Souci de l'élève et didactique

Identité enseignante VS learning centre.

Ce qu'il y a derrière ce débat, ce sont bien des choix de sociétés dévoilés par les théories de l'apprentissage sur lesquelles on prend appui. Entre le postulat de l'apprentissage situé qui suppose moins de professeurs, où chaque apprenant reçoit en fonction de l'énergie qu'il investit dans son travail, et une pédagogie volontariste ciblée sur le plus grand nombre et prenant en compte obstacles et difficultés d'apprentissage, le ministère a choisi, pensant faire l'économie d'une didactique et surtout de postes de professeurs. Les défenseurs de l'identité enseignante ET de la didactique − l'un supposant l'autre − quant à eux se réfèrent au courant constructiviste qui met motivation et réussite des élèves au cœur de l'action pédagogique.

Autonomie ou abandon ?

Dans les années 90, des chercheurs ont mis en avant l'existence de « l'apprentissage situé » c'est-à-dire ce que l'on acquiert sur le plan cognitif au cours des diverses interactions nécessitées par une situation donnée. Ainsi, il y a apprentissage tout au long de la vie notamment au sein des communautés de pratique1 fédérées autour d'une action, but professionnel ou autre. Dans ces communautés, il n'y a évidemment aucun programme d'apprentissage, aucune intention de formation, aucun bilan, aucune évaluation d'acquis, sauf celle de l'exclusion de la communauté. Chacun n'apprend qu'en fonction de ce qu'il est et de ce qu'il fait. Pour les élèves en situation scolaire, l'apprentissage situé n'a donné lieu jusqu'à présent qu'à des hypothèses2, des recherches systématiques n'ayant pas été développées. Il semblerait que notre inspection générale ait pris le risque de préconiser ce modèle pour des raisons, à l'évidence, économiques. Tant mieux s'il revient à minimiser le rôle des enseignants, tant pis s'il ne peut pas être efficace pour tous. Mettons les élèves sur l'internet et les outils numériques, ils en apprendront bien quelque chose et le lobby de la production multimédia y gagnera. Mettons donc ces élèves en contact avec des ressources, ils construiront petit à petit leurs propres savoirs disciplinaires... Quelques adultes pour les « guider » et le tour est joué. C'est une vision de l'autonomie qui ressemble, quand on connaît vraiment les difficultés des élèves face à la recherche documentaire et à l'appréhension critique des sources, à de l'abandon. Les bons réussiront toujours, les autres deviendront vite les parias du système. Ou alors on parle d'enseignement assisté par ordinateur, de programmes béhavioristes et d'entrainement. Il ne s'agit plus alors d'éducation !

La nécessaire conceptualisation

Rien qu'en lisant attentivement les listes d'échanges professionnels des professeurs documentalistes, on peut constater de nombreuses disparités de connaissances, de réflexes professionnels et de compréhension face aux outils qui nous sont proposés par cette société que l'on voudrait « société des savoirs ». On s'aperçoit bien, même dans notre propre communauté donc qui, de surcroit, devrait être une communauté d'experts, que chacun ne s'approprie ces apprentissages « situés » qu'en fonction de son implication, de sa formation initiale et de sa capacité à formaliser et à généraliser, lesquelles sont aussi très liées au mode de recrutement hétéroclite de notre profession. Il en est de même pour les élèves. Déjà, dans les années 1990, Gabrielle Di Lorenzo3 avait montré que la construction autonome des savoirs passe par de véritables capacités d'abstraction, celles qui consistent à mener des raisonnements logiques pour se questionner efficacement. On se souvient de son modèle heuristique et de sa rage quand celui-ci était réduit à l'état de modèle à appliquer mécaniquement. Privé de sa profondeur, le questionnement devient une de ces recettes dont sont friands les tenants de l'autonomie à tout va et nous avons tous remarqué comment, réduite au fameux QQOCPQ, cette recette donnait en réalité de bien piètres résultats – quand on connaît la puissance du questionnement convenablement développé – et n'empêchait pas le recours à n'importe quel document pourvu que son titre ait l'air d'être en rapport avec le sujet. Les « techniques de questionnement » nécessitent une formation par des adultes eux-mêmes formés et conscients de ce qu'ils ont à faire, par exemple des professeurs dotés de quelques solides notions de logique aristotélicienne4 et de ses applications heuristiques ainsi que d'une progression ! Du moins si l'on veut vraiment que le maximum d'élèves de toutes origines reçoivent les meilleures chances de se développer intellectuellement...

Avec l'arrivée de l'Internet, la situation est pire encore car dès lors que l'on sait se connecter à Google et se servir du clavier pour remplir le formulaire, on croit savoir, alors que les raisonnements nécessaires pour analyser convenablement les essais erreurs sur les systèmes nécessitent de nombreuses connaissances qui ne sont pas disponibles facilement. Effectivement, si l'on veut laisser sur le bord de la route de nombreux élèves qui se jettent tête baissée et avec enthousiasme sur Internet sans un instant de réflexion, et estiment qu'ils savent, il n'y a qu'à faire confiance à leur (mauvais) instinct....

La nécessaire formation...

Face à cet état de fait, il s'agit bien de former, c'est-à-dire de mener une action consciente, organisée et programmée consistant à doter le maximum d'élèves des ces moyens intellectuels nécessités par les situations de recherche. Les situations « réelles » (exposés, devoirs et autres commandes des professeurs) ne sont pas rejetées, bien au contraire, mais il faut avoir conscience que là aussi la programmation est nécessaire. Mener à bien ces actions, du côté enseignant est difficile : il faut savoir les gérer, tant sur le plan de l'animation de la classe que sur le plan conceptuel. En effet, selon les tenants de l'apprentissage situé, les savoirs et connaissances découverts varieront en fonction des élèves et de leur situation particulière. Il faudra donc les repérer en finesse au fur et à mesure de leur apparition, fabriquer les outils permettant de les formaliser, puis organiser les acquis que ce soit dans le domaine disciplinaire ou dans le domaine informationnel. Le soutien de la didactique est encore plus nécessaire dans ce type d'action.

C'est de la pure mauvaise foi de penser qu'il n'y aura pas besoin de programmer des moments d'enseignement formalisés dans ces situations ! Et de penser qu'il ne serait pas parfois plus efficace d'anticiper dans la découverte de certains savoirs en situation scolaire classique. J'ajoute aussi que c'est de la pure mauvaise foi de penser qu'un professeur qui aura déjà du mal à gérer l'émergence désordonnée des savoirs dans sa discipline d'origine saura en plus repérer et gérer ceux relatifs à l'information-documentation. Learning center ou pas, l'identité enseignante des professeurs documentalistes est essentielle à la réussite des élèves quelque soit le projet pédagogique mis en place autour des ressources.

… à de vrais contenus

Dans le domaine informationnel aussi ̶ on ne le redit jamais assez ̶ il s'agit de transmettre des connaissances et pas seulement des « techniques informatives », quant bien même on concèderait que ces techniques font partie de l'intellectualité. Ces techniques, dans les textes rédigés ou inspirés par l'Inspection, sont en général listées en quelques mots, tout étant mis au même niveau ; les implicites ou les obstacles à leur bonne maitrise étant globalement ignorés. Les méthodes de questionnement sont réduites à de simples grilles et la connaissance des outils de recherche disponibles à celle de leurs sites et de leurs interfaces. Les savoirs ou concepts pourtant nécessaires pour ̶ un exemple possible ̶ pratiquer la validation sont et pour cause absents. Celle-ci est réduite à l'élimination des erreurs (et d'ailleurs on se demande sur quelle base et avec quels moyens des élèves peuvent réussir une telle tache !) ; les concepts de publication, auteur, autorité et la connaissance des chaînes d'acteurs qui conduisent à l'émission d'une information ou d'un texte ne sont même pas évoqués alors qu'ils sont essentiels pour éclairer l'intention de publication.

Ceux qui produisent de telles listes de techniques et pensent qu'elles peuvent être acquises par la simple pratique guidée, n'ont jamais rencontré d' élèves pressés, soucieux d'obtenir une note dans la discipline, peu motivés par le travail intellectuel et peu à l'écoute, sans recul réflexif. Sur bien des points, par ailleurs, c'est comme si le projet était uniquement de formater les élèves pour les outils d'aujourd'hui, sans la moindre volonté de les armer pour les évolutions futures.

Le souci didactique : le fruit de la réalité

Un certain nombre de nos opposants aiment bien laisser entendre que le souci de la didactique documentaire et l'identité enseignante des professeurs documentalistes est une lubie de quelques uns ̶ organisés en lobby assez efficace tout de même ̶ voire le résultat d'une frustration vis à vis des collègues de disciplines. Il n'en n'est rien, absolument rien.

Nous avions, nous aussi en général, choisi, avec pas mal d'idéalisme, d'être documentalistes, attirés par ces lieux où les élèves, en travail autonome, sont censés apprendre autrement.C'est l'expérience qui nous a amenés à proposer un enseignement documentaire spécifique, formalisé et organisé.

C'est de voir la pauvreté, trop fréquentes, des recherches réalisées réellement par les élèves, leur manque de pertinence quant au contenu et leur manque d'efficacité quant aux méthodes mises en œuvre qui nous ont amenés d'abord à proposer des séances d'initiation à la recherche dans les années 80.

Puis c'est de voir les élèves suivre des modèles mécaniques à contre-temps et finalement une certaine forme d'échec de leurs démarches documentaires, liée à l'arrivée d'Internet, qui nous a insufflé à la fin des années 90 la conviction que pour avoir une pratique efficace quelle qu'elle soit, il fallait être capable de l'adapter aux circonstances donc, au moins, en connaître les différents aspects en profondeur, au mieux, d'appréhender, ne serait-ce que d'une façon très générale, les principes sous-jacents. C'est ainsi qu'est née notre attention au champ conceptuel de l'information-documentation et aux concepts.

Est apparue alors l'idée d'une didactique qui nous permettrait d'abord à nous enseignants de formaliser ̶ à l'aide des SIC mais pas seulement ̶ la matière vague et floue offerte par l'expérience de la recherche documentaire et informationnelle, de mieux en définir les objets, d'arriver à une représentation conceptuelle des systèmes, des acteurs et des techniques qui nous rendrait capables de réelles explications. Très vite s'est imposée ensuite la question des méthodes de transmission. Là encore, l'expérience nous éclairant sur la relative inefficacité des séances d'enseignement à caractère frontal, nous avons cherché du côté de la pédagogie constructiviste5 dans laquelle l'enseignant organise une situation pédagogique particulière destinée à mettre en évidence certains des savoirs à acquérir ou leur nécessité. Surtout les propositions constructivistes nous invitent à prendre en compte le plus grand nombre d'élèves en mettant l'accent sur leurs difficultés, les fameux obstacles épistémologiques.

Lutter contre le malaise des professeurs documentalistes

Bref, c'est le souci de l'élève et notre désolation devant le peu d'efficacité de notre bonne volonté et de notre aide qui nous ont obligés en quelque sorte à revendiquer cette identité enseignante. Tout simplement pour bien faire notre travail et échapper au stress d'impuissance qu'il ne manque pas de générer.

On parle du malaise des professeurs documentalistes. Ce malaise n'est-il pas largement expliqué par l'impression de mener une action insuffisante, toujours à refaire ? J'ai été documentaliste ailleurs qu'en établissement scolaire pendant dix-sept ans. La polyphonie des sollicitations et la course au temps pour à la fois répondre au public et anticiper ses demandes n'a jamais généré que de la fatigue et jamais ce sentiment d'inefficacité que je n'ai connu qu'au CDI. Le manque d'aide et de moyens suscite de la rage. L'impuissance, quand elle ne stimule pas, quant à elle décourage !

Professeurs documentalistes, n'est-il pas temps de se doter des moyens intellectuels d'agir avec plus de pertinence auprès des élèves et d'exiger de notre administration de tutelle qu'elle entende où sont vraiment leurs difficultés et donc les nôtres ?

Soyons professeurs autrement, mais ne pensons pas que le « autrement » nous exonère d'analyser le champ à enseigner, de projeter une progression et de transformer le tout en un curriculum. Soyons vraiment professeurs, puisque nous ne pouvons pas faire autrement ! Ma seule revendication, puisque professeur documentaliste nous sommes en principe déjà, la voici « Étudiez avec nous les moyens de monter un curriculum info-documentaire à l'échelle nationale ».


  1. Wenger, Etienne. La théorie des communautés de pratique, apprentissage, sens et identité. Les Presses de l’Université Laval, 2005. Canada. 

  2. Tardif, Jacques. Intégrer les nouvelles technologies de l'information / Quel cadre pédagogique ? Paris. ESF, 1998. pp.54-56. 

  3. Di Lorenzo, Gabrielle. Question de savoir : introduction à une méthode de construction autonome des savoirs. Paris : ESF, 1991. (Pédagogies) 

  4. Voir ce qu'en dit l'auteur du célèbre Chonomath et aussi, en guise d'exemple, l'article "Cause" de Wikipedia en dépit du fait qu'il soit en cours d'élaboration. 

  5. Voir l'article de Pascal Duplessis sur Les Trois Couronnes (26 nov 2011) : « Cours d’info-com, cours magistral » : pour en finir avec quelques clichés