Les profs docs « non concernés » : le « risque pour le système éducatif » serait-il conjuré ?

En mars 2007 paraissait le rapport de l’IGEN sur « Le stage en responsabilité dans la formation initiale des professeurs ». La profession pouvait y lire avec étonnement que l’engagement de sa « responsabilité d’enseignement », si elle était alignée sur celle des collègues de discipline, ferait courir un « risque pour le système éducatif ». Ce risque est-il conjuré depuis la parution au BO du 31-01-2008 d’une grille d’évaluation des PLC2 permettant aux évaluateurs, comme le préconise l’Inspection générale chargée de la Documentation, de ne pas considérer les compétences liées à cette responsabilité (concevoir une séquence, organiser le travail de la classe et évaluer les élèves ) s’agissant des professeurs documentalistes ? Sommes-nous déjà considérés comme « non concernés » (sic) par les fonctions essentielles de tout enseignant ?

        Reprenons le plus simplement possible ce dossier.

        Dans le sillage de la mise en œuvre de la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005 et, consécutivement, à l’intégration des IUFM à l’université, de nouvelles missions sont données aux IUFM afin de définir un cadre national commun pour la formation des maîtres. Ainsi un Cahier des charges de la formation des maîtres en IUFM est publié dans le B.O. n°1 du 4 janvier 2006. Ce document livre un référentiel de 10 compétences professionnelles permettant aux formateurs de former et aux évaluateurs, en fin d’année de stagiarisation des PLC2, d’évaluer. Chacune d’entre elles, après une courte présentation, est déclinée en « connaissances » et en « aptitudes » : C1. Agir en fonctionnaire de l’Etat et de façon éthique et responsable ; C2. Maîtriser la langue française pour enseigner et communiquer ; C3. Maîtriser les disciplines et avoir une bonne culture générale ; C4. Concevoir et mettre en œuvre son enseignement ; C5. Organiser le travail de la classe ; C6. Prendre en compte la diversité des élèves ; C7. Evaluer les élèves ; C8. Maîtriser les TICE ; C9. Travailler en équipe et coopérer avec les parents et les partenaires de l’école ; C10. Se former et innover.

 

        Ce sont trois d’entre elles, les C4, C5 et notamment C7 (voir le détail ici) qui ne « concerneraient » plus la mission pédagogique de l’enseignant documentaliste. L’Inspection générale avait à ce propos fait part de son avis lors de sa participation aux travaux des rapporteurs IGEN et IGAENR chargés d’observer et d’analyser les stages en responsabilité des PLC2 ainsi que de présenter des propositions au ministre. Dans ce rapport (n° 2007-027, mars 2007), un paragraphe traite des « cas particuliers des documentalistes [sic] et des conseillers principaux d’éducation ». Y est fortement remise en cause la modalité d’évaluation du stagiaire selon laquelle l’inspection serait effectuée lors d’une séquence éducative. Il est précisé que lors d’éventuelles séquences, le rôle du « documentaliste » se résume à une « aide » auprès des élèves conduisant des travaux demandés par leurs « enseignants » ou entrepris à leur initiative. Le rapport fait également remarquer que, dans un contexte didactique, les qualités professionnelles que l’on exige de lui ne sont nullement d’ordre pédagogique comme on serait en droit de l’attendre, mais « relationnelles » et d’ « organisateur » : « La notion de séquence éducative ne doit pas être comprise comme une séquence de classe, un cours traditionnel ; il s’agit d’un temps de formation pendant lequel le documentaliste apporte ses compétences spécifiques pour aider les élèves à rechercher des informations utiles à leurs travaux scolaires, le plus souvent demandés par leurs enseignants, mais quelquefois à leur initiative personnelle. Cette séquence doit mettre en évidence les qualités relationnelles du futur professeur certifié en documentation, elle doit aussi montrer ses autres qualités professionnelles : comment il a organisé l’accès à l’information et, de manière générale, comment il a su se situer dans ses relations au sein de la communauté éducative dans lequel il exerce » (p. 31). Le paragraphe se conclut par cette surprenante mise en garde à l’adresse du ministre : « Une attention particulière doit être portée à la situation des professeurs documentalistes dont la mission ne saurait être alignée, sans risque pour le système éducatif, sur celle des enseignants chargés de responsabilité d’enseignement » (p. 32). La mission pédagogique des professeurs documentalistes, au travers du refus de reconnaissance d’une responsabilité d’enseignement, est ici nettement remise en cause (lire le texte de F. Daveau, « Quel risque représentons-nous pour le système éducatif ? », InterCDI n°210, nov.-déc. 2007). Dénier cette responsabilité à l’enseignant documentaliste, déjà privé de moments institutionnalisés pour éduquer tous les élèves à l’information de manière raisonnée (contenus, progressions, heures en modules), c’est assurément en faire un auxiliaire pédagogique dévoué à la fourniture de la documentation sous prescription disciplinaire, confiné à l’accompagnement des usagers et à leur formation instrumentale.

 

        Ces préconisations semblent cependant prises en compte dans la nouvelle fiche d’évaluation du stage où sont listées les 10 compétences. Cette fiche figure dans l’annexe de la note de service n° 2008-011 du 21-1-2008 « Evaluation et titularisation des stagiaires lauréats des concours du second degré » (p. XIX). Au deux colonnes permettant de les cocher selon l’appréciation « Satisfaisant » ou « Non satisfaisant » est adjointe une 3ème colonne : « Non concerné ». Elle permet aux évaluateurs, comme le confirme M. Durpaire, IGEN et président du jury du CAPES interne,  dans son propos d’ouverture à la réunion des interlocuteurs académiques de documentation (28 et 29 janvier 2008), de ne pas tenir compte des compétences C4, C5 et C7 : « Je sais que ce cahier des charges comporte trois points inadaptés à la profession de documentaliste : « Organiser le travail de la classe / Évaluer les élèves / Concevoir et mettre en oeuvre son enseignement ».  Nous l’avons signalé au ministère et la récente note de service (08-011 du 21 janvier 2008) permet de porter l’appréciation « Non concerné » pour certaines des dix compétences. »

 

        Pour ne prendre que l’exemple de la C7. Evaluer les élèves, comment peut-on penser un enseignement, et même une formation, sans évaluation ? Sans retour d’information sur ce qui est transmis (l’enseignant) et sur ce qui est construit (l’enseigné), comment parvenir à progresser ? Comment comprendre que l’objet de l’apprentissage a une valeur ? Comment trouver cette même valeur à ses propres yeux, et construire, pour l’élève comme pour le maître, l’estime de soi ? Sans l’évaluation, un enseignant n’est pas, tant l’évaluation est la signature de l’enseignant.

 

        Nous savions déjà, au moins depuis 2004, que l’Inspection générale chargée de la Documentation souhaitait délester le professeur documentaliste de son mandat pédagogique au motif affiché de la surcharge des tâches qui lui incombent. Dans cette intention, un très net rapprochement d’avec le métier de bibliothécaire est régulièrement prôné, ainsi qu’une centration sans précédent sur la gestion des ressources numériques (« le marché des contenus n’atteint pas le seuil de visibilité suffisant », ibid.) et une volonté manifeste d’orienter les CDI vers des « systèmes d’information documentaire » (ibid.). Aujourd’hui, un pas supplémentaire semble être franchi qui retirerait à l’enseignant documentaliste la responsabilité de la conception de la séquence (C4 : définir des objectifs d’apprentissage, raisonner en termes de compétences, etc.), de l’organisation du travail de la classe (C5 : prendre en charge un groupe ou une classe, organiser les différents moments d’une séquence, instaurer un cadre de travail, développer la participation et la coopération entre élèves, etc.) et de l’évaluation des élèves (C7 : comprendre les fonctions de l’évaluation, expliciter les consignes, guider les élèves dans la préparation de l’évaluation, analyser les résultats constatés et déterminer les causes d’erreur, développer les compétences des élèves dans le domaine de l’auto-évaluation, etc.). Ces composantes professionnelles de tout enseignant, qu’elles s’appliquent aux classes, aux groupes ou aux élèves individuellement, ont été assumées jusqu’ici par les professeurs documentalistes qui se sentent responsables de l’éducation à l’information des élèves de leur établissement et ce, même si bien souvent les conditions d’exercice ne les aident pas. La situation didactique, pour remplir sa fonction et en tant qu’elle relie entre eux l’élève, le savoir et l’enseignant, nécessite la conjonction et la maîtrise de ces trois compétences professionnelles. La mission du professeur documentaliste ne serait-elle plus de « nature essentiellement pédagogique » (circulaire de 1986), incluant par conséquent des actions directes (situation didactique) et indirectes (organisation de l’outil didactique qu’est un CDI) ?

 

    Ces nouvelles orientations, en rupture avec la dynamique professionnelle polarisée par le CAPES, sont-elles bien en phase avec la culture de notre profession ? En voulant instaurer une manière de corps de bibliothécaires des établissements scolaires, par conséquent dépourvu de responsabilité pédagogique directe, ne sommes-nous pas en totale rupture avec notre héritage pédagogique ? Ces questions, trop longtemps mises sous le boisseau à cause de l’attente d’une circulaire, peuvent-elles encore être différées ? Ou bien faut-il aussi, dans ce sillage, retoquer la circulaire de missions des professeurs (1997) puisqu’elle nous y inclut, et recruter les documentalistes à partir d’un D.U.T plutôt que d’un CAPES ? Est-ce bien de cela qu’il s’agit ? Au bout de 30 années de luttes, de recherches et de travail quotidien auprès des élèves et des collègues de disciplines, comment la profession peut-elle comprendre ce message, qui plus est lorsqu’il vient de sa propre Inspection générale sur laquelle elle pensait pouvoir compter pour l’appuyer et faire valoir la plus noble des missions qui a pu lui être confiée en 1986, avant d'être confirmée en 1989 : enseigner ? La question demeure plus que jamais d’actualité : qui, aujourd’hui, peut être responsable de l’éducation des élèves à la culture de l’information ?

 

        Combien de temps cette question aura-t-elle encore un sens ?