Publications liées

Pour continuer à réfléchir sur ce sujet :

. Chavernac Philippe. 5e Rencontres Savoirs CDI [Compte-rendu]. InterCDI n°234, nov.-déc. 2011. p. 8-9

. A l'aube de l'e-doc ? Éléments de langage et pratique du métier. InterCDI n°234, nov.-déc. 2011. p. 5-7

. Daveau François. Trompe l'oeil. InterCDI n°233, 09/10-2011. p. 8-9

. Actualitice, octobre 2011. Le learning center doit-il remplacer la bibliothèque ou le CDI ?

· FADBEN, juin 2011. Le learning centre : modèle pédagogique pour l’école numérique ?

· Daveau François, mai 2011. Garder le cap. InterCDI 231, mai/juin 2011

· Le Deuf Olivier, avril 2011. Learning center : l’Education dans un monde meilleur parce que vous le valez bien. Le Guide des égarés

. Ham Silvia, avril 2011. Le « learning centre », un modèle incontournable ? Les Trois couronnes

· Daveau François, mars 2011. "Doit-on ouvrir le débat sur les learning centres ?" InterCDI 230, mars/avril 2001

. Guéguen Jean-Pierre, janvier 2011. L'ECDI version learning centre : vers 39 H de gestion ? Les Trois couronnes

Pour suivre l’actualité :

· Docspourdocs :

. du 22 mars au 27 juin 2011: Learning center et CDI

. mise à jour du 21 décembre 2011 : learning center et CDI (suite)

Référence documentographique

Duplessis Pascal. « Réinventer les CDI » : analyse d’un slogan. Regard sur la stratégie de communication de l’IGEN EVS pour faire entrer les Learning centres dans le secondaire. Les Trois couronnes, 12-2011

http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/table-ronde/reinventer-les-cdi-analyse-d-un-slogan-regard-sur-la-strategie-de-communication-de-l-igen-evs-pour-faire-entrer-les-learning-centres-dans-le-secondaire

« Réinventer les CDI » : analyse d’un slogan. Regard sur la stratégie de communication de l’IGEN EVS pour faire entrer les Learning centres dans le secondaire

Leland Francisco, (09-2011). "Mask"(lien) Licence CC.

L’inspecteur honoraire Jean-Pierre Véran, par la voie d’un entretien accordé à La Lettre aux Documentalistes de novembre 2011 (ONISEP Languedoc-Roussillon) nous apprend qu’un groupe de travail piloté par l’IGEN EVS et la DGESCO œuvre à « repenser les espaces CDI et salles de permanences au niveau des collèges et des lycées ». Cette annonce, qui ne devrait pourtant pas nous surprendre depuis le séminaire « Du CDI au Learning centre » (mars 2011), fait l’effet d’un électro-choc dans une période d’intense débat dans la profession. Ses plus vigilants veilleurs, dont InterCDI, la FADBEN, le SNES et Les Trois couronnes ont depuis plusieurs années alerté sur les évolutions en cours et les menaces qui pèsent sur les professeurs documentalistes et la formation des élèves. Celles-ci se précisent de manière accélérée et ne sauraient être ignorées plus longtemps.

Les menaces qui pèsent sur le mandat pédagogique du professeur documentaliste ne viennent pas tant de la prétendue incapacité de celui-ci à s’adapter à la « révolution numérique », comme on voudrait nous le faire croire, mais de la volonté délibérée et calculée de notre tutelle de vider de son sens le CAPES et, partant, de « ré-interroger » le statut d’enseignant qui lui est attaché. Privé de formation qui aurait permis d’accompagner cette révolution, coupé des liens qui l’attachent à la recherche et déconsidéré dans son expertise didactique, ce professionnel se voit une nouvelle fois accusé d’incompétence et d’archaïsme.

Ce procédé discriminatoire avait déjà été utilisé pour installer les politiques documentaires dans les établissements au début de la dernière décennie. Le but était, et est encore aujourd’hui, de dénier toute prétention du professeur documentaliste à enseigner, de le confiner dans des tâches de plus en plus gestionnaires (management des ressources) et de le réintégrer totalement dans le giron de la vie scolaire pour en faire à la fois le responsable de la permanence numérisée, le chef de projet et le conseiller technique du chef d’établissement (information specialist). Les intérêts de l’IGEN EVS et du réseau CNDP convergent sur cette idée que les personnels de la documentation doivent à présent se consacrer entièrement à la gestion du marché des ressources numériques à l’échelle de l’établissement. Le Learning (resource) centre, n’est en fait qu'un CDI revu et corrigé par le CNDP.

Derrière le slogan « Réinventer les CDI » choisi pour cette campagne de communication se profilent des enjeux importants pour l’avenir statutaire de la profession et, par voie de conséquence, pour l’acculturation des élèves à l’information.

Cet entretien d’un ancien IPR-EVS, membre des directoires à la fois du CAPES Documentation et du concours externe des CPE, exprime en quelques lignes bien pesées l'orthodoxie politique et la rhétorique de l’institution. C’est pourquoi nous le prendrons comme fil conducteur pour cette nouvelle analyse du discours de l’inspection générale.

1- « Repenser les espaces CDI et salles de permanences au niveau des collèges et des lycées »

Que vient nous préciser cet entretien publié dans la Lettre aux documentalistes de novembre 2011 ? Que l’IGEN EVS et la DGESCO, co-auteurs du document Pacifi, ont ouvert un nouveau chantier, celui de la fusion programmée des CDI et des salles de permanence. Le modèle qui sert de base à ces réflexions et de moteur à cette communication à grande échelle, reste le Learning centre universitaire anglais du milieu des années 90. Une première conséquence de la transposition du modèle dans le système éducatif français consiste, précise Jean-Pierre Véran, à « décloisonner et [à] reconfigurer ces deux espaces en un seul lieu, un centre de Ressources où les élèves pourront apprendre activement et ensemble […] » Le message se résume de fait à cette annonce, laquelle fait écho au séminaire « Du CDI au Learning centre » qui s’est déroulé à l’ESEN en mars 2011. Ce rappel montre, au-delà des intentions et des beaux discours, que notre tutelle est au travail et qu’un ouvrage, sous forme de guide, est même en cours d’écriture… ou déjà écrit.

2- Le plan de communication préparant à la réorganisation des espaces de la Vie scolaire

Cette courte publication s’inscrit néanmoins dans une vaste stratégie de communication que nous avions déjà analysée le mois dernier.

2.1- Des ECDI aux learning centres

Si 2010 fut l’année de l’ECDI1, 2011 a été sans conteste celle du Learning centre. Ce terme, totalement inconnu de la profession auparavant, est devenu en l’espace de quelques mois un sujet de discussion incontournable qui polarise les énergies et clive un peu plus encore la profession. C’est une première victoire remportée par l’IGEN qui a su utiliser à son profit ses réseaux et ses canaux institutionnels. Cette campagne de sensibilisation semble avoir débuté le 25 novembre 2010, dans le sillage très médiatique du ministre Luc Chatel au salon Educatice. L’IGEN Durpaire y a fait l’une de ses premières déclarations médiatiques, posant la problématique que reprend M. Véran aujourd’hui presque mot pour mot : « Les espaces doivent être repensés, du CDI au learning centre, déclare l’IGEN. Pourquoi existe-t-il encore des salles de permanence ? ». Deux mois plus tard, fin janvier 2011, la réunion des interlocuteurs académiques de documentation fournit l’occasion d’un cours magistral à l’inspection générale qui développe le concept dans sa dimension (de) politique (éducative) et annonce le programme d’un séminaire à l’ESEN. Ce colloque, tenu à Poitiers en mars 2011, est l’acte fondateur de la transformation des CDI en learning centres.

2.2- Du séminaire de Versailles (2000) à celui de Poitiers (2011)

Le séminaire de Poitiers est tout à fait comparable à celui qui, placé sous l’égide de la DESCO et du CNDP, instaura le concept de politique documentaire dans les établissements scolaires. C’était en mai 2000 à Versailles. Le CNDP fit de ce séminaire le point de départ de la « reprise du dossier des CDI », selon l’expression révélatrice du directeur général du CNDP d’alors 2. A Poitiers en 2011 comme à Versailles en 2000, les enseignants documentalistes ne furent pas invités à s’exprimer. Qui plus est, la constitution pour le moins singulière du « public » du séminaire de Poitiers (des délégations académiques de six personnes environ, en équipes constituées du chef d’établissement, du documentaliste, du CPE et éventuellement un enseignant disciplinaire) montre à quel point des évolutions cruciales touchant une profession se mettent en place sans aucune concertation, au mépris des personnels et de leurs représentants légaux.

2.3- Le CNDP au service

Suite à cela, remarquons la parution de la nouvelle édition du Livre bleu, entièrement restructurée pour mieux diffuser le discours institutionnel3. Cette édition consacre ainsi quelques pages à la « complémentarité éducative » CPE/professeur-documentaliste, soulignant au passage le caractère « obsolète voire archaïque des salles d’études ». La vie scolaire est incitée à raisonner de manière plus globale sur la qualité des lieux mis à disposition des élèves ! Le Livre bleu, ouvrage de référence pour la profession, on le sait, vise en particulier les candidats au CAPES et les néotitulaires.

En octobre 2011, c’est au tour des directeurs de CRDP d’être la cible de cette communication. L’IGEN, invitée à leur congrès, propose de « réinterroger le rôle des CDI dans le système éducatif »4. Cette interrogation oppose de manière caricaturale les CDI fermés aux Learning centres ouverts, lieux de convivialité. Ce thème de la convivialité revient également dans l’entretien accordé par J.-P Véran. Il sert notamment à critiquer le côté prétendu autoritaire et contraignant des CDI.

En novembre 2011, les 5èmes rencontres de SavoirsCDI, site animé par quatre CRDP, ont offert à Rennes une nouvelle tribune à la présentation du concept de Learning centre. Le discours s’est voulu plus rassurant, insistant sur le fait que les Learning centre ne constituait qu’un horizon de référence, preuve que l’IGEN a peut-être entendu les craintes que la profession commence à exprimer et qu’elle s’en sert pour réguler sa communication. Il n’en reste pas moins que, ainsi que nous venons de le remarquer à propos du thème de la convivialité, cette référence vient à propos dès qu’il s’agit de dénigrer les CDI.

En s’entourant une nouvelle fois des cadres institutionnels nécessaires à la mise en place des Learning centres, CNDP, DGESCO et collectivités territoriales, le propos avait surtout un objectif de légitimation. Il était également animé du souci de faire apparaître le projet, non seulement comme quelque chose de concret et de faisable, mais d’inéluctable.

Ajoutons à cela l’annonce d’un numéro de la revue Argos (n°50 à paraître) intitulé "l'évolution des CDI vers les learning centres". Argos, rappelons-le, est un produit du CRDP de Créteil.

A ce rythme, L’école numérique, revue du CNDP, devrait à son tour être très prochainement réquisitionnée. Il y a fort à parier que, dès les premiers mois de 2012, chaque site académique et chaque site du réseau CNDP afficheront un onglet Learning centre…

2.4- Le retour aux sources et l’ombre des CLDP

Le réseau CNDP, comme il le fut pour la politique documentaire, reste le canal le plus approprié et le plus prompt à véhiculer le nouveau dogme. La reprise en main des CDI – et surtout de ses personnels - amorcée à partir de l’intégration des politiques documentaires, se prolonge ici avec un dispositif qui fait des CDI les terminaux rêvés du réseau. On retrouve d’ailleurs tous les accents de l’IGEN en matière de service documentaire dans la prise de parole du directeur général du CNDP lors du séminaire de Versailles. Ce ne peut être un hasard lorsque l’on sait que l’IGEN Durpaire occupa lui-même ce poste et qu’il fut directeur de deux CRDP (Dijon et Poitiers).

Le « retour aux sources » qui nous est à présent chanté est celui des origines des CDI (1958). Mais souvenons-nous qu’ils étaient alors appelés CLDP (Centres locaux de documentation pédagogique) et que leurs personnels étaient formés par les directeurs des CDDP…

Ce retour en force du réseau CNDP préfigure certainement le basculement de la priorité pédagogique (CAPES 1989) vers celle de la gestion de la documentation pédagogique, aujourd’hui renommée « management des ressources numériques ». On assiste à la revanche du CNDP sur les orientations pédagogiques prises en 1986 et 1989, ainsi que sur la place occupée par les IUFM dans la formation des personnels à leur création en 1992.

2.5- Le Learning centre, nouveau miroir aux alouettes

Enfin, rappelons qu’un « Vade-mecum » sur les CDI/LC est annoncé à chaque occasion, ce que ne manque pas de faire à son tour J.-P. Véran dans cet entretien daté de novembre 2011.

Une stratégie de communication bien orchestrée, donc, utilisant divers canaux pour préparer la profession à l’inéluctable. Comme ce fut le cas pour la politique documentaire, et certainement davantage dans le cas des Learning centres aux éclatants reflets numériques, le miroir aux alouettes est sorti de sa boîte pour leurrer la profession sur son devenir. La centration sur les espaces technicisés et les temps d’ouverture est un pas de plus vers le retrait du statut d’enseignant. Mais un pas considérable.

3- Une rhétorique bien connue

L’entretien de J.-P. Véran est très court, mais il porte en lui la marque d’une « communication » déjà bien rôdée, à la manière d’un discours politique poli au fil des contacts avec un public que l’on pense bien connaître. Etrangement – ou pas – cette rhétorique utilise les mêmes voies que celles du rapport de 2004. Elle est désarmante de simplicité, mais sans doute très efficace, puisqu’elle a atteint les objectifs qu’elle s’était fixée alors pour imposer les politiques documentaires. Nous pouvons repérer les quatre figures incontournables de ce discours :

  1. Le principe de réalité, ou le discours de l’évidence
  2. La péremption d’un modèle, ou le discours disqualifiant
  3. La promesse d’un monde meilleur, ou le discours sotériologique
  4. La réformation, ou le discours de la nécessité.

Afin de ne pas trop alourdir le propos, nous nous en tiendrons principalement à l’entretien de la Lettre ONISEP et à quelques éléments tout à fait repérables dans la communication de l’IGEN et que chacun reconnaîtra aisément.

31- Le principe de réalité, ou le discours de l’évidence

D’entrée de jeu, la « réinvention » du CDI est articulée à l’idée de « révolution du Numérique (sic) ». Cette réinvention est présentée comme le mécanisme tout naturel de la « prise en compte » d’un nouveau contexte technologique. Le terme « révolution » est repris cinq fois, et toujours avec cette idée de modernité d’une part, et de nécessaire adaptation à cette modernité d’autre part. C’est un truisme aujourd’hui, on le sait, d’en appeler au basculement dans l’ère numérique pour appuyer telle ou telle restructuration que l’on souhaite apporter à un système. La politique documentaire avait déjà été présentée dans les années 90 comme la réponse des bibliothèques à l’arrivée de l’Internet. Cet argumentaire, qui comprend sa part de vérité, est entré dans le secondaire entre 2000 et 2004. Ce qui est gênant, par contre, dans ce discours d’évidence, c’est qu’il entraîne à penser comme étant aussi naturelle l’idée que les CDI que nous connaissons ne seraient pas adaptés, et qu’ils seraient également incapables d’adaptation, à cause de leur structure même. Sans que l’on sache jamais en quoi leur nature les empêcherait d’entrer dans l’ère du « Numérique » - alors qu’ils n’ont jamais été en retard pour accompagner les évolutions pour peu qu’ils en aient eu les moyens. Mais sur ce point particulier, nous n’aurons aucune précision. Les critiques, parce qu’il y a des critiques, se portent ailleurs…

Un discours d’évidence, celui de l’impact du numérique, en construit donc insidieusement un autre : il faudrait en finir avec les CDI et les « réinventer ». Comprenons : il faudrait les remplacer par autre chose. La « révolution » dont il est question à cinq reprises dans ce petit texte doit tout balayer sur son passage en renversant l’ancien régime auquel on nous propose d’associer les CDI… et leurs responsables.

3.2- La péremption d’un modèle, ou le discours disqualifiant

Pour légitimer une sentence (noyade, disparition), on le sait, il faut nourrir une accusation (rage, inadaptation). Les CDI, et leurs responsables, deviennent donc la cible des attaques de l’IGEN, dont on pouvait penser qu’elle les défendrait. Au contraire, J.-P. Véran s’en prend directement aux professeurs documentalistes : ils sont encore dans la « civilisation papier » alors que les jeunes sont déjà « en plein dans cette révolution ». Mais il faut les comprendre, appuie-t-il, ce qui les retient, c’est qu’ils sont « culturellement » issus « d’une civilisation où le livre a une symbolique très forte dans la transmission des savoirs ». Bref, ils sont inadaptés et cette inadaptation les empêcherait d’accomplir cette nécessaire « mutation ».

Est dispensée ici une image archaïsante de la profession qui doit être, par conséquent, réformée. C’est cette mission là que semble s’être attribuée l’inspection générale.

Cette stratégie de décrédibilisation des personnels n’est pas nouvelle, et nous pouvons facilement rappeler quelques repères et montrer en quoi elle sert un projet visant la remise en question des missions du professeur documentaliste.

3.2.1- 1997 : Poupelin et Ferry, le documentaliste un peu trop « free-lance »

Déjà en 1997, la charge de l’IGEN contre les enseignants documentalistes avait été forte. Pour asseoir l’idée d’imposer un contrôle renforcé des professeurs documentalistes par les chefs d’établissements au moyen de la politique documentaire, l’IGEN Michel Poupelin et la chargée de mission Françoise Ferry stigmatisaient les documentalistes (sic) « condamnés à travailler en ‘free-lance’ le plus souvent pour le meilleur, parfois pour le pire ». A leurs yeux, la trop grande liberté que leur laissait la circulaire de 86 avait pour conséquence qu’une partie d’entre eux, faute notamment d’encadrement et de travaux prescrits par les professeurs, menaient « une politique assez malthusienne de l’accueil : limitation abusive du nombre des élèves, absence de priorité et de politique des flux d’élèves, gestion minimale et absence d’évaluation du rendement (sic) du CDI, absence d’interdépendance par rapport au projet d’établissement »5.

3.2.2- 2001 : Ferry et le documentaliste « petit propriétaire »

En 2001, toujours pour légitimer la mise en place des politiques documentaires, Françoise Ferry fait haro sur les « documentalistes ». Cet article, à l’époque, fit énormément réagir la profession, laquelle était accusée d’entretenir des CDI présentée par l’auteure de manière fort péjorative comme autant de « cavernes d’Ali baba dont le documentaliste était l’administrateur, seul à connaître les richesses de son entrepôt ». L’accusation de péremption pour cause d’ère numérique était déjà avancée : « cette conception ‘petit propriétaire’ est dépassée puisque les NTICE permettent d’étendre à l’infini les possibilités de la recherche documentaire sans la confiner dans des murs toujours trop étroits ».

3.2.3- 2004 : Durpaire et le documentaliste au « petit coussin »

Ces accents poupeliniens réapparaissent dans le rapport de l’IGEN de 2004 : « la place du CDI dans l’établissement dépend de la personne qui y règne ». Et qui ne se souvient pas de l’histoire de ce collègue « qui restait ‘assis sur son petit coussin et qui n’en sortait à chaque interclasse que pour faire barrage aux élèves !’ » ? « C’était une autre époque… », ajoute l’auteur du rapport, pour bien appuyer l’opposition entre un modèle présenté comme étant périmé et un autre à promouvoir, mais au prix d’un changement radical de paradigme. Le paradigme nouveau fut à l’époque la politique documentaire ; aujourd’hui, c’est le modèle des Learning centres. Tout est bon, semble-t-il, pour caricaturer et culpabiliser les enseignants documentalistes afin de leur faire accepter les mutations qu’on leur impose.

3.2.4- 2011 : Le CDI « lieu de toutes les interdictions »

Lors des dernières Rencontres de SavoirsCDI, en octobre 2011, ce même Inspecteur général a fustigé chez les collègues soi-disant réfractaires au numérique la « peur des étagères vides », la peur de la nouveauté et la peur de l’innovation, ironisant sur ces professeurs documentalistes qui ne désherbent jamais leur fonds, qui n’accueillent plus d’élèves par manque de place.

Un dernier exemple, très actuel, illustre bien ce discours disqualifiant qui, en cherchant à opposer deux mondes, aboutit à les construire de fait. Il est extrait de la dépêche de l’AEF n°156473 du 12 octobre dernier : « Le CDI ne peut pas être un espace fermé, où l'on accède sur autorisation de la vie scolaire , où l'on ne peut pas utiliser d'imprimante, ni de clé USB, où l'on ne peut pas accéder aux ordinateurs sans autorisation, bref, le lieu de toutes les interdictions – ce que je vois encore trop souvent, dit Jean-Louis Durpaire. »6

3.2.5- L’argument de la réforme

L’argument qui apparaît au travers de ces différents exemples, semble-t-il, est toujours le même : le constat est à présent établi de l’incurie de la fonction documentaire des établissements aujourd’hui, que manifestent certaines dérives pointées du doigt par l’IGEN. Ce constat rend évident et nécessaire le contrôle renforcé de l’enseignant documentaliste par le chef d’établissement, la vie scolaire et la communauté éducative tout entière.

Cette logique de réforme appuie la thèse d’un changement urgent de paradigme fondé sur une opposition binaire entre le papier et le numérique, les anciens et les modernes, les jeunes et les vieux, les CDI et les LC, la fermeture et l’ouverture, l’interdiction et l’autonomie, etc.

Derrière ce changement de paradigme, il est très facile de repérer la stratégie de modification des représentations qui n’a pour objectif que le remaniement radical des missions de l’enseignant documentaliste. Ici, « réinventer les CDI » masque le projet de « réinventer la circulaire de mission » dans une perspective strictement managériale.

3.3- La promesse d’un monde meilleur, ou le discours sotériologique

Il est facile d’opposer au « lieu de toutes les interdictions » un lieu de toutes les permissions. Ce lieu existe donc, ce serait le Learning centre.

En quelques mots, J.-P. Véran nous le dépeint : c’est « un espace convivial proposant une diversité d’espaces et de services (espace détente, cafétéria, espace conseil, espace ressources) ce qui permet [aux élèves] de développer leur autonomie, ‘apprendre à apprendre’, se cultiver, lire ou se détendre. La bibliothèque devient un espace social et socialisant où l’on peut travailler, échanger, se documenter, trouver des informations dans tous les secteurs avec, en arrière plan, l’idée de service global ouvert 24h /24. » L’IGEN et M. Véran prennent soin de préciser qu’il ne s’agit pas en l’occurrence de transposition au sens strict mais plutôt d’adaptation d’un modèle exogène. C’est bien cette adaptation, in fine, qui pose problème, puisqu’elle va légitimer les arbitrages et peser sur l’orientation des CDI.

3.3.1- Les paradis numériques

Quoi qu’il en soit, ce modèle fait figure de référence absolue, de Graal à la fois sociologique, technologique et pédagogique. Paré de toutes les vertus, même celle de permettre aux élèves d’apprendre sans fournir d’efforts au creux de la bulle, il sert aussi à vouer aux gémonies le CDI – et son personnel - responsable de tous les maux et taxé d’archaïsme. Nous n’aborderons pas ici en détail les visions paradisiaques relatives à l’autonomie supposée des élèves ou à l’environnement connecté qui ne fait que renvoyer au fétichisme technologique ambiant. Mais nous nous étonnons de cet angélisme sans nuance, de cette véritable foi en l’empreinte pédagogique du lieu sur l’élève à qui reviendrait, in fine, la responsabilité de ses apprentissages.

Par contre, nous percevons bien ici la forme syllogistique du discours qui nous est proposé :

  • proposition majeure : [Au nom de la modernité « Numérique »], tout ce qui est archaïque doit disparaître ;
  • proposition mineure : or les CDI sont archaïques
  • conclusion : les CDI doivent disparaître.

Dont acte.

Les CDI sont appelés à disparaître parce qu’ils porteraient, à en croire leurs détracteurs, les stigmates de l’ancien monde : « civilisation papier », entraves à la liberté et à l’autonomie, clôture spatiale et fermeture temporelle… La bulle Learning centre, tout au contraire, auréolée de modernité technologique et promettant une connectivité sans limite, est investie des signes d’une nouvelle humanité réunifiée par les réseaux, une cyber-humanité rédimée, rachetée de ses fautes. Le Learning centre est la projection spatiale, dans le système bibliothécaire, de ce grand rêve cybernétique que nous a légué Wiener.

De telles visions futuristes à dimension sotériologique, également dignes d’un Teilhard de Chardin, rencontrent on ne peut mieux la politique convergente des systèmes éducatifs européens de plus en plus liés au marché des TIC et pilotés par des intérêts économiques supra-nationaux valorisant les idées de compétence et de compétitivité.

De ce point de vue, l’enseignement d’une culture informationnelle, intégrative de tous les savoirs opératoires nécessaires pour participer, comprendre, et se préserver dans ce nouveau monde, constituerait justement un contre-point essentiel. Il ne saurait par conséquent y avoir de Learning centre dans les établissements scolaires sans espaces ni de temps dédiés à la formation7.

3.3.2- La « bonne nouvelle » et le retour aux fondamentaux

La mutation, annoncée de manière quasi performative dans l’entretien de la Lettre aux documentalistes (ONISEP), est le processus par lequel les CDI devraient mourir pour renaître sous la forme de Learning centres. Cet appel du futur, parce qu’il est paradoxalement présenté comme un « retour aux sources », est la marque d’une rhétorique de la nouvelle chance, pour ne pas dire de la rédemption. La thèse est que le numérique fournirait l’occasion inespérée de pouvoir tout recommencer, de repartir à zéro, d’éviter les erreurs et les errances que furent, aux yeux de certains le CAPES, les syndromes du « petit propriétaire » et du « petit coussin », le laisser aller induit par une trop grande liberté (pédagogique et gestionnaire) accordée aux documentalistes, la didactique, le cours info-com8 et de nombreuses autres « déviances ». L’occasion de repartir sur des bases saines et de relégitimer la véritable identité des documentalistes au service de leurs publics.

Dès lors, le vade-mecum fait figure d’Evangile, de « bonne nouvelle » annoncée aux documentalistes de bonne volonté. Les titres envisagés sont éloquents : « Le CDI à l’heure du numérique », « Apprendre ensemble à l’ère du numérique : Réinventer le CDI ». Les personnels sont invités à retourner à ces fameux « fondamentaux » attachés la notion de service que porte le réseau CNDP : service aux usagers par un aménagement du temps et de l’espace ; service documentaire personnalisé ; globalisation des services dans l’établissement via la politique documentaire.

3.4- La réformation, ou le discours de la nécessité

Nous sommes ainsi conviés à refonder, à repenser, à réinventer les espaces (extraterritorialisation oblige), les temps (vie scolaire oblige)… et les rôles (circulaire de mission oblige). C’est bien là le sens de cette « révolution » : évolution via un retour aux sources, occasion historique de pouvoir effacer quelque chose qui n’aurait jamais dû survenir.

3.4.1- « Réinventer le CDI » : un slogan trompeur

Le travail de la DGESCO et de l’IGEN se fait, lit-on dans cet entretien de la Lettre aux documentalistes, dans « une démarche de réinvention des CDI ». M. Durpaire, dans son allocution aux directeurs de CDDP, ne dit pas autre chose : « il faut réinventer le CDI, revenir aux sources » (dépêche AEF).

« Réinventer le CDI »… n’est-ce pas encore le titre de ce fameux vade-mecum annoncé lors des 5èmes journées de SavoirCDI en octobre ? M. Véran, d’ailleurs, encadre sa communication de ces deux informations : dans son introduction, il présente cette démarche de réinvention des CDI et il fait l’annonce, dans sa conclusion, d’un « guide numérique du professeur documentaliste » censé apaiser les craintes de celui-ci alors qu’il est appelé à faire le grand saut dans le nouveau monde numérique.

L’inspection générale aurait-elle trouvé là son slogan de campagne, à la fois formule incantatoire et mot d’ordre performatif ? Un slogan somme toute agréable à l’oreille. Il appelle autant à la réflexion, et donc à l’intelligence, qu’à l’action, et donc à la motivation et à la force d’entreprendre. Mot d’ordre mobilisateur, invitation à s’engager dans un projet, il semble en appeler à la fois à l’esprit de créativité et à celui de collaboration.

Mais passée la première impression positive, l’incantation montre vite ses limites, tant le contraste est fort entre ce qui pourrait ressembler à un appel à collaborer et le manque total de concertation qui accompagne, force est de le constater, la mise en place des Learning centres. Cette vision radicale, arrivée brutalement d’ « en haut », semble en effet devoir s’imposer à marche forcée, laissant les enseignants documentalistes sur le bord de la route, joués avant même de comprendre de quoi il est question. L’image d’un CDI réinventé, mais sans eux.

Si la réformation des CDI est présentée comme nécessaire et inéluctable pour entrer dans le nouveau monde polarisé par le numérique, elle ne peut pas ne pas toucher leurs responsables. En effet, l’idéologie économique construite à partir d’une extraordinaire valorisation du numérique et de ses effets sur toutes les dimensions de la société travaille également les deux mandats confiés aux professeurs documentalistes par la circulaire de 1986.

3.4.2- Le sacrifice du mandat pédagogique

Le pédagogique, en tant qu’action directe de formation sur les élèves, y est sacrifié au nom de l’innovation technologique. La puissance créditée aux TICE dans l’organisation des apprentissages est telle que l’idée qu’un espace suffisamment technicisé pourrait remplacer avantageusement la médiation humaine dans la construction des connaissances paraît une évidence qui ne saurait être mise en doute, sous peine de passer pour rétrograde. Jean-Pierre Véran, lorsqu’il confie que les jeunes sont déjà « en plein dans cette révolution » accrédite ce fantasme des digital natives selon lequel ceux-ci seraient « nativement » instruits et plus compétents que leurs formateurs. Nul besoin, par conséquent, d’un enseignement formel. L’apprentissage « horizontal », favorisé par la connexion au réseau, apporterait des résultats supérieurs à l’enseignement présenté comme « vertical » où la place du maître dans la transmission des savoirs empêcherait la construction des compétences. C’est ainsi que l’on oppose « learning » et « teaching » dans une entreprise de dénigrement aveugle des pédagogies d’hétérostructuration (situations créées par l’enseignant) au profit de l’autostructuration essentiellement fondée sur le besoin de l’élève, fût-il limité au court terme, et encouragée sur la foi en la capacité de celui-ci à apprendre seul pourvu qu’il ait appris à apprendre, c'est-à-dire à se débrouiller sur le web.

Apprendre, sous cet angle, c’est avant tout se départir de la tutelle magistrale de la discipline. C’est, en vertu du learning by doing emprunté pour l’occasion à l’Education nouvelle, laisser à l’élève le soin de découvrir par lui-même, empiriquement et au gré des prescriptions disciplinaires, quelques procédures méthodologiques lui permettant simplement d’accéder aux ressources répondant apparemment à son besoin d’information. Au-delà de cette « pédagogie » du retrouvage, il ne lui est pas proposé d’acquérir une véritable culture informationnelle qui lui donnerait une meilleure connaissance de nos rapports à l’information et aux médias, ainsi que la nécessaire appréhension intellectuelle des outils, des processus et des enjeux contemporains qui sont attachés à ces derniers.

A cette aune, on comprend mieux pourquoi l’action pédagogique du professeur documentaliste est refusée, pourquoi les travaux didactiques sont critiqués, voire niés, et pourquoi la compétence info-documentaire ne peut être présentée que comme étant de nature transversale, réduite à quelques capacités et attitudes tirées avec peine du Socle commun et même pas extraites d’un référentiel propre à la matière (cf. la proposition du Pacifi9). Ainsi, le mandat pédagogique du professeur documentaliste n’est toléré que s’il est « indirect », et l’on a beau jeu de valoriser alors la noblesse attachée aux services d’accueil et d’accompagnement 10

3.4.3- Le tout gestionnaire

S’ensuit cette exhortation, bien commode dans un contexte politique de relèvement de la croissance par le développement de l’économie numérique du pays, à (sur)consommer des ressources numériques (cf. la stratégie des « chèques ressources numériques » du plan DUNE 11) et de s’en remettre à tous les outils qui les rendent accessibles. Erigé en nouveau sésame pédagogique, l’usage –sans modération – de ces ressources prend le pas sur la priorité jadis accordée à l’enseignement. Le professeur doit savoir maîtriser les TICE pour davantage consommer et prescrire les ressources numériques ; les élèves sont invités à prendre l’habitude de les utiliser pour construire leurs compétences ; les documentalistes sont sommés, quant à eux, de les sélectionner (veille) ou de les réceptionner (plate-formes d'accès à des ressources pédagogiques et bouquets de ressources), de les gérer, de les distribuer, de les valoriser sur les ENT et d’en faciliter les accès. C’est tout ce qu’on leur demande, et c’est bien la raison pour laquelle ils devraient oublier qu’ils ont un CAPES.

Déjà, le rapport de l’IGEN sur les politiques documentaires (2004) mettait en garde sur la perte de temps générée par les actions pédagogiques et conseillait au documentaliste de se recentrer sur sa mission fondamentale de mise à disposition de la documentation. C’est dans ce sens qu’il faut lire, dans les derniers projets de circulaire (2010, 2011), le fameux « contribuer à former » qui est une reprise du rapport (2004) et du protocole d’inspection (2007) : réduire au minimum possible et au maximum supportable par la profession les activités pédagogiques. Depuis 2004 également, un des quatre axes essentiels de la mission du « documentaliste » consistait, selon l’IGEN, à favoriser l’accès aux ressources (2004, 2007, 2011). Dans cette perspective, le temps ainsi dégagé par l’action de formation des élèves devrait être entièrement dévolu au mandat gestionnaire. Et l’on sait déjà combien la gestion des ressources à l’intérieur de dispositifs de type Corrélyce impacte l’emploi du temps du professeur documentaliste et infléchit notablement sa mission et son identité 12. La mutation des missions professionnelles s’opère donc progressivement, mais sûrement, dans les faits, sans même avoir besoin de textes officiels, par la seule pression éditoriale des offres de ressources numériques, pression orchestrée par l’institution elle-même…

3.4.4- Une nouvelle fiche de poste, un dernier effort

Convergence des visées économiques du ministère et du CNDP (réseau Scéren), lequel a vu dans la mise en place des politiques documentaires dans les établissements le moyen le plus sûr d’instrumenter les CDI en canaux de distribution de leurs produits, au même titre que les autres éditeurs. Le CDI/Learning centre, de ce point de vue, finalise ce mouvement amorcé lors du séminaire de Versailles (2000). Le « CDI réinventé » deviendrait alors le réceptacle structurel, la plaque tournante du marché des ressources numériques à l’échelle de l’établissement. Les chèques ressources sont versés dans l’unique but d’amorcer la pompe de ce grand marché numérique.

Il resterait juste à institutionnaliser la fiche de poste de cet information specialist :

  • conseiller juridique du chef d’établissement,
  • ingénieur des ressources pédagogiques numériques
  • responsable des études numérisées de l’établissement.

Un dernier coup de pouce, en l’espèce d’un vade-mecum DGESCO ou, pourquoi pas, d’un nouveau colloque CNDP comme en 2000 pour fermer la boucle, ou encore d’un nouveau rapport de l’IGEN… et l’IGEN parviendrait à ses fins, parvenant à effacer, sans même avoir à prendre appui sur un seul texte officiel, le mandat pédagogique édifié par une circulaire (1986) et un CAPES (1989).

4- Politique documentaire et Learning centre, deux leviers pour « réinventer » les missions de l’enseignant documentaliste

Nous faisons remonter l’origine du tropisme Learning centre au rapport de l’IGEN sur les politiques documentaires paru en mai 2004. En effet, quelques années avant même le lancement du sigle ECDI en janvier 201013, l’auteur, déjà fort attaché au principe de remplacement du sigle CDI – et bien sûr, du concept lui-même - proposait celui de SID, hésitant entre le « S » de « service » et celui de « système ». On a eu tort de ne voir là qu’une possible tocade, ou, comme cela a souvent été dit, la conséquence d’une volonté de laisser une « empreinte de monarque ». Ce serait réduire à peu de chose l’impact réel et profond du concept de politique documentaire scolarisé par l’IGEN et le CNDP que de ne pas considérer la vision d’ensemble qu’elle a construite : dépassant l’objectif affiché de simple adéquation entre les collections (le fonds des ressources) et la collectivité à servir (les « usagers »), le concept de politique documentaire n’a cessé de travailler en profondeur les représentations des acteurs, imposant progressivement l’idée d’une « fonction documentaire » de l’établissement, renforçant autant que possible la tutelle du chef d’établissement, oeuvrant à la déresponsabilisation pédagogique et gestionnaire de l’enseignant documentaliste, rapprochant celui-ci du CPE, situant le CDI dans l’orbite de la vie scolaire et ré-interrogeant, pour finir, son espace et son temps d’ouverture.

L’introduction précipitée du concept de Learning centre s’inscrit dans cette même logique et en constitue à la fois le prolongement fonctionnel et la projection structurelle.

De même que le concept de politique documentaire entré il y a 10 ans dans nos établissements, celui de Learning centre n’est pas natif du système éducatif. La transposition subie par ces concepts lors de leur passage dans le milieu scolaire en fait nécessairement de nouveaux objets, par la force des choses. Mais cette transposition, par les choix qui sont opérés, par les caractéristiques, soit minorées soit extrapolées, qui leur sont attribuées, et par les interprétations qui en sont faites, traduit une subjectivité dont les ressorts ne sont pas tous révélés. En l’occurrence, elle se veut l’expression de la volonté de faire évoluer la mission de l’enseignant documentaliste du côté du management documentaire14.

Politique documentaire et learning centre semblent bien offrir autant de leviers structurels qui permettent à l’institution de replacer le (professeur) documentaliste sous l’égide du CNDP via le contrôle de la Vie scolaire. La (con)fusion entre le CNDP et l’IGEN EVS est la cause directe de cet état de fait. Pour le dire autrement, maintenir les personnels de la documentation dans le cadre de la vie scolaire, permet à l’inspection générale d’en faire les instruments du CNDP.

5- « Ce qu’il reste aux CDI… » :

Cette expression, entendue à plusieurs reprises dans le discours de l’inspection générale à la table ronde d’octobre à Rennes, est-elle sur le point de devenir une nouvelle antienne du discours de l’IGEN ? « Ce qu’il reste aux CDI – et dites-vous qu’il pourrait ne rien rester ! » est un propos rapporté de cette table ronde, relativement à l’idée que le « CDI réinventé » devait être le lieu qui concrétise dans l’espace le « hors-classe », dans une logique globale avec l’ensemble des acteurs de l’établissement. Si ce propos était confirmé par la vidéo, comment devrait-on comprendre le message qu’il exprime ? Ne résonne-t-il pas comme une menace brandie pour signifier qu’à trop vouloir, on pourrait tout perdre ? Ou bien encore comme une invitation à s’estimer heureux de ce à quoi nous serions arrivés ? Dans ce cas, la profession devrait-elle se sentir redevable d’avoir perdu les attributions qui lui revenaient avec l’obtention d’un CAPES ?

5.1- L’aveu d’une mutation déjà actée

Quoi qu’il en soit, cette formule ressemble fortement à un aveu, un double aveu même. D’abord celui d’avoir anéanti la vocation pédagogique d’un lieu, ainsi que l’espoir que celui-ci suscitait. Ensuite celui d’avoir mis un terme au processus de professionnalisation des professeurs documentalistes, lequel aura duré plus de trois décennies et d’acter ce résultat. Mais comment l’IGEN peut-elle être aussi certaine de l’inéluctabilité de cette fin pour regarder ainsi, de manière aussi clinique, « ce qu’il reste » à présent des missions des CDI, à savoir la gestion, dans le cadre de la vie scolaire, du « hors-classe » ?… Les dés seraient-ils déjà jetés et le processus ne serait-il déjà plus réversible ?

5.2- Et pourtant, la culture informationnelle exige un enseignement de qualité

Doit-on vraiment se contenter de ce « reste là », alors que, plus que jamais, les élèves ont besoin d’acquérir cette culture informationnelle en laquelle Shapiro et Hughes, dès 1996, ont reconnu la nouvelle figure des arts libéraux du XXIème siècle15 ? Seul un enseignement-apprentissage exigeant, structuré et systématique – autrement plus ambitieux qu’un PACIFI ventilé au gré des programmes –, englobant aussi bien des progressions que des formations de qualité pour les personnels en responsabilité, peut garantir cette acculturation.

Le professeur documentaliste, certifié en Sciences et techniques de la documentation, est, plus que tout autre enseignant disciplinaire, qualifié pour dispenser cet enseignement. Sur ce point, ses revendications sont légitimes :

  • héritier de l’éducation nouvelle privilégiant l'activité de l'élève,
  • adossé aux Sciences de l’information, de la communication et de la documentation qui font de la culture informationnelle leur objet d’étude,
  • intéressé en premier chef par le courant constructiviste puisque le processus de médiation documentaire est son domaine de prédilection,
  • confronté en première ligne à l’avancée du numérique dans les problématiques info-documentaires et cognitives,
  • principal éducateur de la pensée critique dans le domaine intégrateur de l’évaluation de l’information,

il ne saurait se contenter d’être, ni un médiateur technologique, ni un offreur de services, ni un offreur de contenus, ni un prestataire d’ingénierie de services, ni un prestataire d’ingénierie de ressources16, et encore moins un manager de permanences numérisées. Il est documentaliste ET professeur, et il entend le rester.

Lire également : Duplessis, Pascal. « Cours d’info-com, cours magistral » : pour en finir avec quelques clichés. Les Trois couronnes, 11-2011.

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  1. Différents développement ont été suggérés qui montrent une volonté de redéfinir la vocation des CDI tout en conservant l’étiquette sonore du sigle : « Espace de culture, documentation, information » (Rapport Fourgous, 02-2010) ; « Espace de documentation et de culture de l’information » (Durpaire, 2010. Préface au livre de M. Briziou) ; « Espace de culture de l’information, de documentation et d’information » (Durpaire, 01-2010. « Hommage à Marcel Sire… ») ; « Espace de culture, de documentation et d’information » (Durpaire, 11-2010. Colloque de l’ABSDS, Montréal). Le « E » de espace est une constante forte qui s’oppose à l’image du centre, marque des origines (1974). Cet élargissement du « centre » à l’ « espace », qui est celui de tout l’établissement, accompagne la perte de la responsabilité directe du documentaliste pour l’étendre à celle de toute la communauté. Ainsi la politique documentaire est-elle censée être placée sous la responsabilité du chef d’établissement et votée par le C.A. 

  2. Gauthier Roger-François. La politique de documentation : un enjeu du service public. in M.E.N. DESCO, CNDP. Ecoles, collèges, lycées : les politiques documentaires des établissements scolaires : séminaire national organisé par la Direction de l’enseignement scolaire (DESCO) et le Centre national de documentation pédagogique (CNDP). Palais des Congrès, Versailles, les 9, 10 et 11 mai 2000. Actes publiés par le CRDP de l’académie de Versailles, 2000. p. 17-25 

  3. Lire la critique de José Francés dans InterCDI n°234, nov./déc. 2011, p. 76-77 

  4. Dépêche AEF n°156473 du 12-10-2011. Lire de larges extraits commentés par le comité de rédaction d’InterCDI dans son n°234. id., p. 5-7. 

  5. ]: Ferry Françoise, Poupelin Michel. A l’école du village planétaire… Regards sur la problématique des CDI. InterCDI n°148, juil./août 1997. p. 15-18 

  6. Dépêche AEF n°156473 du 12-10-2011. Ibid

  7. Le modèle proposé en 2000 dans l’académie de Rouen propose très justement une articulation harmonieuse entre un espace « médiathèque éducative » et un espace « documentaire pédagogique » et, par conséquent, entre temps dédié à l’autonomie et temps dédié à l’enseignement-apprentissage formel et à l’étude de la culture informationnelle. Ragache Claude, Treut Michel, Viger Jean-Pierre. « Organiser l’espace CDI, un espace de formation des élèves ». Mai 2000 

  8. En réponse à ce qui est devenu un gimmick dans la bouche des détracteurs de la didactique, lire Montaigne Agnès. Souci de l'élève et didactique. Les Trois couronnes, décembre 2011. 

  9. Le Pacifi et le tropisme procédural de l'institution : Analyse critique du document Pacifi. Les Trois couronnes, 01-2011 

  10. Mucignat Emmanuelle. « Madame, je ne savais pas que Google existait dans d’autres langues. » Accompagner n’est pas enseigner, ou comment les Learning centre participent à la fracture numérique. Les Trois couronnes, 15-12-2011. 

  11. M.E.N. Chatel Luc.Plan de développement des usages du numérique à l'École (D.U.N.E.). Ministère de l’Education nationale, 25-11-2010 

  12. A ce propos, lire ce témoignage recueilli en décembre 2011 sur une liste professionnelle : « En région Paca, le dispositif Correlyce (idem) est souvent confié aux profs docs et pour qu'il soit rentable, c'est un gros travail en plus pour nous en lycée (gestion de la base élèves, profs, gestion des ressources, formation auprès des élèves et collègues, gestion de la subvention, suivi des usages, distribution des offres spécimens des éditeurs, réunions éditeurs/CRDP, etc. sans compter qu'il faut prendre du temps pour explorer les ressources, les connaître avant de les soumettre ou les conseiller pour que ce ne soit pas de l'argent jeté par les fenêtres). Tout ça sans un kopeck de plus, sans aide et du temps en moins pour le reste. Il nous appartient aussi, en tant que superviseur, de négocier les tarifs avec les éditeurs et nous pouvons aussi leur demander des formations à la ressource par visioconférence. D'une certaine façon cela participe à la transformation du métier que nous vivons actuellement et nous projette dans le e-learning. Sans rémunération supplémentaire, c'est intégré dans nos pratiques et cela semble incontournable. Une vaste opération commerciale enchâssée dans du pédagogique et qui revêt un caractère exponentiel, notre nouveau cadre professionnel. » 

  13. ECDI, « espace de culture de l’information, de documentation et d’information », in « Hommage à Marcel Sire. Perspectives pour la documentation ». Discours prononcé par Jean-Louis Durpaire, IGEN EVS, au Lycée Janson de Sailly, le 27 janvier 2010 à l'occasion du cinquantenaire des CDI. 

  14. Dernier exemple en date : « …un professeur documentaliste, qui est toujours en situation d'alerte par rapport à la masse des informations, a pour rôle en tant que médiateur numérique d'aiguiller les bonnes ressources vers les bonnes personnes. Veiller pour qui, pour quoi, avec quels outils et que fait-on de cette veille? La veille documentaire et la veille informationnelle sont omniprésentes. Assurément, on assiste là à une redéfinition du métier de professeur documentaliste. » Les enjeux de la veille pour le professeur documentaliste. Salon de l’éducation, 08-12-2011 

  15. « La culture de l'information devrait être conçue plus largement comme de nouveaux arts libéraux qui iraient de la maîtrise de l'usage des ordinateurs et de l’accès à l’information à une réflexion critique sur la nature de l’information, son infrastructure technique et ses contexte et impact culturels, sociaux, et même philosophiques. Aussi essentiel pour la formation intellectuelle de l'homme de la société de l’information qu'a pu l'être le trio grammaire, logique, rhétorique pour la personne éduquée de l'époque médiévale. » (Jeremy J. Shapiro and Shelley K. Hughes. Information Literacy as a Liberal Art : Enlightenment proposals for a new curriculum. 1996. Trad. de Sylvie Chevillotte. Maîtrise de l'information ? Education à l'information ? Culture informationnelle ? Les Dossiers de l'ingénierie éducative n° 57, avril 2007 

  16. Puimatto Gérard. Les fonctions documentaires dans le contexte numérique. Nouveaux contextes… nouvelles pratiques ?. SavoirsCDI