De l'alternative à l'alibi pédagogique : Le CDI, figure de l’autrement de l’école ?

Public library Amsterdam, also known as OBA. Par kwikzilver. lien

Dépositaires des grandes utopies pédagogiques (l’accès autonome aux savoirs, l’émancipation critique…), construits en marge de l’école traditionnelle et un temps propulsés « fers de lance de la rénovation pédagogique », les professeurs-documentalistes et les CDI se sont laissés enfermer dans une posture alternative et ont vu leur rôle progressivement réduit à une portion congrue à côté des disciplines instituées. La longue marche de l’information-documentation comme possible « discipline scolaire » peut être ainsi appréhendée au travers des multiples figures de l’autrement et de l’ailleurs scolaires. L’énergie avec laquelle l’enseignant-documentaliste persiste à vouloir enseigner « autrement » n’a d’égale que la constance avec laquelle l’institution le maintien dans un subalternat pédagogique, aliénant ses contenus d’enseignement et l’obligeant à des actions de formation épisodiques. Un constat sévère, et des propositions pour faire passer l’information-documentation de l’alternatif au continu.

1. La documentation, une pédagogie alternative

En 1952, soit cinq ans après le plan Langevin-Wallon, une circulaire ministérielle introduit prudemment l’usage pédagogique du document dans le secondaire. Cette évolution silencieuse n’est que le contrecoup atténué d’une révolution pédagogique tentée par l’Education nouvelle lancée depuis plus d’un demi-siècle à l’assaut de l’école traditionnelle. Il faudra encore 20 ans, et le deuxième souffle de la réforme du système scolaire, pour que naissent les CDI (1974), véritables réceptacles des ambitions de ce mouvement militant pour une autre* pédagogie. Des origines de l’Education nouvelle de la fin du XIXème siècle aux dispositifs innovants du début du XXIème, en passant par les « classes nouvelles » de Gustave Monod (1945), « l’école nouvelle » du colloque d’Amiens (1968) et la « rénovation pédagogique » des années 80, le sème de la nouveauté accompagne la critique virulente d’une école fondée sur la parole professorale et la passivité de l’élève. Sont alors convoquées les valeurs de l’égalité des chances par l’accès libre aux sources du savoir, de la liberté par l’émancipation critique et le travail autonome, mais aussi de la fraternité par la coopération et l’apprentissage de la vie en société. Les grands principes dont héritent les CDI et leurs responsables pédagogiques affirment ainsi la centration sur l’apprenant (projet vs programme), les vertus de l’activité (école active vs école assise) et l’établissement d’un nouveau rapport au savoir (médiation documentaire vs autorité magistrale). A cette époque de massification scolaire et des 10% pédagogiques, le rapport Tallon consacrant la mission pédagogique des responsables des centres documentaires est, sans équivoque, empreint de tous ces espoirs. C’est le temps où l’Education nationale se prépare à faire du CDI le « fer de lance de la rénovation pédagogique ». Le mandat pédagogique délivré aux futurs enseignants documentalistes est clair : représenter une alternative* au modèle traditionnel en instaurant une nouvelle modalité d’appropriation du savoir. Par le biais de la médiation documentaire, il s’agit ni plus ni moins d’apprendre à l’élève, par l’accès direct et critique aux sources de l’information, comment se dégager de la parole du professeur, génératrice d’élitisme et de conservatisme.

2. « J’enseigne, oui, mais autrement »

C’est cette matrice professionnelle qui, aujourd’hui, semble gêner l’enseignant documentaliste dans sa volonté d’affiliation au corps professoral. Attaché à son statut d’enseignant, fier de son CAPES, soucieux de former convenablement tous les élèves, il hésite cependant à assumer tous les attributs afférents, telle l’évaluation certificative. Il préfère généralement se positionner comme un « alter-enseignant* » œuvrant in aliore loco*. C’est que l’introduction du document à l’école est de nature à modifier l’axe de la transmission des savoirs ! Le document, porteur du sème de l’enseignement et de la leçon , entre en rivalité avec le maître traditionnel en contournant la parole magistrale. Toute la pédagogie documentaire est de fait marquée par cette idée de décentrement qui se diffuse dans le triptyque lieu-médiation-savoir. Décentrement spatial et symbolique tout d’abord. Le CDI, lieu centripète, déplace des classes entières, avec leur professeur, pour chercher un savoir autrement* et ailleurs*. Cet ailleurs de l’école au sein même de l’école est toujours ressenti comme une utopie éducative, parée en positif de tous les délices (liberté d’action, coin lecture, moquette et sérendipité) que ne pourrait offrir le reste de l’établissement, cet ici-bas retenu dans la contingence des programmes. A ses origines, le CDI fut imaginé tel un axis mundi, un centre vital, un carrefour éducatif et pédagogique incontournable, situé au cœur palpitant de l’établissement. On voulait qu’il y ait un « centre » et des classes organisées autour. On rêvait d’une bibliothèque qui soit « une université sans professeurs ». S’agissant de la médiation, le fantasme du professeur qui disparaît pour laisser l’élève tout à sa relation avec le savoir documenté nous renvoie sur l’axe « apprendre » du triangle pédagogique. Et puisque dans cette relation le maître doit « faire le mort », ne nous étonnons pas de la posture revendiquée par l’enseignant documentaliste ! La médiation se fait ici discrète, la parole injonctive simple conseil, le premier mot laissé à l’élève . Le rapport au savoir, enfin, enjeu de la médiation documentaire, n’est plus analogue de celui de la Pentecôte, de l’Un vers tous. Le savoir est plutôt à rechercher par chacun, tel que le fait l’orpailleur, dans les sables informationnels des banques de données. Un savoir qui, lorsqu’il passe de l’estrade au CDI, se redécompose en une myriade éparpillée de données informationnelles de moins en moins didactisées et validées. Se décentrer ainsi de la révélation professée, c’est prendre le risque de tout devoir réenchanter, mais aussi celui de confronter, de contester, et de se construire. La force émancipatrice de la documentation tient dans ce rapport au savoir, et par conséquent au pouvoir, ramené à la question du contrôle de son accès. Aujourd’hui, cet autrement* documentaire vise non pas uniquement une information qui se ferait connaissance disciplinaire, mais encore une connaissance disciplinaire de l’information.

3. De l’alibi à l’aliénation du mandat pédagogique

Ceci explique pourquoi les professeurs documentalistes se sont autant investis dans la pédagogie du détour, des parcours diversifiés aux PPCP : ils y retrouvent le grand vent des origines. Cependant, avec le reflux regretté de ces dispositifs, ces enseignants découvrent que leur raison d’être pédagogique s’est échouée, tandis que l’institution propose un renflouement sur des eaux managériales. Qu’a donc fait l’Ecole de ces grandes espérances, des CDI comme des dispositifs innovants ? Des alibis* pédagogiques certainement, au double sens du terme, alibis spatio-temporels d’une part, alibi-échappatoire d’autre part. Il s’est agi tout d’abord d’enfermer dans un ailleurs pédagogique ce paradigme du détour qui devait servir de catalyseur à la réforme de l’école, et de le rejeter à la marge avec quelques heures dédiées. C’est également, s’agissant des CDI, un alibi spatial. Bien loin de la métaphore originelle du cœur irriguant toute l’activité de l’établissement, le CDI, relégué à l’état de simple possible pédagogique, confine ses vertus réformatrices dans un lieu séparé de là où se vit l’essentiel de la transmission du savoir. C’est enfin un alibi-échappatoire où la rénovation, réduite à la portion congrue, a été ostensiblement exhibée pour être mieux maîtrisée, permettant à l’institution de se disculper de l’accusation qui pouvait lui être faite d’avoir ignoré de telles opportunités. Comment croire, d’ailleurs, que ces dispositifs, distillés à dose homéopathique dans le cursus de l’élève, pourraient changer la donne et infléchir radicalement l’Ecole ? Ce désengagement a pour conséquences le subalternat* des professeurs documentalistes, l’aliénation et l’altération des contenus d’enseignement. Le subalternat, ou état d’auxiliarité de la Documentation à l’égard des disciplines instituées, subit une triple série d’oppositions discriminantes entre la connaissance disciplinaire et le support documentaire, entre le contenu et le méthodologique, entre la spécificité et la transversalité. Ces clivages infèrent clairement des niveaux de valeur contrastés entre des matières jugées nécessaires, et donc enseignées en continu, et une autre qu’on laisse à la bénévolence. La Documentation voit en outre ses contenus aliénés* par les programmes disciplinaires, ainsi que s’emploie à le démontrer l’institution, quand bien même l’argument de transversalité ne tient plus devant l’émergence d’un champ conceptuel documentaire. Sommés de se recentrer sur leur service managérial, les certifiés de documentation se voient déchus de leurs compétences pédagogiques, et délestés des contenus à enseigner au motif qu’on retrouve des savoir faire convoqués de manière sporadique dans les programmes. Ces savoirs ne sont bien évidemment ni structurés ni organisés en progression tenant compte des niveaux. Cette aliénation des objets d’enseignement a pour effet leur notable altération* sur le plan épistémologique. Convoqués en tant que savoirs auxiliaires mais nullement enseignés, ce sont des savoirs para-didactiques, selon l’expression d’Yves Chevallard. Pis encore, les concepts info-documentaires sont quant à eux proprement ignorés, ce qui les cantonne à un statut proto-didactique de savoirs ni convoqués ni enseignés ! Ce principe d’altération s’applique encore à la mission pédagogique du professeur documentaliste, comme en témoigne la faveur qui est aujourd’hui prêtée à l’expression substitutive de « fonction documentaire ».

4. Passer de l’alternatif au continu

Pour passer de formations info-documentaires de type alternatif* et bricolé à un enseignement continu et maîtrisé, l’élaboration d’un curriculum est indispensable. Il organise la cohérence, la progressivité, les modalités d’apprentissages et d’évaluation des contenus à enseigner. Pour ce faire, un processus de didactisation est engagé qui structure une réflexion approfondie. Il revient cependant à l’institution de garantir l’égalité républicaine de cet enseignement et de sa validation sociale au sortir de l’école. Il lui revient encore de fournir un cadre organisationnel permettant d’assurer la pérennité de cet enseignement, lequel devrait articuler des temps interdisciplinaires pour rendre les savoirs opératoires et des temps disciplinaires pour les structurer. Il reste non seulement à sortir de l’alternatif des contributions épisodiques, mais encore à dégager la Documentation de l’alternative pédagogique où l’on ne cesse de la cantonner tout en l’auréolant. L’Information-documentation ne peut pas être une alternative, c’est une nécessité.


Petit lexique de l'autrement documentaire

  • Ailleurs: adv. Dans un autre lieu

    n.m. Evocation exotique, utopie

  • Autre: qui n’est pas la même chose

  • Autrement : en parlant d’un autre possible

  • Alibi : 1. Dans un autre endroit, ailleurs

      2. Ce qu'on met en avant pour se disculper 
    
  • Aliéner : transporter à d’autres son droit de propriété

  • Alter- : l’autre [en parlant de deux]

  • Altérer : rendre autre, dans un sens négatif

  • Alternatif : de temps à autre, périodique

  • Alternative : solution de remplacement

  • In aliore loco : dans un autre lieu

  • Subalternat : état de celui qui occupe une position inférieure


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