Référence documentographique

Mucignat Emmanuelle. « Madame, je ne savais pas que Google existait dans d’autres langues. » Accompagner n’est pas enseigner, ou comment les Learning centre participent à la fracture numérique. Les Trois couronnes, 15-12-2011.

http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/table-ronde/madame-je-ne-savais-pas-que-google-existait-dans-d-autres-langues-accompagner-n-est-pas-enseigner-ou-comment-les-learning-centres-participent-a-la-fracture-numerique

« Madame, je ne savais pas que Google existait dans d’autres langues. » Accompagner n’est pas enseigner, ou comment les Learning centres participent à la fracture numérique

Cette parole saisissante d’un élève de 2nde m’a interloquée en cette fin de journée, où je l’accompagnai sur une recherche documentaire à réaliser pour son professeur d’espagnol.

Tout est dans cette phrase. Elle trahit le manque de culture informationnelle, l’illettrisme numérique et rend compte tout à la fois de l’ampleur du travail didactique et pédagogique à faire. Elle souligne également dans son contexte le glissement de terrain qui s’opère progressivement dans les CDI de la pédagogie vers l’accompagnement. Et donc de l’avènement dans nos centres de ressources du concept de Learning center qui même s’il ne correspond pas encore aux exigences architecturales qui le caractérisent, est déjà, à mon sens, bien présent dans nombre d’établissement.

Favoriser l’accueil et l’accompagnement personnalisé dans les CDI, c’était déjà faire du Learning centre avant la lettre.

Pourquoi ?

Parce que, et la réflexion ne date pas d’aujourd’hui, la réforme du lycée en est la preuve, l’accompagnement est la nouvelle philosophie de l’Education nationale. Lorsque j’étais avec cet élève devant Google je ne faisais pas de la pédagogie au sens d’une progression formative du terme mais de l’accompagnement à la chaîne au sens de déblocage d’élèves « empêchés ».

Ce qu’il y a d’intéressant dans cet exemple, c’est qu’il met en lumière la complexité dans laquelle les élèves sont confinés et le peu de marge de manœuvre que nous avons face à eux.

Tout d’abord cet accompagnement a pris par mimétisme les mêmes caractéristiques que les objets numériques sur lesquels ils se portent : - une formation nomade régie par la multiplicité des lieux et des accès à l’information - une formation développée par sérendipité, qui se propage au hasard des rencontres et des demandes des élèves. - Une formation ponctuelle qui répond à un besoin conjoncturel - Une formation utile répondant à des besoins d’usager

Nous accompagnons nos élèves en fonction de leur besoin ou de leur motivation spécifique en cela notre travail est anti-pédagogique par définition.

Je m’explique :

Aucune progression ne peut être envisagée lorsque nous n’intervenons que sur des dépannages contingents qui relèvent habituellement d’obstacles réduits à leur simple expression méthodologique et qui inscrivent notre intervention dans le champ des « démarches ».

« Prof de démarches », je l’ai même entendu dans la bouche de formateur de renom… Mais somme toute, cet accompagnement dans lequel notre institution veut nous cantonner participe de cette culture du meccano, nous réparons casuellement ce qui ne marche pas, jusqu’à la prochaine fois…

Or, pour rester dans la métaphore automobile, faire des révisions régulièrement, passer des contrôles techniques même lorsque la voiture marche bien, évite la casse et prévient l’accident.

Il paraît légitime d’adopter envers nos élèves la même prévention, le même souci d’inscrire leur formation dans la durée et la progression, quel que soit leur niveau de difficulté et leur motivation.

De fait, si l’accompagnement / accueil dans les CDI répond à ce qui est utile, la pédagogie répond à ce qui est nécessaire, à ce qui donne sens. Elle ne part pas du besoin ou de la motivation de l’élève mais d’une réflexion et d’une formalisation de savoirs nécessaires à la construction de son esprit.

Bref, comme toute pédagogie, elle s’appuie sur une didactique.

Et que l’on ne me dise pas : on ne va pas faire des cours de doc !? Françoise Chapron a déjà largement contrecarré cet argument déloyal (respect Françoise), Pascal Duplessis aussi. En appeler à une didactique, c’est tout simplement revendiquer officiellement ce que de toute façon nous faisons à chaque fois lorsque nous collaborons avec nos collègues de discipline : enseigner.

Qui plus est, cette didactique info-documentaire existe déjà, la série STG a su lors de la réforme de 2005 introduire de nouvelles disciplines comme information & communication. Cette dernière est centrée sur un programme dont la partie 3 est consacrée à :

  • l’information et ses concepts associés
  • la recherche d’information
  • la recherche documentaire
  • contrôle et évaluation de la recherche

Les notions et contenus à construire sont :

  • Nature et type des informations recherchées.
  • Typologie des sources : o internes et externes ; o primaires, secondaires.
  • Caractéristiques des sources d'informations et modes d'accès.
  • Moyens de repérage de l'information.
  • Critères de sélection formels et intellectuels.
  • Moteurs d'indexation, annuaires thématiques,
  • Métamoteurs, groupes de news.
  • Expression logique, opérateurs logiques.
  • Identification des critères d’évaluation : o fiabilité et pertinence : auteur, source, date, contenu, etc. ; o ressources mobilisées : temps, coût.

On pourra objecter à juste titre que notre enseignement relève de l’information-documentation et non de l’information-communication. Il n’en est pas moins vrai qu’une partie de ce programme fait appel aux savoirs info-documentaires qui ont bel et bien été érigés en didactique et déclinés en programme par la DGESCO, manuels scolaires à l’appui.

Pourquoi ces savoirs info-documentaires ne seraient réservés qu’aux élèves de STG ? Est-ce que seuls les élèves du technologique ont plus intérêt à savoir poser une équation de recherche complexe sur Google ? Ou bien à savoir que Google existe en plusieurs langues ? Ou bien encore qu’il est primordial d’interroger la fiabilité des sources ? Que la moyenne d’âge des contributeurs de Wikipédia est de 25 ans ? Que les connexions journalières à Facebook ont détrôné celles de Google et que cela en dit long sur l’Internet de demain ?...

La reconnaissance d’un savoir info-documentaire en tant que tel ne pose pas de problème, c’est lorsqu’il est revendiqué dans le champ d’expertise des professeurs documentalistes qu’il le devient…

En France nous préférons donner aux professeurs documentalistes le suivi de la maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication, ce qui, vous en conviendrez, n’a rien à voir ou si peu avec la maîtrise de l’information. Sur la technique nous sommes d’accord, y compris pour dire qu’il n’est pas nécessaire d’ériger une « technique » en didactique documentaire. Mais la maîtrise de l’information ne s’arrête pas à la maîtrise des techniques (rappelons que la France a traduit par techniques usuelles de l’information et de la communication ce que le cadre européen a défini par culture numérique, première erreur et de taille !).

Donc si nous résumons un peu :

  • nous n’enseignons pas et cela n’est pas parti pour s’arranger (pourtant c’est précisément ce que je vais encore faire lundi avec les Tale STG CFE, car les professeurs de disciplines, eux, ne s’y trompent pas)
  • nous accompagnons, aidons, participons… sorte de baby-sitter du numérique
  • nous intervenons dans la maîtrise de techniques usuelles (patati-patata)

Bref, rien qui effectivement ne permet de justifier notre statut de professeur. C’est justement pour cela que nous allons le perdre. Les glissements de posture sur le terrain sont souvent avant coureurs de glissement statutaire.

Sur fond de Learning centre, les propos rapportés de Jean-Pierre Véran dans la lettre aux documentalistes de l’ONISEP Languedoc-Roussillon de novembre 2011 ne laissent plus de place au doute :

« Notre groupe de travail se propose de repenser les espaces CDI et les salles de permanences au niveau des collèges et des lycées [...] Il s’agit de décloisonner et reconfigurer ces deux espaces pour n’en faire qu’un seul lieu, un centre de Ressources où les élèves pourront apprendre activement et ensemble, rechercher l’info, être accompagnés par les équipes éducatives et avoir accès à toutes les ressources numériques et papier. Il faut également repenser le temps pour que les élèves puissent accéder à ce nouvel espace en dehors des heures de cours ».

Qui sont ces équipes éducatives ? Le terme d’équipe pédagogique n’a pas été utilisé à dessein. Donc soit la vie scolaire vient chez nous, soit nous devenons la vie scolaire. Mais il fallait peut-être s’attendre à ce que notre appartenance au corps d’inspection EVS prenne enfin tout son sens.

Il y aurait aussi beaucoup à dire sur « ouvert en dehors des heures de cours ». Le système du « one stop shop », sorte de CDI à guichet ouvert et permanent, nous projette définitivement dans l’équipe éducative, notre présence pendant les cours n’étant plus nécessaire, notre action pédagogique non plus.

Reste un problème : un vrai Learning centre, fût-il adapté aux dimensions de nos collèges et lycées français, cela coûte cher. C’est avant tout un projet architectural, un espace pensé en fonction de la diversité des tâches et des situations qui s’y développent.

Qui pourra payer une telle rénovation des CDI ?

Les collectivités territoriales peut-être… Après tout, nous sommes toujours régis par une circulaire de missions de 1986 qui nous nomment « documentaliste-bibliothécaire ». Là encore Jean-Pierre Véran nous laisse entrevoir cette option :

« Le pédagogique au sens strict, c’est-à-dire la transmission des connaissances, l’instruction est du domaine régalien de l’état, alors que l’éducatif peut passer facilement aux collectivités territoriales dans une logique de décentralisation. Donc, sans même envisager, dès maintenant, le transfert des personnels exerçant dans les centres de documentation et d’information, aux collectivités territoriales, qui seront sans doute uniques dans un proche avenir ; on peut du moins, à bon droit s’interroger sur le sens indiscutable pour le coup, sens social, culturel et économique que pourrait bien prendre à bien des endroits du territoire l’abolition de la segmentation entre bibliothèque ou médiathèque locale et CDI ; avec dans un bourg ou un quartier, un centre de ressources mixte, centre de ressources pour la cité hors temps scolaires, centre de ressources pour les élèves sur le temps scolaire. D’autre part, vous le savez, la politique résolue de réduction de l’effectif de la fonction publique d’état, et l’Education nationale est bien placée pour le savoir, au cours de ce quinquennat, ne permet pas d’imaginer, la création de postes nombreux de professeurs documentalistes notamment et de professeurs en général. »1

"D'une identité professionnelle problématique à une identité professionnelle anticipatrice : le paradoxe du professeur documentaliste", première partie. ADBEN Versailles, journée professionnelle du 18 mai 2011. Par Jean-Pierre VERAN, IA-IPR-EVS honoraire, vice-président du jury de CAPES externe documentation de 2006 à 2010 et formateur associé à l'université de Montpellier 2.

Quelles que soient les raisons pour lesquelles nous avons choisi ce métier, quelles que soient les raisons pour lesquelles nous aimons l’exercer, en s’accommodant des opérations de séduction (pour parler poliment) dont nous usons parfois auprès de nos collègues de disciplines, plus ou moins convaincus par notre action pédagogique, nous sommes encore aux yeux de tous, des professeurs et des enseignants.

L’obtention du CAPES/CAFEP nous a jusqu’à ce jour assuré la légitimité de notre statut. Il reste à savoir si les mutations qui se jouent en ce moment conviennent à la profession. Nous aurons l’occasion d’en reparler ensemble, en mars 2012, pour le 9e congrès de la FADBEN mais aussi en octobre 2012, lors des 10e journées professionnelles des professeurs documentalistes de l’ANDEP, s’il n’est pas déjà trop tard…


  1. "D'une identité professionnelle problématique à une identité professionnelle anticipatrice : le paradoxe du professeur documentaliste", première partie. ADBEN Versailles, journée professionnelle du 18 mai 2011. Par Jean-Pierre VERAN, IA-IPR-EVS honoraire, vice-président du jury de CAPES externe documentation de 2006 à 2010 et formateur associé à l'université de Montpellier 2