

http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/identite-professionnelle/l-education-aux-medias-et-a-l-information-emi-et-la-strategie-numerique

L’Éducation aux médias et à l'information (EMI) et la stratégie numérique : Le choc des cultures (Partie 1)

EMI : La chaîne alimentaire. Duplessis et Daz. (2015)

"L’EMI doit s’inscrire dans la « stratégie numérique »." CATHERINE BECCHETTI-BIZOT


Investigation dans les textes officiels français et internationaux de ces dernières années pour savoir d'où vient l’Éducation aux médias et à l'information, pourquoi le concept s'est implanté si rapidement en France et quels sont les enjeux qu'il sert dans le jeu complexe de la réorganisation des services du ministère de l’Éducation nationale suite à la Refondation de l’École et au lancement de la stratégie numérique. Il s'agira d'observer l'équilibre entre les différentes composantes épistémologiques (information, média, numérique) de l'EMI qui résulte de ces évolutions et de discerner la place laissée aux professeurs documentalistes dans un domaine qui les concerne largement.

Le texte de l'article sera publié en quatre livraisons selon le plan suivant :

  • 1- L'EMI ou l'EAM augmentée
    • 1.1. L'origine de l'EMI
    • 1.2. L'EMI dans le prolongement de l'éducation aux médias
    • 1.3. Le CLEMI opérateur de l'EMI
    • 1.4. Le CLEMI repris en main par Canopé, ex-CNDP
    • 1.5. La DNE, l'EMI et le numérique
  • 2- L'EMI dans la stratégie numérique
    • 2.1. Canopé et le CLEMI, leviers de la transition numérique
    • 2.2. L'EMI au défi du numérique
    • 2.3. L'EMI, digital literacy, un B2i rénové ?
    • 2.4. La place de l'EMI dans la stratégie numérique
  • 3- Les enjeux économiques et industriels de la stratégie du numérique
    • 3.1. Petit historique de la stratégie numérique
    • 3.2. La filière économique du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel
    • 3.3. Faire entrer le (marché du) numérique dans l'aire de l'école.
    • 3.4. La question du numérique au cœur du projet de l’École
  • 4- Les professeurs documentalistes et l'EMI
    • 4.1. Place et rôle du professeur documentaliste dans les textes d'accompagnement de l'EMI
    • 4.2. Quelles sont les marges de manœuvre de l'enseignant documentaliste ?

L'EMI s'implante très vite dans le paysage éducatif, en témoignent son entrée dans la Loi d'orientation de 2013, précédée d'une conférence nationale, et la relance du CLEMI. Cette rapide évolution se répercute tout naturellement dans l'univers des professeurs documentalistes : la mention de l'EMI dans le référentiel métier en 2013, un dossier dans SavoirsCDI1, deux numéros de Médiadoc2 et la parution d'un classeur de fiches pédagogiques dédiées3, au point de bousculer les habitudes et d'interroger une nouvelle fois les objets d'apprentissages info-documentaires et l'avenir de la profession. Il peut être dès lors intéressant de prendre un moment pour questionner l'origine de l'EMI et les raisons qui poussent le ministère de l’Éducation nationale à la mettre en avant.

Partie 1 - L'EMI ou l'EAM augmentée

1.1. Origine de l'EMI

L'EMI peut nous apparaître à juste titre comme la réunion de deux « éducations à », bien distinctes jusque là dans une configuration particulière à la France. La première, « éducation aux médias », était pilotée par un service dédié, le CLEMI, tandis que la seconde, « éducation à l'information », informelle et mal identifiée, se trouvait à l'état diffus dans les programmes, tout en étant revendiquée en tant qu'objet d'enseignement par le corps des enseignants documentalistes. En réalité, bien loin d'être spécifique au contexte français, le concept d'EMI, présenté comme la somme de ces deux « éducation à » est un concept de portée internationale. Traduit de Media and information literacy (MIL), il introduit une distorsion entre ce qui est donné comme littératie, culture ou champ de compétences à l'international, et comme dispositif d'enseignement en France. Le concept a été introduit par l'UNESCO en juin 2007 lors d'une déclaration appelée Agenda de Paris4, soutenue par le Conseil de l'Europe et le ministère français de l’Éducation nationale. Sans doute faut-il trouver trace ici de son inscription, mais dans ce cas tardive, dans le paysage éducatif français. En témoigne peut-être la participation de Divina Frau-Meigs à cet Agenda fondateur5, et sa nomination en 2014 à la direction du CLEMI en charge de l'EMI.

1.2. L'EMI dans le prolongement de l'éducation aux médias

Il est important de relever qu'à ce stade, l'EMI en tant que telle n'est pas encore nommée, du moins dans ce texte, mais que le concept est présent sous la forme d'une « définition inclusive de l’éducation aux médias », élargie par l'intégration de la maîtrise de l'information6. L'Agenda de Paris inscrit d'ailleurs son calendrier 25 ans après l’adoption de la Déclaration de Grünewald (1982) sur l'éducation aux médias. La filiation qui est présentée est bien celle de l'éducation aux médias et il n'est pas question, à cette époque, de faire référence aux déclarations de même type, qu'elles soient de Prague (2003), d'Alexandrie (2005) ou de Ljubljana (2006), toutes orientées vers la promotion de la maîtrise de l'information ( information literacy ) dans le cadre économique de la « société de l'information ». Ajoutons à cela que l'expression, en anglais comme en français, place « media » devant « information », ce qui induit une hiérarchie et assigne au second terme un statut d'objet ajouté. L'IFLA tente à ce propos un renversement significatif de la perspective en incluant, dans son texte de Recommandations de décembre 2011, les médias dans la maîtrise de l'information, et non le contraire. La Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques entend ainsi plutôt rattacher l'EMI à l'héritage de l' information literacy qui est le sien plutôt qu'à celui de media literacy7. Mais cette proposition ne trouvera pas d'écho sur le terrain français comme on aurait pu s'y attendre, alors que Mireille Lamouroux, qui siégeait pour la France au comité permanent de l'IFLA, était dans le même temps chargée de mission auprès de l'IGEN EVS. La proposition alternative de l'IFLA montre bien qu'il a pu exister un choix, jusqu'en 2013, entre la lignée informationnelle, relevant de l'expertise des professeurs documentalistes et l'appartenance à la lignée médiatique, portée en France par le CLEMI. Le choix qui a été fait est en faveur de la seconde.

La tentative de l'IFLA est le seul exemple porté à notre connaissance d'une mise au premier plan de l'éducation à l'information. Du côté de l'Union européenne, le choix de la filiation à la littératie médiatique a également été opéré. C'est en se référant à la Déclaration de Grünewald et à l'Agenda de Paris, positions adoptées par l'UNESCO, que le Parlement européen marque, en décembre 2008, son engagement au concept d'EMI. S'il prend quelque distance avec l'appellation, en lui préférant celle de « compétence médiatique dans un monde numérique », en cohérence avec son projet de « compétences clés pour l'éducation et la formation tout au long de la vie », il reprend toutefois le contenu du concept en insistant particulièrement sur la dimension médiatique8.

Les débats préparatoires à la rédaction de la Loi d'orientation de juillet 2013 permettent de mieux situer la genèse de l' « introduction d'une éducation aux médias et à l'information dans les collèges »9. La réflexion s'est appuyée sur différents textes et rapports, et notamment celui présenté par Catherine Becchetti-Bizot et Alain Brunet en 200710, pour asseoir la nécessité de l'inscription, dans le texte même de la Loi, de l'éducation aux médias, laquelle apparaissait jusque là seulement au travers du Socle commun de 2006. Les références faites à la Déclaration de Grünewald (1982) et à l'Agenda de Paris (2007), puis à la recommandation de la Commission européenne (2009) montrent bien que seul le champ de l'éducation aux médias est pris en compte, ne s'ouvrant progressivement qu'à la faveur du contexte numérique saturant la société. La proposition originale faite par le gouvernement était d'inclure « une éducation aux médias numériques » à l'initiation technologique. Jugée trop réductrice en ce qu'elle ramenait l'éducation aux médias aux seuls médias numériques et à une partie de l'initiation technologique, cette proposition a évolué vers une « éducation aux médias et à l'information » transversale, indépendante et obligatoire, ainsi qu'élargie à l'ensemble des médias et sources d'information. L'expression est reprise du Programme de formation des enseignants de l'UNESCO (2011).

Enfin, le rôle qu'a tenu le CLEMI dans cette éducation depuis sa création en 1983 est reconnu, et l'on propose de lui donner les moyens d'assurer ses missions, comprenant que la seule inscription dans le texte ne saurait suffire à assurer son développement effectif « tant il reste de chemin à parcourir ».

1.3. Le CLEMI opérateur de l'EMI

CLEMI Dans ces conditions, il apparaît bien naturel que le CLEMI se soit vu attribuer le pilotage du dispositif, lequel est largement présenté comme de l'éducation aux médias « augmentée » par le numérique. « Le CLEMI est particulièrement bien placé pour être l'opérateur de l'éducation aux médias et à l'information augmentée par le numérique », affirme sa directrice en avant-propos de l'encart figurant dans la dernière édition de la brochure Médias & information : on apprend ! du CLEMI11. Cette brochure annuelle, dans son édition 2013-2014, avait d'ailleurs aussitôt abandonné son ancien titre, « Eduquer aux médias, ça s'apprend ! » suite à l'inscription de l'EMI dans la Loi d'orientation (juillet 2013) afin de bien marquer son nouveau territoire. Ce fut également l'occasion d'une reprise en main par l'IGEN EVS de la page traditionnellement consacrée aux professeurs documentalistes, opportunité saisie d'occulter une nouvelle fois la didactique de l'information-documentation, et de continuer à promouvoir une approche transversale, une entrée par les compétences du Socle commun (2006) et de pousser le PACIFI et les 3C dans le cadre de l'EMI. Nous comprenons bien alors qu'en lieu et place d'une ambitieuse culture de l'information, la dimension information-documentation de l'EMI risque de se voir à jamais limitée à sa première acception de maîtrise de l'information. Nous constatons également qu'elle se trouve de fait assujettie à son opérateur désigné, le CLEMI.

La commission sur le projet de la Loi d'orientation insiste sur le fait que « les textes réglementaires d'application ne pourront […] faire l'économie d'un référentiel de compétences clair permettant une progressivité de cet enseignement au gré des niveaux scolaires et une évaluation pour chaque discipline concernée »12. Les contenus de l'EMI devraient ainsi être portés, en France, par le CLEMI, certainement sous forme de référentiel et de grille d'évaluation avec, pour conséquence, la dilution de l'information-documentation dans ce nouveau cadre, l'imposition d'une stricte approche transversale et une intégration dans les nouveaux programmes du nouveau Socle commun (2015)[^12]. On peut à ce propos regretter que la synthèse des résultats de la consultation nationale sur le projet de Socle commun de connaissances, de compétences et de culture, rendue publique début décembre 2014, confirme cette logique transversale puisque les professeurs documentalistes et l'information-documentation sont portés absents dès lors qu'il s'agit de traiter de la compétence « Maîtriser les techniques usuelles de l'information et de la documentation »13. Les professeurs documentalistes travailleraient ainsi à l'intérieur d'un cadre curriculaire déterminé ou porté par le CLEMI, comprenant des modalités, des ressources, des partenariats et une organisation qui lui est propre et qui est bien connue. Il est donc permis de s'inquiéter, avec les auteures du récent rapport sur les Politiques d’éducation aux médias et à l’information en France14 de la « fragilité de la situation de l'EMI » lorsque l'on prend conscience de la faiblesse et du manque de visibilité du budget accordé au CLEMI. Les « moyens » promis par la commission ne semblent pour l'heure pas à l'ordre du jour.

Pour en revenir aux contenus d'apprentissage, et à la promesse relayée par le ministère sur son site EDUSCOL en juin 201315, et renouvelée en novembre 201416, on peut se demander si le Conseil supérieur des programmes (CSP) sera tenté par une simple actualisation du « référentiel de compétences en éducation aux médias » du CLEMI, ou bien s'il se dirigera vers l'élaboration d'un document inédit. Dans ce cas, s'appuiera-t-il sur le très ambitieux programme de formation à l'EMI pour les enseignants17 publié par l'UNESCO en 2011 et auquel l'ancienne directrice déléguée du CLEMI, Evelyne Bevort, et la nouvelle, Divina Frau-Meigs, ont participé ? Ce document décline onze modules de formation très complets qui peuvent constituer une base solide à l'établissement de contenus d'enseignement-apprentissage pour l'EMI. S'agissant de l'évaluation, l'UNESCO a par la suite élaboré un document conséquent proposant un cadre d'évaluation de l'EMI18. Sont répertoriés pas moins de 113 critères de performance autour de 12 compétences majeures. Cette orientation donnée à l'EMI vers une approche par les compétences fait craindre une nouvelle fois une dérive de type béhavioriste, à l'instar du non regretté Livret personnel de compétences.

Quoi qu'il en soit, les professeurs documentalistes y gagneraient, au moins à court terme, un cadre de légitimité plus précis et plus spécifique que ceux auxquels ils pensaient devoir se raccrocher jusque là (B2i, Livret personnel de compétences). Ce gain compensera-t-il le sacrifice de la reconnaissance de leur responsabilité pédagogique dans l'enseignement spécifique des contenus relatifs à la culture de l'information ? Le passage aux « cultures de l'information », soutenu par la nouvelle directrice du CLEMI, peut rassurer quant à la continuité épistémologique de l'information-documentation. Cependant, ses prises de position réitérées sur le caractère essentiellement transversal de l'EMI, dans le droit fil de l'éducation aux médias et des recommandations de l'institution semble retirer tout espoir à la profession relativement à la cohérence et à l'expertise nécessaires à son enseignement19.

S'il s'avère que le CLEMI a été choisi pour faire prévaloir le contenant (le média) sur le contenu (l'information), s'assurant ainsi une position en amont des professeurs documentalistes, il reste qu'une autre bataille s'est aussitôt engagée du côté du support (le numérique). En effet, on ne peut que constater à quel point l'EMI, dès son apparition en France, est tiraillée entre l'héritage orienté littératie médiatique que lui confère ipso facto le CLEMI et les attentes fortement orientées littératie numérique qui ne manquent pas de se faire sentir.

1.4. Le CLEMI repris en main par Canopé, ex-CNDP

Canope Si, comme nous l'avons déjà remarqué, la brochure du CLEMI change de titre en 2013 pour faire valoir sa prise en charge de l'EMI, le logo Canopé fait son apparition sur la couverture de l'édition 2014. Cette soudaine mise en avant de l'ex-CNDP semble bien être le signe révélateur d'une refondation qui touche l'école au travers de ses services traditionnels, notamment le réseau Canopé et le CLEMI. Comment cela s'est-il produit et qu'en est-il aujourd'hui ?

Suite à la promulgation de la loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'École de la République (juillet 2013), et au moment où le CLEMI s'apprêtait à fêter ses 30 ans20, la Cour des comptes a procédé à un examen de la gestion et des comptes du CNDP depuis l'exercice 200621. Le rapport, rendu public en février 2014, est accablant, remettant en cause aussi bien son infra-structure que ses comptes et sa stratégie éditoriale. Ses auteurs recommandent vivement au ministère de tutelle d'effectuer rapidement un profond remaniement du service. Cette nécessité de réforme inclut le CLEMI, présenté comme l'une des « activités annexes hétéroclites » du CNDP. La Cour rappelle que si ce service rattaché a pu, grâce à son statut particulier, « jouir d’une grande autonomie à l’égard du CNDP auquel il est pourtant juridiquement rattaché », cette situation représente néanmoins « un frein à la mutualisation des moyens et au développement des synergies. Aussi rien ne justifie-t-il plus le maintien d’une telle organisation ». Au motif que la loi d’orientation consacre l’éducation aux médias et à l’information dans les programmes, elle demande donc une intégration des missions du CLEMI au sein du CNDP.

On peut lire la réponse de Jean-Marc Merriaux, directeur général du CNDP, dans ce même rapport : « le CLEMI doit clarifier son action et son articulation avec le CNDP. Pour cela il est proposé de réaffirmer sa place au sein du CNDP et lui faire rejoindre la dynamique de réseau installée par le projet Scérén 201722 ». Annonce est alors faite de la création d'une direction scientifique dédiée aux spécificités de la mission du CLEMI et de négociations avec les rectorats visant à « améliorer la coordination des moyens mis à la disposition du CNDP par les académies pour servir la mission d'enseignement aux médias ». Les mesures engagées, peut-on lire, à compter de janvier 2014, répondent ainsi aux recommandations de la Cour des comptes. Nous connaissons la suite, notamment la conversion du CNDP et de sa structure éditoriale SCEREN en une seule entité, Canopé.

S'agissant du CLEMI, Divina Frau-Meigs a donc été nommée par décret à la tête de cette nouvelle direction scientifique23, en même temps que les membres composant le conseil d'orientation et de perfectionnement. Une mise au point a été ensuite faite sur la brochure du CLEMI ainsi que sur les sites des services concernés. Dans la dernière édition de la brochure, une lettre-préface co-signée par la directrice du CLEMI et le directeur général du réseau Canopé est affichée à gauche du sommaire. On y apprend notamment que la refondation du CLEMI s'opère à travers la transformation du réseau Canopé24. Le CLEMI et Canopé parleraient donc à présent d'une même voix. Sur la page d'accueil du site Canopé, on peut lire par ailleurs que le CLEMI fait partie de « l'univers » Canopé25, tandis que sur la page « Qui sommes-nous ? » du CLEMI figure la mention « Le Clemi est un service de Canopé ».

Si les relations entre l'ex-CNDP et les professeurs documentalistes ont toujours été floues, voire ambiguës, ces derniers se sentant considérés comme des relais du CNDP pour acheminer à bon port ses supports commerciaux, il est imaginable que ces relations se voient profondément remodelées par ce nouveau schéma. En effet, ou bien Canopé-CLEMI profitera de ce rapprochement opportun pour accroître sa pression publicitaire et persévérer dans la voie tracée de l'IGEN EVS pour contenir les enseignants documentalistes dans l'auxiliariat non seulement des disciplines mais également de la vie scolaire[^27], ou bien il prendra conscience de la dimension enseignante de ces derniers. Ce qui serait pour le moins inattendu.

Toujours est-il que Canopé devient, par le jeu de cette réforme, un acteur incontournable de l'organisation de l'EMI. Le choix initial qui a prévalu en France d'inscrire l'EMI dans le courant de la littératie médiatique plutôt que dans celui de la littératie informationnelle proposée par l'IFLA peut ainsi trouver une explication. Il a pu s'agir, au-delà de lui fournir une structure déjà présente, celle du CLEMI, de barrer une orientation qui aurait renforcé les velléités disciplinaires des enseignants documentalistes d'une part, tout en maintenant ceux-ci dans le giron du CNDP-Canopé d'autre part. Cette direction ne ferait alors que prolonger le projet de l'Inspection générale et du CNDP explicitement initié en 200026. La part importante que jouent ces acteurs dans la mise en place de l'EMI aujourd'hui est de plus en plus visible. Une autre explication est également recevable : le manque de visibilité du corps des professeurs documentalistes lors des débats de la commission en mai 2013. L'éducation aux médias, si peu implantée qu'elle soit, jouit d'une structure organisationnelle identifiable, le CLEMI, alors que l'éducation à l'information n'a jamais pu se constituer de manière institutionnelle, notamment du fait de l'absence d'une inspection générale dédiée.

Mais la réorganisation et l'unification du service Canopé-CLEMI n'a pas pour seul objectif de permettre une meilleure gestion des comptes publics ou le règlement de la question disciplinaire de l'information-documentation, elle sert aussi, et peut-être surtout, une logique d'intégration du numérique.

1.5. La DNE, l'EMI et le numérique

InfoDoc-CLEMI-Canope-DNE EMI : La chaîne alimentaire. Duplessis et Daz. (2015)

Pour bien comprendre de quoi est faite la spécificité d'une EMI à la française, il convient d'élargir son horizon à celui de la stratégie d'intégration du numérique à l'école. Initiée par Vincent Peillon, alors ministre de l’Éducation nationale en décembre 2012, cette stratégie se donne pour but de « faire entrer l'école dans l'ère du numérique ». La loi d'orientation et de programmation de juillet 2013 traduit ce qui est présenté comme grande ambition pour la refondation de l'école par une série de mesures dont la principale est la création d'un service public du numérique éducatif. Afin de mettre en place ce service et de le développer, est créée en février 2014 la Direction du numérique pour l'éducation (DNE)27. Deux mois plus tard, Catherine Becchetti-Bizot est nommée à la tête de cette puissante Direction28. Elle est alors membre de la cellule Tice des inspections générales où elle représente le groupe des Lettres, et contributrice de plusieurs rapports, dont l'un porte sur l’éducation aux médias et un autre sur le manuel scolaire numérique. La DNE, outre la mise en place et le déploiement du service public du numérique éducatif, dispose d'une compétence générale en matière de pilotage et de mise en œuvre des systèmes d'information. Elle peut s'appuyer sur les établissements publics sous tutelle (Canopé, CNED, ONISEP) qu'elle restructure en les réorientant vers des missions liées au numérique, faisant de ces organismes des outils au service de la stratégie numérique29.

L'EMI, par ce jeu d'emboîtement de structures plaçant Canopé et par conséquent le CLEMI sous la coupe de la DNE, semble entrer indirectement dans le champ de contrôle de cette dernière. Mais au-delà de cette restructuration de l'administration centrale du ministère, l'EMI se voit également directement prise en charge par les services internes de la DNE. Elle se trouve ainsi associée à l'éducation au numérique à l'intérieur du département du développement des usages et de la valorisation des pratiques. Ce département est piloté par Blandine Raoul-Réa, qui vient du bureau des usages numériques de la DGESCO, et qui se trouve à présent en charge du dossier « éducation au numérique, éducation aux médias et à l'information »30.

L'avenir de l'EMI dépend donc bien de la politique conçue et mise en œuvre par la DNE. Dès sa nomination à la Direction du numérique, Catherine Becchetti-Bizot a d'ailleurs inscrit l'EMI dans le « cœur de métier » de la DNE31 avant d'écrire quelques temps plus tard, que « L’EMI [devait] s’inscrire dans la stratégie numérique »32.

Ces premiers constats appellent une remarque et une question. Tout d'abord, le fait que dans tous les derniers textes officiels du ministère de l’Éducation nationale, l'EMI est toujours associée au numérique. L'EMI semble indissociable de la « stratégie numérique » au point, comme nous le verrons bientôt, qu'elle soit confondue à une éducation au numérique. La question qui en découle est épistémologique. Présentée par l'UNESCO et par le CLEMI principalement comme une évolution de l'éducation aux médias augmentée de l'éducation à l'information dans un environnement numérique, les contenus de connaissance et les compétences de l'EMI semblent évoluer du médiatique et de l'informationnel vers du numérique et/ou de l'informatique. Dans les derniers textes produits par le ministère, la culture médiatique n'est plus que rarement évoquée33. La culture informationnelle, elle, ne l'a jamais été.

A suivre : (Partie 2) L'EMI dans la stratégie numérique


  1. Canopé-académie de Lyon, Canopé-académie de Toulouse. L'éducation aux médias et à l'information. SavoirsCDI, oct. 2014. http://www.cndp.fr/savoirscdi/cdi-outil-pedagogique/apprentissage-et-construction-des-savoirs/leducation-aux-medias-et-a-linformation.html 

  2. « EMI et enseignement info-documentaire. Vol. 1. Etat des lieux ». Médiadoc n°11, déc. 2013. « L'EMI, enseignement de spécialité du professeur documentaliste. Vol. 2. Perspectives ». Médiadoc n°12, juin 2014. Médiadoc est la revue de la FADBEN. 

  3. Bousquet A. et al. Education aux médias et à l'information : comprendre, critiquer, créer dans le monde numérique. Collège. Génération 5, 2014 

  4. "Cette éducation s’applique à l’ensemble des médias, quel que soit leur support ou les technologies utilisées. Loin de remettre en cause les pratiques d’éducation aux médias, ces mutations les enrichissent de nouvelles compétences liées à la maîtrise de l’information et à la communication interactive avec leurs dimensions sociale, juridique et éthique." UNESCO. Agenda de Paris ou 12 recommandations pour l’éducation aux medias. Juin 2007 http://pressealecole.fr/wp-content/uploads/2010/03/agenda_de_Paris.pdf 

  5. « Avec d’autres chercheurs internationaux, j’ai participé à l’élaboration de l’Agenda de Paris en 2007 pour élargir la définition de l’information-documentation, parent pauvre de l’éducation aux médias, ce qui a abouti au paradigme de MIL (Media and Information Literacy), adopté par l’UNESCO ». Divina Frau-Meigs D. Sociologue des médias, experte de l'UNESCO. Interview. Media Education, 01-07-2013. http://mediaeducation.fr/les-entretiens-de-mediaeducation-divina-frau-meigs-sociologue-des-medias-experte-de-lunesco/ 

  6. L'expression prendra quelques temps pour se stabiliser. On lit encore en juin 2008 « éducation aux médias et à la maîtrise de l'information » dans un document préparatoire de l'UNESCO (http://portal.unesco.org/ci/fr/ev.php-URL_ID=27070&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html ). C'est le premier Forum international sur l'éducation aux médias et à l'information, tenu à Fès (Maroc) en juin 2011, qui semble fixer l'expression (http://portal.unesco.org/ci/fr/ev.php-URL_ID=31434&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html ). 

  7. « La maîtrise de l’information et des médias correspond à des connaissances, des attitudes et une somme de compétences nécessaires pour savoir de quelle information on a besoin et à quel moment ; où et comment l’obtenir ; comment en faire une évaluation critique et l’organiser une fois qu’on l’a trouvée ; et comment l’utiliser de façon éthique. Le concept s’étend au-delà des technologies de l’information et de la communication, englobant l’apprentissage, la pensée critique et les compétences interprétatives à travers et au-delà des frontières professionnelles et éducatives. La maîtrise de l’information et des médias inclut toutes les ressources informationnelles : orales, imprimées et numériques. » IFLA. Recommandations de l’IFLA sur la Maîtrise de l’information et des médias. IFLA, décembre 2011. http://www.ifla.org/publications/ifla-media-and-information-literacy-recommendations 

  8. « Considérant que tous les types de médias, audiovisuels et écrits, classiques et numériques se mêlent et qu'il existe une convergence des différents médias sur le plan technique et sur le plan du contenu, considérant que les nouveaux médias de masse s'immiscent toujours davantage dans tous les domaines de la vie grâce aux technologies innovantes, que ces nouveaux médias supposent que les utilisateurs de médias jouent un rôle plus actif, et que les communautés sociales, les journaux électroniques (weblogs) et les jeux vidéo constituent également des formes de médias." Parlement européen. La compétence médiatique dans un monde numérique. Résolution du Parlement européen du 16 décembre 2008 sur la compétence médiatique dans un monde numérique. Décembre 2008. http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P6-TA-2008-0598+0+DOC+XML+V0//FR 

  9. Sénat. Introduction d’une éducation aux médias numériques dans les collèges. Rapport fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, par Mme Françoise Cartron, sénatrice. Session ordinaire de 2012-2013. Enregistré à la Présidence du Sénat le 14 mai 2013. Sénat, mai 2013. http://www.senat.fr/rap/l12-568/l12-568.html 

  10. IGEN – IGAENR. L’éducation aux médias : enjeux, état des lieux, perspectives. Catherine Becchetti-Bizot, Alain Brunet (rapp.). Rapport n° 2007-083. IGEN – IGAENR, août 2007. http://pressealecole.fr/wp-content/uploads/2007/12/rapport_inspection_generale.pdf 

  11. Canopé-CLEMI. Médias & information : on apprend ! Édition 2014-2015. Canopé-CLEMI, 2014. http://www.clemi.org/fichier/plug_download/54153/download_fichier_fr_medias_et_information2014_15.pdf 

  12. Sénat, 2013. Ibid. 

  13. M.E.N. Synthèse des résultats de la consultation nationale sur le projet de socle commun de connaissances, de compétences et de culture. EDUSCOL, déc. 2014. http://eduscol.education.fr/consultations-2014-2015/wp-content/themes/eduscolwp/blocks/load_file.php?file_id=196 

  14. « En matière de financement, une tendance forte se dégage : la part de l’éducation aux médias et au cinéma vs la part de l’apprentissage du numérique, qui est en cours de consolidation et en augmentation, sans commune mesure avec l’éducation aux médias. La stratégie numérique du ministère, avec l’inscription de l’éducation aux médias et à l’information dans la loi ainsi que la création de la Direction du Numérique Éducatif, devraient donner un nouvel élan à ces enseignements. Toutefois, le manque de visibilité du financement et le manque d’insertion des rapports annuels dans la politique générale et les bilans des ministères de l’éducation (CLEMI) et de la culture (CNC) ne contribuent pas à un renforcement positif de l’éducation aux médias et ne suggèrent pas son efficacité ou sa légitimité. Les rapports d’activité ne mettent pas en relation les moyens financiers et l’évaluation des activités, ce qui rend difficile le calcul du retour sur investissement. C’est une situation en boucle où le manque de résultats d’évaluation ne permet pas aux décideurs de dégager plus de budget et où le manque de budget ne facilite pas l’augmentation d’évaluations pertinentes. Cela indique une certaine fragilité de la situation de l’EMI, qui en fait parfois une variable d’ajustement dans les politiques nationales ou locales. » Frau-Meigs D., Boutin P. Politiques d’éducation aux médias et à l’information en France (2013). Mai 2014. http://www.enjeuxemedias.org/IMG/pdf/FRANCE_rapport_2014.pdf 

  15. Voir supra

  16. M.E.N. L'EMI dans la stratégie du numérique. EDUSCOL, nov. 2014. http://eduscol.education.fr/cid72525/education-aux-medias-information.html 

  17. UNESCO. Education aux médias et à l’information : Programme de formation pour les enseignants. UNESCO, juil. 2011. (trad. 2012). http://portal.unesco.org/ci/fr/ev.php-URL_ID=31461&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html 

  18. UNESCO. Global Media and Information Literacy Assessment Framework : Country Readiness and Competencies. UNESCO, 2013. http://www.unesco.org/new/en/communication-and-information/resources/publications-and-communication-materials/publications/full-list/global-media-and-information-literacy-assessment-framework 

  19. Frau-Meigs D. L'EMI en vidéo. Interview de Divina Frau-Meigs, Directrice du CLEMI. Journées départementales des documentalistes de l’académie de Toulouse, 12-2014. Vidéo : 9'26. http://docs.ac-toulouse.fr/wp/?p=570 

  20. CLEMI. Le CLEMI fête ses 30 ans. Colloque international. 15 novembre 2013. http://www.clemi.org/fr/les-30-ans/programme/ 

  21. France. Cour des comptes. Le Centre national de documentation pédagogique (CNDP) et son réseau : un modèle obsolète, une réforme indispensable. Rapport public annuel 2014. 02-2014. http://www.ccomptes.fr/content/download/64938/1553539/version/1/file/3_1_2_CNDP_et_son_reseau_Tome_I.pdf 

  22. « Mutualisation des ressources et des compétences ; intégration à l'offre commune de formation et de service ; accompagnement du développement des usages numériques dans l'éducation ; mise à profit de ses capacités d'innovation ; lien avec les actions menées par les enseignants documentalistes, etc. » Ibid. 

  23. M.E.N. Nomination : Directrice du Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information. Bulletin officiel n° 14 du 3 avril 2014. http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=78580 

  24. « Le CLEMI, acteur du réseau Canopé, est l’opérateur désigné de l’éducation aux médias et à l’information. Après plus de trente ans d’existence, il traverse également une phase de profonde modernisation, avec une nouvelle direction scientifique ainsi qu’un nouveau comité d’orientation et de perfectionnement. Refonder le CLEMI à travers la transformation du réseau Canopé, c’est réaffirmer sa mission d’accompagnement pédagogique auprès de la communauté éducative, mais aussi élargir son champ d’intervention, au-delà des seuls médias d’information, pour mieux s’adapter à la fois aux évolutions technologiques et aux usages actuels en matière de production, d’édition et de consommation de l’information. » Canopé-CLEMI. Médias & information : on apprend ! Édition 2014-2015. Canopé-CLEMI, 2014. http://www.clemi.org/fichier/plug_download/54153/download_fichier_fr_medias_et_information2014_15.pdf 

  25. http://www.reseau-canope.fr/
    [^27] : Canopé -académie de Montpellier. Être professeur-documentaliste et vouloir participer à l’amélioration du climat scolaire ? SavoirsCDI, mars 2015. http://www.cndp.fr/savoirscdi/cdi-outil-pedagogique/conduire-des-projets/travailler-en-partenariat/etre-professeur-documentaliste-et-vouloir-participer-a-lamelioration-du-climat-scolaire.html 

  26. M.E.N., DESCO, CNDP. Ecoles, collèges, lycées : les politiques documentaires des établissements scolaires. Séminaire national organisé par la Direction de l’enseignement scolaire (DESCO) et le Centre national de documentation pédagogique (CNDP), Palais des Congrès, Versailles, les 9, 10 et 11 mai 2000. Actes publiés par le CRDP de l’académie de Versailles, 2000 

  27. FRANCE. Décret n° 2014-133 du 17 février 2014 fixant l'organisation de l'administration centrale des ministères de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur et de la recherche. JORF n°41, 18 février 2014. http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=?cidTexte=JORFTEXT000028613832&dateTexte=&oldAction=dernierJO&categorieLien=id 

  28. FRANCE. Décret du 23 avril 2014 portant nomination de la directrice du numérique pour l'éducation du ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche - Mme BECCHETTI-BIZOT (Catherine). JORF n°0097, 25 avril 2014. http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=?cidTexte=JORFTEXT000028870949&dateTexte=&oldAction=dernierJO&categorieLien=id 

  29. « Renforcer la tutelle pédagogique des opérateurs de l’enseignement scolaire (CNED, Canopé, Onisep), dont la DNE doit coordonner le volet numérique et faciliter la transition. » Becchetti-Bizot Catherine, Berne Xavier. Entretien avec la « directrice du numérique » à l'Éducation nationale. Next Impact, 22-05-2014. http://www.nextinpact.com/news/87597-entretien-avec-directrice-numerique-a-education-nationale.htm 

  30. M.E.N. Direction du numérique pour l'éducation [DNE]. http://www.education.gouv.fr/cid77084/direction-du-numerique-pour-l-education-dne.html#Missions 

  31. « Être force de proposition en matière d’éducation aux médias, à l’information et au numérique pour préparer les élèves à vivre et à travailler en citoyens autonomes et responsables dans la société de demain. » Becchetti-Bizot C., Berne, mai 2014. Ibid. 

  32. Becchetti-Bizot C. L’Éducation aux médias, un savoir renouvelé. Académie de Rouen, nov. 2014. http://clemi.spip.ac-rouen.fr/?L-Education-aux-medias-un-savoir-116 

  33. Notons une résurgence de la littératie médiatique dans la mesure 3 de la Grande mobilisation de l'École pour les valeurs de la République : « une éducation aux médias et à l’information prenant pleinement en compte les enjeux du numérique et des ses usages ». M.E.N. Grande mobilisation de l'École pour les valeurs de la République : annonce des mesures. Jeudi 22 janvier 2015. Ministère de l’Éducation nationale, 2015. http://www.education.gouv.fr/cid85644/onze-mesures-pour-un-grande-mobilisation-de-l-ecole-pour-les-valeurs-de-la-republique.html