Entrer dans la culture de l’information par les usages

Des formations à la méthodologie documentaire, fondée sur le retrouvage et la prescription disciplinaire, à l’enseignement de l’information-documentation dont l’enjeu n’est ni plus ni moins que l’insertion sociale et culturelle à la société dite de l’information, le mandat pédagogique de l’enseignant-documentaliste est en pleine mutation. Si la politique documentaire peut être saisie comme une réponse bibliothéconomique adaptée aux profonds bouleversements qui ont touché l’école au tournant du millénaire (rapport Pouzard, 2001), la didactique de l’information, quant à elle, en constitue la réponse pédagogique. La question des savoirs info-documentaires à enseigner a été l’un des premiers chantiers de cette nouvelle didactique. Un autre chantier, complémentaire et tout aussi fondamental, a été récemment engagé qui explore les pratiques informelles des élèves et leurs résistances cognitives. Aujourd’hui, un troisième chantier s’ouvre, celui des démarches pédagogiques et des scénarios didactiques qu’il conviendrait de mettre en œuvre dans le cadre de cet enseignement-apprentissage. Comment faire pour construire ces nouveaux savoirs au travers d’activités qui permettraient à la fois un travail sur et avec les outils documentaires d’aujourd’hui, bien souvent emblématiques du Web2.0, tout en permettant aux élèves d’y trouver du sens ? L’entrée par les usages, qui vise à instaurer des pratiques efficaces, éclairées et responsables en référence et en réponse à des pratiques informelles souvent ignorantes, constitue l’une des pistes à explorer en priorité.

NB : Seuls les fichiers à télécharger (pdf) sont mis à jour.

Le nouveau mandat pédagogique

Aujourd’hui, la montée en puissance de la prise de conscience scientifique, économique et politique de la prépondérance d’une culture de l’information d’une part, et la découverte de la participation spontanée de nos élèves à cette culture d’autre part, ont placé les enseignants-documentalistes devant un défi éducatif sans précédent pour eux.

Une didactique nouvelle est en train de naître, qui prend pour socle scientifique les sciences de l’information et de la communication (S.I.C.), et pour objet d’étude les phénomènes de la société dite de l’information, à savoir ses outils, ses usages, ses processus, ses produits et l’ensemble des problématiques que ces objets génèrent lorsqu’ils remettent en cause les schémas anté-numériques.

Si l’action formatrice consistait, jusque là, à développer des compétences info-documentaires de recherche d’information afin que les élèves agrègent de manière autonome les savoirs dont ils avaient besoin, la nouvelle donne numérique conduit aujourd’hui les professeurs-documentalistes à faire entrer les générations qui lui sont confiées dans la culture de l’information.

Une nouvelle compétence à construire

Ce nouveau paradigme n’écarte pas l’ancien, attaché à la maîtrise de savoirs procéduraux, mais au contraire l’intègre et le finalise. Ainsi, l’efficacité, qui était auparavant la seule compétence recherchée, s’enrichit de la compréhension des principes et des enjeux, se prolonge par la créativité qui fait passer de la consommation à la production et trouve ainsi sa finalisation par une inscription dans le monde réel qui mobilise la pensée critique comme outil de préservation de l’intégrité de la personne et la responsabilité comme condition immédiate de l’engagement.

  • Savoir répondre efficacement à des besoins diversifiés d’information, de manière responsable pour soi et pour les autres, créative, et en toute connaissance de cause.

Compétences, besoins, outils

Cette compétence nouvellement requise par l’éducation à la culture de l’information n’est pas pour autant nouvelle. C’est surtout l’urgence qu’il y a à la faire acquérir par nos élèves qui est nouvelle. Ce qui évolue plus rapidement que cette compétence intégrative1, ce sont les besoins informationnels générés et suscités aujourd’hui par les réalisations technologiques du Web et particulièrement, ces dernières années, du Web2.0. Mais la ronde effrénée des outils mis à disposition est encore plus rapide que celle des besoins, sans que l’on sache vraiment si ce sont les outils qui génèrent les besoins ou bien le contraire. Elle est rythmée par l’association compétitivité / créativité des nouveaux modèles économiques dont le principe repose sur la devise selon laquelle « un concept est un business ».

S’y connaître pour mieux en être

Aujourd’hui, pour entrer dans la culture de l’information, il faut non seulement « s’y connaître », mais encore « en être ». S’y connaître signifie que l’on a développé un niveau d’expertise en efficacité et intelligibilité suffisant pour être en mesure de satisfaire à la fois ses besoins et ne pas être dépendant de stratégies à visée hégémonique. En être, c’est, fort de cette expertise, être responsable de ses actes informationnels et documentaires, être créateur et diffuseur de contenus originaux. C’est encore appartenir à une communauté qui produit, co-produit et échange de l’information. C’est enfin conserver, en toute connaissance de causes et par la maîtrise de son activité sur la toile l’intégrité de son identité numérique. En être implique par conséquent une modalité autre que celle de la connaissance que recouvre le fait de s’y connaître et qui ressortit à l’usage de l’information dans un contexte numérique et social.

Entrer_par_les_usages_1.

L’entrée par les usages

Une approche pédagogique originale, susceptible d’aborder de front les deux facettes de cette compétence, consisterait à entrer par les usages informationnels et documentaires. L’entrée par les usages a ceci de particulier qu’elle cherche à articuler les besoins informationnels aux outils info-documentaires actuels dans le but de construire cette compétence.

  • Proposer aux élèves des scénarios didactiques au cours desquels, pour mener à bien une tâche conduisant à la construction des compétences visées, ils doivent identifier des besoins informationnels qui, pour être satisfaits, nécessitent de faire un usage efficace, éclairé, créatif et responsable d’outils appropriés.

Entrer_par_les_usages_2

Le but n’est pas seulement de connaître, de savoir choisir et de savoir comment fonctionne et utiliser au mieux ces outils, mais encore d’acquérir, au-delà et au travers de ces outils, des savoirs informationnels et documentaires. Il faut donc à la fois que l’élève travaille AVEC et SUR ces outils, lesquels doivent être appréhendés comme autant de manifestations concrètes des phénomènes de la culture de l’information.

Les besoins d’information

Usages et besoins sont corrélés et interdépendants, les premiers permettant la satisfaction des seconds2. Par ailleurs, les besoins d’information dépendent étroitement des personnes et des projets qui les animent. Ces projets personnels ont pour cadre le projet d’apprentissage mis en place dans une situation didactique proposée par l’enseignant. Les besoins d’information réclament, pour être identifiés, d’avoir non seulement des connaissances sur l’état de ses propres connaissances et du moyen de construire celles-ci, mais encore, s’agissant de l’information, de la connaissance des types de procédures socio-techniques existantes, appelées fonctions info-documentaires, qui augmentent en nombre et en complexité avec l’évolution des possibles numériques.

Ces fonctions ne sont en aucune façon exclusives les unes des autres. Voici parmi les principales celles que l’élève doit savoir mobiliser lorsqu’il s’efforce de satisfaire ses besoins informationnels, et qu’il doit pouvoir organiser et mettre en œuvre de manière stratégique à partir des activités qui lui sont proposées :

Entrer_par_les_usages_3

Notons qu’à chacune de ces fonctions (recherche, veille, partage, etc.) correspond une capacité particulière (savoir rechercher, savoir veiller, savoir partager de l’information, etc.)

Au cours de l’activité d’apprentissage, une analyse d’une ou de plusieurs de ces fonctions doit pouvoir être conduite. Elle porte notamment sur :

  • la corrélation entre le besoin d’information exprimé et ces fonctions

  • le champ d’activités que recouvre chacune de ces fonctions

  • la stratégie à mettre en œuvre dans le cadre de ces fonctions

  • la corrélation entre la fonction mobilisée et la compétence info-documentaire à acquérir

  • le choix des outils appropriés à ces fonctions

.

Les outils, supports de l’apprentissage

Hier, les besoins informationnels étaient indexés aux programmes, du moins à chaque fois que la documentation était sollicitée pour illustrer ou mener au cours. A cela ne correspondait que la fonction retrouvage (rechercher-trouver-présenter l’information demandée). Un seul outil, le logiciel de recherche documentaire, suffisait à honorer ce contrat, même lorsque les gisements d’information ont commencé à apparaître au-delà de l’horizon des CDI.

Aujourd’hui, la relation besoin-fonction-outil se complexifie à mesure que les offres informationnelles et technologiques se multiplient d’une part, et que les pratiques des jeunes s’étendent dans la sphère privée d’autre part. Il faudra tenir compte des besoins, des fonctions et des outils. De plus, ces outils sont produits, accessibles et évolutifs hors l’école, et c’est bien qu’ils le restent si l’on vise l’insertion à la culture de l’information. Ce ne sont pas les outils, et leurs approches manipulatoires, qui doivent être didactisés, mais bien les usages.

Dès lors, et dans un contexte numérique en ligne, les outils seront bien évidemment majoritairement ceux du Web social. Ces outils auxquels peuvent aisément se référer les natifs numériques que sont nos élèves au travers de leurs pratiques informelles. Il importe donc de les aider à mettre un peu d’ordre dans ce chaos de produits et de services, ou « solutions » numériques. Commençons par distinguer entre ces trois catégories :

  • l’exemple, ou le référent concret : par exemple les outils Kartoo, Exalead, Google

  • le concept : par exemple « moteur de recherche »

  • la fonction, ou la catégorie d’outil : (outil de) recherche

Ainsi les besoins seront-ils aisément liés aux outils par l’intermédiaire de l’idée de la fonction, tandis que ces outils serviront à faire levier pour la construction des concepts.

Parmi les catégories d’outils, ou fonctions, citons3 :

Entrer_par_les_usages_4

Quels outils pour quels apprentissages ?

.

Le travail à partir d’une ou de plusieurs catégories d’outil devrait permettre, par le biais d’une comparaison d’au moins deux exemples pour chaque catégorie, de développer une réflexion et de construire des connaissances à saisir en tant que réponses à ces quelques questions4 :

s’agissant de tel outil :

  • quels sont les concepts info-documentaires impliqués ?

  • quels sont ses principaux principes fonctionnels ?

  • de quels savoirs a-t-on besoin pour le dominer suffisamment et non l’inverse ?

  • quelle est son origine ? Dans quel contexte est-il apparu ?

  • quelle a été son évolution technologique et sociale ?

  • à quelle(s) fonction répond-il ?

  • quelles sont ses fonctionnalités caractéristiques ?

  • de quelle stratégie commerciale fait-il l’objet ?

  • quelle est son audience ? Comment l’expliquer ?

  • quels sont ses enjeux économique, politique, idéologique, culturel, etc. ?

  • quels sont ses concurrents ? Qu’est-ce qui est en jeu dans cette concurrence ?

  • par quel type de licence est-il protégé (libre/propriétaire) ?

  • etc.

Attention ! Il n’est évidemment pas question d’enseigner un exemple d’outil en particulier (Google, Twitter ou Netvibes), mais d’enseigner les principes et les concepts structurant une catégorie d’outil auxquels Google, Twitter ou Netvibes appartiennent.

L’outil, on le voit ici, est saisi comme un objet socio-technique multidimensionnel. En tant que concept, il s’inscrit dans une évolution et un contexte socio-historique et culturel saturé de significations. En tant qu’outil servant à travailler l’information, il perpétue la lignée des artefacts documentaires dont il est le dernier rejeton. C’est à cette profondeur culturelle de l’outil que l’on doit amener l’élève à prendre conscience.

Conclusion

.

L’entrée par les usages ne donne pas la priorité aux seuls outils, mais cherche à trouver une articulation équilibrée entre le besoin d’informations relatives à un domaine donné de connaissances et le besoin de savoirs formels relatifs à la culture de l’information. Non seulement les objets concrets et conceptuels participent de celle-ci, mais encore les fonctions documentaires qui en constituent la partie visible et dynamique. La notion d’usage renferme encore l’idée de compétences nécessaires à son accomplissement. Ces compétences, mobilisant des connaissances théoriques et des savoirs opératoires, ainsi que leur construction chez l’apprenant, sont l’objet même de la didactique de l’information (voir la fiche récapitulative en annexe).

L’entrée par les usages, afin d’être plus efficace dans l’appropriation cognitive des élèves, gagnerait à se rapprocher de deux autres démarches de type (socio-)constructiviste que sont la situation-problème et l’apprentissage collaboratif. La première pour tirer profit de la réflexion sur l’analyse des représentations des élèves et l’organisation dynamique de la tâche donnée à l’élève lorsqu’elle fait de l’obstacle cognitif le ressort de l’apprentissage, la seconde parce qu’elle permet de penser les situations de travail collaboratif dans le contexte numérique contemporain du Web social.

L’entrée par les usages, enfin, propose une démarche articulant la continuité de l’héritage de l’éducation nouvelle par son appui sur le monde réel et ses propositions d’activités créatrices (« apprendre en faisant »), aux exigences didactiques d’un enseignement fondé sur une exploration raisonnée de la culture de l’information (faire en toute connaissance de cause).

Entrer_par_les_usages_Recap


  1. Par opposition à la compétence de type procédurale, la compétence intégrative est saisie en tant qu’articulation de connaissances, de capacités et d’attitudes relatives à un usage efficace, raisonné, responsable et créatif de l’information. 

  2. « User de l’information, c’est faire en sorte d’obtenir de la matière information la satisfaction d’un besoin d’information […] » Le Coadic Yves. F. Usages et usagers de l’information. Nathan, ADBS, 2001. p. 22 

  3. Pour ne pas surcharger la liste par ailleurs en constante évolution, nous n’avons retenu pour chaque fonction que deux exemples jugés emblématiques aujourd’hui. 

  4. On trouvera un exemple de cette exploration dans la fiche de données didactiques sur Google. 


Téléchargements