Nouveaux savoirs, nouvel enseignement, nouvelle pédagogie : Information-documentation, une discipline en devenir ?

Texte paru dans Mediadoc n°5, déc. 2010.

Sommaire :

. Introduction

  1. Le documentaliste n’enseigne pas, il signale
  2. Le documentaliste, un formateur
  3. Une nouvelle matrice disciplinaire pour enseigner l’information-documentation
  4. Éléments pour penser la discipline information-documentation
  5. De la pédagogie documentaire aux pédagogies en information-documentation

. Conclusion


Introduction

Trente-deux ans après le premier manifeste de la FADBEN1 qui posait la question d’une nouvelle discipline, et vingt-et-un ans après la création du CAPES de sciences et techniques documentaires, nous voici donc toujours à nous demander ce que peut vouloir dire « enseigner » pour un professeur documentaliste. Cette question, à n’en pas douter, constitue bien une étape essentielle dans un processus de professionnalisation en cours. Au fond, se demander aujourd’hui ce qu’est « enseigner » montre qu’un long chemin a déjà été parcouru depuis les années 80. On se demandait alors comment « initier » les élèves à une méthode. Dans la décennie suivante, l’accent était porté sur la nécessité de « former » à la maîtrise de l’information, tout en continuant de « guider » et « d’aider » les élèves dans leurs recherches. Les années 2000 ont été marquées par le retour en force de la question de l’enseignement, suite aux avancées du chantier didactique, à la réflexion sur le curriculum amorcée en 2003 et à l’émergence de ce nouvel objet scolaire et universitaire qu’est la culture de l’information.

Cette mutation sémantique accompagne l’évolution de la posture de l’enseignant documentaliste au moins à trois niveaux : dans son rapport aux apprentissages, dont il se sent plus que jamais responsable ; dans son appréhension des nouveaux objets de connaissance à transmettre pour accompagner la numérisation de l’information ; enfin, vis à vis des collaborations avec les collègues de disciplines qui voient les médias et le numérique s’inviter dans les programmes et s’imposer dans les pratiques des élèves. Par leur ampleur et par les enjeux éducatifs qu’elles soulèvent, ces évolutions ne peuvent passer sous silence la question vive de la disciplinarisation de l’information-documentation, laquelle constitue l’arrière-plan de plus en plus visible des débats. D’ailleurs, l’enseignement et la discipline sont étroitement corrélés, et la frilosité marquée à l’égard du premier se double vite de l’inquiétude générée par la seconde. Ces obstacles, pour la plupart propres à la profession, tiennent en grande partie au double mandat de gestionnaire et d’enseignant que l’appellation de professeur documentaliste confirme et fige. Il semble qu’un certain nombre de confusions, aussi bien sémantiques qu’épistémologiques, ainsi que les représentations sur ce que peut être une discipline nouvelle, entravent un débat qui mériterait de se focaliser davantage sur les heuristiques et les enjeux de l’entrée des élèves dans la culture de l’information. Ce sont ces confusions et ces représentations que nous souhaitons contribuer à lever dans les lignes qui suivent, en clarifiant du mieux possible les termes de ce débat, puis en traçant quelques perspectives pour le chantier qui nous attend.

Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’enseigner veut dire, que l’on soit professeur documentaliste ou de discipline ?

1- Le documentaliste n’enseigne pas, il signale

L’étymologie de « enseigner » est à ce propos particulièrement éclairante2. Le verbe procède du latin insignire (indiquer, désigner), lui-même dérivé de signum « signe », lequel avait à l’origine le sens général de « marque distinctive ou empreinte ». Cette première approche nous montre tout d’abord qu’enseigner revient à faire signe sur ce qui vaut d’être appris et à déposer le signe de la connaissance dans l’enseigné ( in-signire ). Elle nous apprend ensuite que ce faisant, l’enseignement laisse sur ce dernier une empreinte, une marque, une césure distinctive. Une coupure, en quelque sorte, apparaît entre le gnostique et l’ignorant (de gnôsis « connaissance »), entre celui qui est porteur de connaissance et celui qui n’a pas bénéficié de la médiation d’un enseignant. Signum est en effet rapproché de secare « couper », et désignait une marque faite par incision. L’enseignant et l’enseigné sont alors tous deux porteurs de ce signe. Cette marque rituelle, qui fait de l’enseignement une initiation – nous pensons alors à une acculturation, une entrée dans la communauté par sa culture - peut prendre l’aspect d’une sanction diplômante, condition majeure d’intégration sociale. La con-naissance n’est-elle pas le fait de (re)naître avec les autres, doué d’un nouveau regard et partageant avec eux un nouveau monde de significations ? La signification est bien ce processus qui « fait du signe », c'est-à-dire qui fait émerger du sens. L’enseignement, qui se donne pour dessein le partage de significations, propose rien de moins que de mettre en signes le monde, que d’offrir à l’enseigné les clés lui ouvrant les portes de celui-ci, en même temps qu’il lui confère un pouvoir qui l’affranchit des entraves résultant de l’ignorance. Cet enseignement nécessite une médiation, qu’elle soit l’œuvre consciente et active de l’enseignant, ou bien qu’elle soit issue de l’usage de documents. L’étymologie de document autorise un tel parallèle, puisque le terme est issu du latin docere signifiant « faire apprendre ». Le maître et le document entrent par conséquent en concurrence dans la transmission du savoir. S’agissant du maître, celle-ci peut s’avérer verticale, descendante et passive si l’on s’en tient à la conception transmissive et scolastique de l’enseignement. Elle peut devenir en revanche transversale, ascendante et active s’agissant du travail sur document.

L’usage du document a d’ailleurs été imposé au professeur par l’institution, dans une circulaire de 19523, pour atténuer les effets de sa parole magistrale et, une décennie plus tard, pour donner la possibilité à l’élève de la contourner en lui permettant un accès direct au savoir. Cette évolution est à l’origine, au milieu des années 70, de la création des CDI et de leurs responsables, promus « fers de lance de la rénovation pédagogique », sursaut de l’école en quête d’autres voies que la seule démarche transmissive. La rivalité plus ou moins refoulée entre le professeur et le documentaliste a pour enjeu, lorsqu’elle demeure, le pouvoir que confère l’autorité du savoir. Toute une rhétorique opposant la salle de cours et le CDI, et ce qui se fait dans l’une et dans l’autre, trouve là les conditions de son déploiement. Elle puise sa source dans le courant de l’Éducation nouvelle et polarise les discours en marginalisant, encore aujourd’hui, l’enseignant documentaliste. Si le professeur de discipline est porté par la substance et le subtil des significations qu’il a pour mission de transmettre, le documentaliste est, quant à lui, tiré autant vers la matérialité du savoir et la pesanteur du substrat documentaire que par les aspects techniques de la documentation. Témoin la répartition généralement observée par ces deux acteurs lors de l’évaluation des apprentissages des élèves, véritable signature du responsable de l’enseignement, où l’on observe que le contenu est toujours l’apanage du premier, tandis que la documentation et la méthode reviennent au second. Dans ce cadre où c’est bien le document qui « fait apprendre », le documentaliste peut bien se rapprocher de l’enseignant, puisqu’il se retrouve également du côté du signe, mais ce ne sont pas des significations qu’il produit alors, ce sont des signalements. Il s’emploie à signaler des ressources à l’usager qui exprime un besoin. Une polarité s’organise ainsi autour du signe pour cliver l’action pédagogique du professeur et du documentaliste. Le premier a une action directe sur l’élève en incarnant un savoir que celui-ci doit s’approprier. Le second n’a qu’une action indirecte, pointant, indexant des ressources documentaires, qu’il désigne au moyen d’un signalement, de signets, d’une signalétique.

2- Le documentaliste, un formateur

La création des SDI en 1966, qui a ouvert aux élèves les portes du service documentaire, a eu pour effet d’établir une relation directe entre eux et le documentaliste, lequel a ainsi commencé à nourrir des velléités pédagogiques. Il prend vite conscience que la construction des connaissances exige un travail intellectuel sur le document. La méthodologie documentaire, inspirée des efforts consentis par les bibliothèques outre-atlantiques au milieu des années 70, est formalisée dans le système éducatif français en 19824 et apparaît explicitement dans la seconde circulaire de missions des documentalistes-bibliothécaires de 1986 sous forme d’un déroulé linéaire constitué de sept étapes. Les années 80 et 90 font du documentaliste le responsable de la formation documentaire des élèves, faisant croître, à la suite de la création du CAPES, sa prétention à être considéré comme un enseignant à part entière. Mais enseigne-t-il vraiment ou forme-t-il plutôt ?

Pour le philosophe Olivier Reboul, on enseigne (quelque chose) à quelqu’un, tandis qu’on forme (quelqu’un) à quelque chose5. Dans le premier cas, la finalité du processus est l’enseigné, et le temps pour ce faire est forcément long, puisqu’il est celui de l’étude. Dans le second cas, la finalité est une fonction sociale et l’individu formé n’est qu’un moyen pour parvenir à celle-ci. Au rythme long et désintéressé de l’étude s’oppose celui, rapide et calculé, de la finalisation d’un projet. Dans cette tension, la médiation documentaire correspond bien à l’axe formation, au sens technologique et mécanique du terme, dans la mesure où cette médiation se cantonne à un savoir-faire nécessaire à la réalisation d’un projet qui la dépasse, à savoir l’acquisition de contenus disciplinaires divers et, plus largement, à la construction d’une autonomie dans ce rapport au savoir. En 1982, une circulaire adressée à la vie scolaire a ainsi la naïveté d’affirmer que « l'objectif à atteindre est simple : que l'élève soit pleinement autonome au CDI, donc capable de travailler seul, dès la fin de la cinquième, si ce n'est dès la fin de la sixième. »6 Les années 90 ont été traversées par cette idée que les procédures documentaires n’étaient in fine que des procédures intellectuelles transversales à tous les champs disciplinaires. Cette réduction du champ de l’information-documentation à la formation de procédures, utilisables par les professeurs des disciplines selon leur bon vouloir, a cantonné le documentaliste dans une posture de technicien auxiliaire occasionnel. Ici, son champ d’action se situe hors de l’étude proprement dite, ce qui justifie la vision selon laquelle il n’a rien à enseigner ni à évaluer. Un simple référentiel de savoir-faire peut alors tenir lieu de cadre général à la formation.

3- Une nouvelle matrice disciplinaire pour enseigner l’information-documentation

Enseigner implique, rappelons-le, qu’il y ait, dans un domaine épistémologique donné, des significations à transmettre aux élèves. C’est ce qui est précisément en train d’advenir en information-documentation. L’avènement du numérique a fait basculer l’ère industrielle dans « l’ère de l’information », selon Manuel Castells, entraînant les grandes mutations économiques, financières, politiques et sociales que nous vivons aujourd’hui et dont les enjeux démocratiques nous apparaissent de plus en plus cruciaux. Au simple niveau de l’éducation, les appels internationaux à une formation plus exigeante en matière de littératie informationnelle se font nombreux et insistants. Le modèle anglo-saxon de l’ information literacy s’est rapidement imposé en renforçant la légitimité de l’entrée procédurale. Cependant, en France notamment, une nouvelle approche se dessine autour du concept de culture informationnelle. Les travaux éclairants de Brigitte Juanals7, de l’ERTé « Culture informationnelle et curriculum documentaire », du GRCDI dans son dernier rapport8, d’Alexandre Serres sur la question de la translittéracie et, dernièrement, la thèse d’Olivier Le Deuff sur « la culture de l’information en reformation »9 ont largement contribué à interroger le modèle de l’ information literacy pour l’élargir et lui donner une assise plus ambitieuse, fondée sur une épistémologie de l’information-documentation et sur l’instauration de valeurs plus humanistes. Basée sur des considérations économiques et bibliothéconomiques, l’ information literacy reste en effet au service de l’intégration dans une société dite de l’information orchestrée par le capitalisme informationnel et l’économie de l’immatériel. Olivier Le Deuff précise ce que peut être, en revanche, la culture de l’information et ce, autour de sept piliers qui font apparaître autant de différences avec le modèle aujourd’hui dominant. Parmi celles-ci, retenons : la dimension citoyenne ; l’enseignement raisonné s’appuyant sur une didactique spécifique ; la réhabilitation de la culture technique ; la nécessité de dépasser la simple recherche d’efficience (la finalisation) pour atteindre à l’intelligibilité des outils et des processus informationnels via l’étude ; l’analyse et la réflexion ; la dimension collaborative, enfin, d’une « culture qui repose sur le partage et la diffusion d’information »10. C’est donc à un véritable changement de paradigme pédagogique et didactique que la profession est conviée.

Au tournant des années 2000, la nouvelle donne numérique a fait basculer les CDI d’une gestion locale à l’idée plus vaste et plus experte d’une politique documentaire. Il en est de même s’agissant du mandat pédagogique du professeur documentaliste qui doit passer d’une centration sur la méthodologie documentaire à une intégration des savoirs à enseigner, travaillés par la didactique de l’information-documentation. C’est au travers de ce changement d’objets d’enseignement que s’opère le changement de posture épistémologique, c’est-à-dire que l’on passe de la méthode et du faire à l’intelligibilité et à l’étude, d’un statut de formateur à celui d’enseignant. Ceci doit pouvoir se concrétiser au travers de l’élaboration d’une nouvelle matrice disciplinaire pour l’information-documentation, au sens de configuration épistémologique particulière, cadre général de référence qui assure la cohérence et la spécificité d’une discipline à partir de ses principaux constituants : les savoirs scolaires, les objectifs d’apprentissage, les tâches et les activités des élèves, les outils didactiques11.

Les objets de savoir de l’information-documentation sont d’ailleurs sur le métier des différentes formes de transposition didactique depuis une dizaine d’années. Leur nouvelle dimension numérique rend leur didactisation plus délicate, en même temps qu’elle l’aiguillonne. Mais la réception de ces nouveaux objets d’enseignement est encore loin d’être actée par les protagonistes concernés et il faudra encore du temps pour effectuer cette conversion épistémologique qui doit faire des proto-savoirs (des savoirs non perçus et non enseignés) de véritables savoirs (à la fois perçus et enseignés) en tant qu’objets construits et définissables, discursifs et opératoires selon la définition qu’en donne Yves Chevallard12. Toujours est-il que la didactique a permis de tisser des liens solides entre la profession et les sciences de l’information et de la communication. Celles-ci servent alors de référence et de légitimation à l’information-documentation dans son destin disciplinaire. Un projet curriculaire, enfin, est en train de prendre forme qui montre clairement dans quelle direction et à partir de quels repères une matrice disciplinaire peut se constituer13.

Dotée d’une épistémologie propre et d’un programme d’étude, l’information-documentation devrait pouvoir nouer des partenariats sur un plan d’égalité avec les autres disciplines. Le schéma ci-dessous montre comment, dans cette perspective, les projets épistémiques des disciplines instituées peuvent établir des relations fécondes avec le projet épistémique de l’information-documentation, discipline à instaurer. Une double articulation renforce ces relations. La première est à inscrire dans une problématisation commune aux deux champs épistémiques et à partir de laquelle les élèves vont devoir réfléchir, interroger leurs représentations et construire des connaissances. En Lettres et en Histoire, par exemple, qui étudient en commun le siècle des Lumières en 4ème, la rencontre de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert peut être croisée avec l’information-documentation à partir de la question vive des encyclopédies collaboratives en ligne. Ce croisement peut dès lors susciter cette problématique : « de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert à Wikipédia : quelles sont les ruptures et quelles sont les continuités ? » Le concept concret d’encyclopédie est alors traité en tant qu’objet technique dans son histoire propre, ainsi qu’au travers de ses dimensions sociologique, juridique et médiatique.

La seconde articulation reprend quant à elle l’exact cheminement des formations méthodologiques antérieures, inspirées de l’ information literacy, à ceci près que la recherche d’information porte aussi bien sur des objets disciplinaires (en Lettres et en Histoire) que sur des objets info-documentaires, en l’occurrence Wikipédia.

Modele_interdisciplinarite fig. 1. Le modèle de l’interdisciplinarité dans la matrice disciplinaire de l’information-documentation

L’élaboration d’une matrice disciplinaire de l’information-documentation devrait en outre permettre de sortir par le haut de cette représentation qui voudrait faire croire que la nouvelle discipline ne serait plus intéressée par les projets interdisciplinaires et préférerait se replier sur elle-même. L’argument invoqué consiste à opposer les « disciplines de cœur » qui assument la spécificité de leur projet épistémologique, aux « disciplines de service » qui se mettent au service des premières14. Dans la modélisation présentée ici, il apparaît nettement que la médiation documentaire des formations méthodologiques occupe toujours cette fonction de service. Toutefois, il faut aussi remarquer qu’elle sert à présent non seulement les disciplines partenaires mais également l’information-documentation en tant que matière.

4- Éléments pour penser la discipline information-documentation

La possibilité d’une discipline information-documentation fait aujourd’hui débat dans les rangs des professeurs documentalistes. Refusée par l’institution et mal comprise par les collègues de discipline pour lesquels il est impossible de percevoir le projet épistémologique, elle se heurte encore aux représentations négatives que la profession nourrit à son égard. S’il reste en filigrane, le débat n’est pas encore inscrit au calendrier de la Direction générale de l'enseignement scolaire (D.G.E.S.C.O.) – loin s’en faut ! -, ce qui laisse le temps nécessaire à la réflexion et à la maturation. Nous raisonnons donc en terme de processus en construction plutôt qu’en terme d’actualisation. Dans cet intervalle qu’il nous faut mettre à profit, comment se saisir du dossier et faire progresser les représentations à partir d’une idée plus juste de ce que peut être ou doit être une discipline ?

Un premier point, incontournable, est de considérer qu’une discipline est un acte institutionnel, c'est-à-dire politique. Cette légitimation indispensable inscrit chaque discipline dans le concert des autres pour jouer une partition à la fois originale et concertée, répondant à un impératif commun pour répondre à des finalités sociales. L’institution fournit alors un cadre légal et formel d’application, elle définit les contenus et attribue les moyens nécessaires à la réalisation des enseignements15. Elle est encore et surtout le vecteur éducatif d’une certaine vision de l’homme. L’ensemble des paramètres constitutifs d’une discipline, qui vont de la définition d’une matrice générale aux critères d’évaluation pour les certifications, fait l’objet d’un large plan d’étude appelé curriculum. Des préconisations pour élaborer un tel document pour l’information-documentation ont été dernièrement présentées par le GRCDI16. Il s’agit à présent de s’en emparer, d’en faire débat afin de construire un argumentaire dans le cadre d’un éventuel dialogue avec l’institution.

Le deuxième point s’adresse particulièrement à la profession elle-même, laquelle peut devenir, par la posture qu’elle peut exprimer, un obstacle majeur à l’avancée du projet. Nous avons déjà eu l’occasion de réfléchir sur quelques-unes des représentations les plus tenaces, telle la réduction de la discipline à l’usage systématique du modèle pédagogique de la transmission, qui ferait de chaque séance un cours magistral imposé à des élèves passifs17. Cette conception est héritée d’un siècle de lutte de l’Éducation nouvelle contre la pédagogie dite « assise ». Le CDI et le type de rapport aux apprentissages qui s’y observe se vivent dès lors comme une alternative salvatrice, un camp retranché où il ne saurait être question de dupliquer les erreurs commises par les disciplines. Un deuxième obstacle consiste à penser que les savoirs disciplinaires ne peuvent être que stériles, coupés des réalités et réduits à des notions non opératoires. Cette conception oppose la connaissance déclarative, qui serait dépourvue de sens et d’intérêt pour l’élève, à la compétence procédurale jugée plus pertinente au motif que l’élève ne pourrait apprendre qu’en faisant. Le troisième obstacle relevé concerne l’évaluation. L’argumentaire s’appuie ici sur une critique de la décimologie et de l’évaluation normative considérée comme instrument de reproduction et de sélection sociales, et d’encouragement à l’esprit de compétition. La relation de nature entre évaluation et acte d’enseignement passe alors à la trappe et, avec elle, les moyens de réguler les apprentissages, de rationaliser les attentes et de permettre aux élèves de tirer bénéfice de leurs acquis au moment de l’intégration sociale.

Une autre représentation fait obstacle à une réflexion constructive, celle de la confusion entre discipline universitaire et discipline scolaire. Les objets de savoir des premières ont en effet de quoi inquiéter s’ils sont pensés comme devant être enseignés aux élèves du secondaire. Animés par la seule recherche du vrai, ils n’ont que peu de points communs avec les savoirs scolaires auxquels ils apportent par contre un horizon de référence et une légitimité scientifique. Les disciplines scolaires participent d’une logique bien différente. Ce sont des produits culturels et sociaux, nous l’avons rappelé, fruits d’interrelations et de tensions entre différents acteurs : l’institution maître d’œuvre, la communauté scientifique lorsque celle-ci existe dans le champ concerné, les professionnels de l’éducation, les didacticiens, les acteurs de la filière professionnelle de référence et les parents. La profession devrait pouvoir saisir cette chance de participer à l’élaboration d’un projet social ambitieux dans lequel elle peut faire entendre sa voix.

Pour contrer ces stéréotypes et lever ces obstacles, il faudra, d’une part, tenter une clarification des enjeux de la discipline et, d’autre part, soumettre des propositions originales conciliant l’enjeu disciplinaire et l’héritage d’une profession respectueuse de ses valeurs. Quels sont alors les enjeux d’une discipline ? Enjeu heuristique tout d’abord, puisqu’elle veut offrir aux élèves le bénéfice d’un regard particulier sur les objets du monde, à savoir une prise de distance, une compréhension et une maîtrise de celui-ci. Enjeu culturel ensuite, lorsqu’elle offre une perspective d’acculturation scientifique à un domaine spécifique de savoirs, constitué de théories, de méthodes, de connaissances et de compétences. Enjeu formatif enfin, dans le sens où elle vise à « discipliner l’esprit » en lui apportant des règles et des méthodes, mais aussi en développant en lui des capacités de raisonnement et de jugement. Ces trois défis peuvent être relevés par l’information-documentation, qui peut encore ajouter la fonction cognitive relative au processus de médiation documentaire.

Quelles propositions, ou axes de développement de la réflexion proposer à présent pour dépasser les obstacles rencontrés et se préparer aux défis qui viennent d’être rappelés ? Réaffirmons tout d’abord combien la discipline information-documentation a tout à gagner à entretenir des liens avec les autres disciplines, non seulement pour soutenir la formation méthodologique, mais plus encore pour lui fournir de nombreuses occasions de poser un regard scientifique sur les multiples objets qui s’offriraient alors à elle. Ainsi l’originalité de ses propres thématiques (épistémologie de l’information et du document, histoire et actualité des techniques, des processus et des usages informationnels et documentaires, des médias de communication) et la richesse des entrées disciplinaires se répondraient dans un dialogue fécond, tandis que les savoirs info-documentaires, ainsi réifiés, deviendraient opératoires. Cet important travail de thématisation et de problématisation croisées est déjà engagé et promet d’intéressants développements. Il dépasse bien évidemment de loin ce qui a pu être écrit à propos de l’inscription des compétences documentaires dans les programmes de discipline, et qui est limité au seul champ méthodologique18. Construit non plus sur la recherche de la seule efficacité technique et documentaire mais sur la construction des significations des phénomènes de l’information dans les divers champs disciplinaires, ce chantier ouvre véritablement la voie au statut d’enseignant du documentaliste comme il fait entrer les élèves de plain-pied dans la culture informationnelle.

Une autre proposition concerne le modèle pédagogique à suivre dans la perspective de l’enseignement-apprentissage. Nous avons vu comment la pédagogie documentaire, adossée à l’Éducation nouvelle, critiquait le modèle transmissif attribué sans discernement aux disciplines. La piste suivie pour mettre en place les formations méthodologiques au début des années 80 fut alors celle de la démarche comportementaliste, ou béhavioriste, basée sur le découpage des tâches complexes – ici l’activité de recherche d’information – en micro activités observables et évaluables au moyen de référentiels de compétences. Cette approche, propre à l’ information literacy, reste centrée sur les savoir-faire et l’obsession de la réussite de la tâche. Elle fait fi de l’acquisition de connaissances qui permettrait de dépasser la finalisation et le court terme par l’étude et la compréhension. Comme l’ont déjà réalisé d’autres disciplines, en Sciences, en Technologie et en EPS entre autres, nous proposons de rompre avec ces deux approches au moyen du modèle constructiviste, basé sur une meilleure appréciation des difficultés rencontrées par les élèves autant que sur celle de leurs connaissances informelles, ainsi que sur des stratégies pédagogiques exploitant la résolution de problèmes et le travail collaboratif. Si l’approche transmissive est basée sur le savoir à restituer et l’approche béhavioriste sur la tâche à accomplir, l’approche constructiviste est, quant à elle, centrée sur l’élève s’appropriant des connaissances. C’est un formidable gisement de réflexion didactique qui s’offre ici aux chercheurs comme aux praticiens, lesquels devront alors faire preuve d’expertise pédagogique à la croisée des dimensions épistémologique et psychologique. On se saisira de cette opportunité pour démontrer qu’il ne saurait y avoir de déterminisme pédagogique attaché au statut de discipline.

5- De la pédagogie documentaire aux pédagogies en information-documentation

L’ancien paradigme indexé à la méthodologie documentaire intégrait une pédagogie qui n’a jamais été véritablement théorisée ni même explicitée mais entendue sous l’appellation commune de « pédagogie documentaire ». Héritière du travail sur document et des méthodes actives, elle semblait être, à l’origine, plutôt un composé de différentes techniques utilisées dans la galaxie de l’Éducation nouvelle. On y retrouvait ainsi, outre le travail libre sur document, le travail en groupe, les centres d’intérêt, la mise en activité de l’élève, la centration sur le réel, la production finale et, plus généralement, la démarche dite de projet. Les compétences travaillées étaient l’autonomisation, la coopération, l’initiative, la créativité et la responsabilité.

Par la suite, la mise en place des initiations à la méthodologie documentaire dans les années 80 a réduit ces orientations en même temps, semble-t-il, qu’elle en a fait perdre le sens et le souvenir dans la profession. Les activités de recherche et de traitement de l’information, rassemblées sous le terme générique de « maîtrise de l’information », se sont vues circonscrites à une méthode organisée en quelques étapes linéaires que l’élève doit suivre pour réussir la tâche qui lui a été confiée. « S’informer » et « se documenter » regroupaient alors l’ensemble des compétences visées. Dans son fonctionnement et dans la réception qu’en fait l’élève, il apparaît que nous ayons plutôt affaire à une « pédagogie de la réponse ». C’est en effet la question initiale du professeur qui fonde l’activité de recherche, et l’activité d’apprentissage se clôt brutalement avec l’obtention par l’élève de la bonne réponse. La posture documentaire se limite ici à une posture auxiliaire, qui dépend exclusivement des besoins des disciplines. Le professeur de discipline reste le prescripteur et l’évaluateur.

Ce schéma est bien sûr largement généralisable aujourd’hui, bien que de plus en plus de séquences pédagogiques traduisent une volonté d’intégrer la dimension conceptuelle de l’information-documentation. De même, de nouvelles démarches apparaissent qui se démarquent de la pédagogie de la réponse pour s’orienter vers ce qu’on pourrait appeler, par opposition, une « pédagogie de la question », dans la mesure où c’est à l’élève que revient la charge de construire le problème à résoudre. D’approche constructiviste, ces démarches tentent de prendre en compte le statut de l’erreur considéré comme levier de l’apprentissage, les représentations des élèves et leurs acquis informels, la construction d’un problème et le conflit cognitif. Les compétences qu’elles travaillent concernent la problématisation, la complexité, la métacognition et la verbalisation.

Ces stratégies pédagogiques n’ont plus grand chose de spécifiquement documentaire et rompent avec l’idée d’une « pédagogie documentaire » dédiée. Elles sont communes à d’autres disciplines et l’on parlera alors plutôt de pédagogies utilisées en information-documentation. Originales, à défaut d’être encore innovantes, ces démarches tentent d’accompagner l’évolution d’un contexte numérique informationnel de plus en plus complexe et mouvant, qui se caractérise par une ouverture sur le monde technicisé de l’information et l’impact de l’information, des médias, du numérique et des images sur tous les domaines de la connaissance. Les quelques démarches citées ci-après témoignent de cette originalité et de cette capacité de la profession à changer de cap pour s’adapter aux nouveaux besoins des élèves.

La démarche inductive est inspirée des travaux de Britt-Mari Barth19. Elle s’appuie sur la mise en activité de l’élève, l’entrée dans l’abstraction par l’observation et la manipulation, sur une approche ascendante et sur la verbalisation comme moyen de structuration des connaissances. Elle permet enfin, et c’est important, l’évaluation de l’acquisition du concept au moyen de l’analyse des énoncés langagiers de l’élève. Une autre démarche, que nous avons qualifié « de réfutation »20, consiste à prendre appui sur les connaissances et les certitudes des digital natives acquises par l’expérience pour en démontrer la faiblesse et, une fois le doute installé et l’intérêt éveillé, présenter de nouveaux savoirs. Une réfutation n'a pas besoin de prouver l'inverse, ni d'être péremptoire. Il suffit qu'elle ait introduit un doute. Une troisième démarche mérite d’être signalée bien qu’elle soit déjà bien connue des didacticiens : la situation problème. Elle tarde à se mettre en place en information-documentation, bien que quelques séquences s’en approchent mais de manière tout à fait empirique. Il s’agit ici de faire franchir un obstacle à l’élève à partir d’une situation concrète portant sur un sujet précis. Ce franchissement va l’obliger à faire évoluer d’anciennes représentations ou à en construire de nouvelles.

Deux perspectives manquent toutefois à ces trois types de stratégies pédagogiques. Il s’agit de la prise en compte, d’une part, de l’environnement technique, pourtant indissociable des situations actuelles de traitement de l’information et, d’autre part, de celle de la dimension de communication, composante de plus en plus présente dans les situations réelles de production, de création et d’échanges d’information. L’entrée par les usages que nous proposons21 est proche de la perspective actionnelle mise actuellement en œuvre dans l’enseignement des langues. Il s’agit dans les deux cas d’inscrire l’apprentissage dans une perspective d’action située socialement, où l’apprenant est ramené à un statut d’acteur social engagé dans une communication et un environnement donnés et ancrés dans le réel. Pour lui permettre d’entrer dans la culture de l’information, l’apprentissage doit proposer à l’élève des situations où il devra non seulement montrer qu’il sait utiliser avec efficacité des outils documentaires en ligne appropriés, mais encore qu’il sait le faire en toute connaissance de cause et de manière responsable, pour répondre à des besoins d’information relatifs à des thématiques ou à des problématiques informationnelles données. C’est au travers d’un choix d’outils dédiés et emblématiques du web 2.0 qu’il sera conduit - c’est l’objectif premier de la séquence - à explorer et à comprendre la dimension culturelle des objets techniques de l’information, de la documentation et de la communication. Ces quelques exemples de démarches pédagogiques visent à montrer la richesse des possibles qui attendent les professeurs documentalistes à l’entrée de ce nouveau paradigme de la culture de l’information.

Conclusion

Au fur et à mesure que les objets réels de l’information-documentation-communication se multiplient et se complexifient, qu’ils interfèrent avec nos usages, notre identité et nos destinées dans le grand vaisseau sans pilote du capitalisme informationnel, ils fournissent une gigantesque matière d’étude aux sciences de l’information et de la communication, et à la didactique de l’information-documentation attelée à la mise en savoirs scolaires de la culture de l’information. Les professeurs documentalistes, dépositaires des produits de cette transposition didactique, s’emparent de ces nouvelles significations et adoptent conséquemment des postures d’enseignant. Documentalistes hier, ils se découvrent aujourd’hui à la fois documentalistes et enseignants.

Cette vision peut sembler encore futuriste si l’on dresse un état des lieux sans concession de la situation présente, compte tenu notamment des carences en formation continue et des contraintes horaires et matérielles qui entravent les professeurs documentalistes dans leur mission pédagogique. Cela dit, il ne faut pas penser l’enseignement et la discipline info-documentaires à la seule aune des contingences actuelles. Il est préférable de se donner le droit et le temps de former un projet ambitieux et exigeant, afin de penser un avenir proche où des générations d’élèves, pourvus d’une bonne culture de l’information, pourront constituer une garantie du respect de la démocratie et des valeurs de partage et du vivre ensemble.

Notes


  1. FADBEN. Documentation discipline nouvelle. Manifeste 78. FADBEN, 1978. 26 p. 

  2. Rey Alain (dir.). Dictionnaire historique de la langue française. Dictionnaires Le Robert, 1995 

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  5. Reboul Olivier. La philosophie de l’éducation. 9ème éd., PUF, 2004 

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  11. Develay Michel. De l’apprentissage à l’enseignement : pour une épistémologie scolaire. ESF, 1992 

  12. Chevallard Yves. La Transposition didactique : du savoir savant au savoir enseigné. La Pensée sauvage, 1991 

  13. GRCDI. Douze propositions pour l’élaboration d’un un curriculum info-documentaire. GRCDI, 2010. 

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  19. Barth Britt-Mari. Le savoir en construction : Former à une pédagogie de la compréhension. Retz, 1993 

  20. Duplessis Pascal. La démarche de réfutation. Les Trois couronnes, 2009 

  21. Duplessis Pascal. Entrer dans la culture de l’information par les usages. Les Trois couronnes, 2009 


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