Référence documentographique

Duplessis Pascal. « Quelle entrée dans le curriculum de l’information-documentation ? Le point de vue de trois acteurs : l’institution, la profession, la recherche ». Séminaire du GRCDI « Territoires de la culture informationnelle, approches du curriculum ». Rennes, le 11 septembre 2009.

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Quelle entrée dans le curriculum de l’information-documentation ? Le point de vue de trois acteurs : l’institution, la profession, la recherche

Texte de la communication au séminaire du GRCDI « Territoires de la culture informationnelle, approches du curriculum ». Rennes, le 11 septembre 2009

Sommaire :

  • Introduction
    1. Définition formelle du curriculum
    2. Une expression nouvelle pour un besoin éducatif identifié il y a déjà 30 ans
    3. Un contexte nouveau : la culture de l’information
    4. Itinéraire
  1. Le projet managérial
    • L’institution
    • La recherche
    • La profession
    • Bilan 
  2. Le projet pédagogique
    • L’institution
    • La recherche
    • La profession
    • Bilan
  3. Le projet épistémologique
    • L’institution
    • La recherche
    • La profession
    • Bilan
  • Conclusion

Introduction

Définition formelle du curriculum

Commençons par une définition générale du curriculum, délibérément fonctionnaliste et simpliste, mais idéalement positive à un moment où il ne s’agit pas encore de critiquer ce qui a été fait, mais de marquer le début du chantier par des premières propositions : un curriculum constitue une réponse éducative à un besoin social d’ordre politique, économique et culturel, faisant suite à la nécessité ressentie de s’adapter à un nouveau contexte. Il se présente sous la forme d’un plan d’actions éducatives structuré, en cohérence avec les finalités assignées par l’institution, et englobant tous les aspects liés à la transmission effective d’un capital cognitif donné à un public ciblé, à savoir les contenus, les activités et les méthodes d’apprentissage, les matériels et les ressources, le rôle des acteurs, l’organisation spatio-temporelle et l’évaluation.

S’agissant de l’information-documentation, rappelons qu’il n’existe pas à ce jour de curriculum prescrit par l’institution, ni de projet allant dans ce sens. Si l’institution n’est pas commanditaire, il existe en revanche des initiateurs, qui sont des chercheurs en Sciences de l’information communication (S.I.C.) et les professionnels responsables des centres de documentation et d’information (C.D.I.). Ces acteurs se rejoignent en effet sur l’expression d’un « besoin de formation systématique, complète, progressive et scientifiquement fondée » [Serres, 2005], ce qui appelle une collaboration étroite.

Une expression nouvelle pour un besoin éducatif identifié il y a déjà 30 ans

Le terme curriculum a été introduit en information-documentation en 2000 lorsque Jean-Louis Charbonnier a transposé dans ce domaine une terminologie, un concept et une problématique bien connus des anglo-saxons depuis une trentaine d’années, au travers des études critiques de la sociologie des curriculums [Charbonnier, 2000, 2003]. Les passeurs en France sont d’ailleurs des sociologues [Forquin, 1984 ; Perrenoud, 1996].

Si la tentation curriculaire existait néanmoins depuis le début des années 90 [FADBEN, 1994], le concept ne s’est donc imposé que récemment, et, de manière institutionnalisée, depuis les Assises pour l’éducation à l’information de la maternelle à l’Université qui se sont tenues à Paris en mars 2003 [Assises nationales, 2004]. Cet élan fondateur a permis la prise en charge de ce dossier ambitieux par des chercheurs fédérés, depuis 2006, en ERTé sur le thème « Culture de l’information et curriculum documentaire »1. Le projet de l’ERTé introduit clairement un acteur de poids, la communauté des chercheurs, dans le face à face difficile entre l’institution et la profession. Il marque en outre une étape importante en posant deux jalons indispensables au déroulement de la perspective curriculaire. Tout d’abord, en présentant enfin un adossement disciplinaire spécifique, il apporte les promesses de clarification épistémologique et de légitimation scientifique. Il installe ensuite un objet d’étude conséquent, la culture de l’information, avec ses concepts, ses processus, ses enjeux multi-dimensionnels, ses phénomènes sociaux, ses outils et ses implications dans tous les domaines, aussi bien éducatifs et culturels que politiques, sociaux et économiques.

Un contexte nouveau : la culture de l’information

Le projet éducatif de l’info-documentation peut alors se préciser, se construire, s’orienter. Il s’agira d’acculturer les élèves à l’information, et pour être audible de nos partenaires, de les faire entrer dans la « société de l’information », mais en s’appuyant sur une culture riche et complexe et non seulement sur des approches instrumentales ou procédurales. La culture de l’information, en tant qu’objet d’étude et de recherche, représente un intérêt essentiel sur le plan scientifique puisqu’il devient un objet commun aux S.I.C. et à la didactique naissante de l’information-documentation.

A partir de cette concordance, un dialogue fécond peut enfin s’ouvrir entre, d’une part, les S.I.C., les Sciences de l’éducation et les didacticiens - le GRCDI en est la preuve2- et, d’autre part, entre la recherche et le terrain.

Itinéraire

Pour autant, tout reste à construire… Et la question qui nous retiendra aujourd’hui sera celle, précisément, de l’entrée, ou des entrées possibles, dans ce curriculum. Nous examinerons ici ces différents possibles du point de vue particulier des trois acteurs que sont l’institution, dans son rôle de prescripteur, la recherche, dans ses rôles d’initiateur, d’expert et d’observateur, et, enfin, la profession, dans ses rôles de technicien ou d’ingénieur selon les cas. Ces différentes représentations seront étudiées au travers de trois types de projet : le projet managérial et sa dimension politique, le projet pédagogique et sa perspective formatrice et, enfin, le projet épistémologique dans sa visée d’élaboration de contenus.

1- Le projet managérial

La perspective curriculaire intègre une vision politique propre à définir, prévoir et encadrer son développement. Cette dimension stratégique comprend les méthodes et les processus utilisés par l’institution pour qu’un plan d’éducation systématique soit effectivement décidé, arbitré, élaboré, expertisé, formalisé, validé, puis appliqué et régulé.

Jean-Claude Forquin [1984] note que le curriculum est d’abord un « processus méthodique d’élaboration et d’implantation », ce qui rappelle au moins deux des caractéristiques qui le définissent. En premier lieu, le curriculum implique l’application d’une méthode, laquelle est fondée sur une recherche d’efficacité, et même d’efficience si l’on tient compte des moyens mis en oeuvre, ainsi qu’une ingénierie, et donc la recherche d’une maîtrise qui peut masquer une volonté de pouvoir. En second lieu, le curriculum ne cache pas un désir d’exhaustivité, lequel est tendu vers l’appréhension d’une vision et d’une saisie globales du phénomène éducatif.

Du coup, il est possible de saisir le curriculum comme une structure organisationnelle du système éducatif, articulant les prises de décision et la réalisation sur le terrain via des processus particuliers qui traduisent la nature des échanges à l’intérieur de la société. Il est un projet managérial qui cherche à entraîner une synergie d’acteurs, ce qui renvoie par conséquent à une vision politique des rapports sociaux.

On peut se demander alors si les acteurs en présence partagent une même vision, et s’ils préconisent une même méthode.

11- L’institution

Du point de vue de l’institution, et ce dans les pays centralisés comme le nôtre, il apparaît que l’approche est technocratique, que la communication et la régulation sont organisées de manière forcément descendante et plutôt linéaire.

Les étapes de développement du curriculum empruntent généralement au modèle formalisé par Arieh Lewi dans « Handbook of curriculum evaluation » (1977), qui distingue les six phases suivantes:

  • la définition des buts généraux,
  • le matériel pédagogique (dont les objectifs, les contenus, les situations et les outils) ;
  • les premiers essais,
  • l’expérimentation,
  • la généralisation
  • le contrôle de qualité

C’est d’ailleurs toujours ce modèle que suivent et proposent Marc Demeuse et Christiane Strauven dans un ouvrage de 2006 exposant la manière de « Développer un curriculum d’enseignement ou de formation » [Demeuse et Strauven, 2006]. Dans ce modèle, on observe que les décisions sont prises du sommet de la pyramide, même si des experts sont sollicités et des professionnels consultés. L’idée est simple, voire simpliste qui propose de croire que si la méthode est bien suivie, et si la communication est bonne, le processus devrait livrer un curriculum fonctionnel. C’est bien évidemment là une vision technocratique, fonctionnaliste et idéalisée, qui s’inscrit dans la lointaine filiation des travaux de Ralph Tyler (1949) et du béhaviorisme, et où l’on remarque que le curriculum est saisi comme un objet produit par un management rigoureux. Les rôles sont ainsi distribués entre décideurs et enseignants (ou formateurs) : tandis que les premiers prescrivent (en concertation avec la noosphère), les seconds exécutent. Le professeur, chargé de l’exécution du curriculum, se révèle n’être qu’un technicien.

Cette démarche classique prévaut encore dans la plupart des pays dotés d’un système éducatif centralisé. En France, le Conseil national des programmes, à la suite de la Loi d’orientation de 1989, a été remplacé par le Haut conseil de l’éducation suite à la loi d’orientation de 2005. Ses représentants ne sont plus nommés par le ministre de l’Éducation nationale, simplement parce que le lieu du pouvoir exécutif s’est déplacé. Mais la structure est semblable et procède d’une démarche descendante, ou top down.

12- La recherche

Du coté de la recherche, il peut être distingué deux approches, dont l’une est critique, issue du courant sociologique, et l’autre, à remarquer dans le courant pédagogique, plus volontariste.

La sociologie du curriculum développe un axe de réflexion structuré par une dénonciation et un constat. Il est d’abord dénoncé que les curricula sont des outils au service du contrôle hiérarchique, et qu’ils ne font que refléter les rapports de force et de domination des états qui en font des instruments idéologiques. Le constat, ensuite, fait apparaître que l’approche top-down ne fonctionne pas. Le décalage est grand entre ce qui est idéalisé et prescrit d’une part, et ce qui est véritablement enseigné et appris d’autre part. On enregistrerait ainsi une déperdition du message initial lors de la communication entre les différents niveaux hiérarchiques représentés par l’institution, l’Ecole, la classe et enfin élève, déperdition correspondant aux divers niveaux curriculaires (curriculum formel, curriculum réalisé, curriculum atteint), sans compter le curriculum caché (ou implicite) qui dessine en creux les indicibles de la formation à l’école. Du point de vue didactique, ceci renvoie aux différents degrés de la transposition interne.

Cette conception somme toute fataliste est contrebalancée par une conception volontariste qui voit le curriculum comme un facteur de changement social –une chance à saisir- et où la raison éducative fait pendant à la raison sociologique. L’intention manifestée dans ce cas est au contraire la légitimation du curriculum. Des démarches alternatives sont alors proposées. Ainsi celle mise en acte aujourd’hui par l’ERTé qui est une approche participative, puisque des équipes de chercheurs travaillent en collaboration avec des professionnels enseignants.

Cela dit, nous sommes encore loin des préconisations d’une Hilda Taba (1902-1967) qui, en 1962, s’est affranchi du courant classique pour proposer un modèle souple fondé sur la collaboration entre des enseignants et l’administrateur [Krull, 2003]. Elle pose les quatre principes suivants :

  • Les processus sociaux ne sauraient être ni linéaires ni verticaux.
  • Préférer un système coordonné fonctionnant du bas vers le haut.
  • Préférer un encadrement démocratique et un partenariat fondé sur la compétence plutôt que sur l’administration.
  • La rénovation des programmes est un processus long.

Cecilia Braslawsky, directrice du Bureau international de l’éducation à l’UNESCO, proposait quant à elle les quatre phases suivantes pour guider ce type d’approche ascendante (ou bottom-up ) [UNESCO, 2003] :

  1. La demande de la société ou des parents.
  2. Les réponses des professeurs.
  3. La synthèse de ces réponses.
  4. L’élaboration de standards et leur évaluation.

Braslawsky préconisait encore de tisser un réseau mêlant les deux approches descendante et ascendante, en plaçant l’institution au centre des échanges, lui attribuant ainsi un rôle d’animation.

Dans les deux courants présentés cependant (critique ou volontariste), le curriculum apparaît comme de nature essentiellement négociée.

Une dernière approche, procédant d’une démarche scientifique consistant à analyser les pratiques effectives, peut encore être remarquée. Sur des curricula déjà implantés, il s’agit de comparer le curriculum prescrit par l’institution et le curriculum réel – qui est effectivement enseigné - et de renouveler le premier à partir d’une analyse du second [Haeberli et Audigier, 2006].

S’agissant de l’info-documentation dépourvue de curriculum prescrit, il faudrait alors partir du curriculum « tâtonné » par les professionnels, lesquels assurent des cours depuis trois décennies sans qu’aucune prescription institutionnelle ne vienne les cadrer. C’est ce à quoi travaille aujourd’hui une équipe d’enseignants documentalistes de l’académie de Nantes. Ceci nous amène à examiner le point de vue du terrain.

13- La profession

Il ne saurait être question ici de démarches scientifiques ou même organisées. Cela dit, il est possible de relever quelques observations susceptibles de positionner le concept de curriculum dans les représentations des professionnels.

La notion de curriculum fait l’objet d’une difficile réception dans les rangs des enseignants documentalistes. Trois raisons peuvent être avancées. La première invoque un calage sémantique flou – la confusion tantôt avec le programme, tantôt avec le référentiel de compétences - qui a pour conséquence de développer un sentiment de méfiance. La deuxième raison pointe un déficit d’information relatif à ce cadrage sémantique, dû notamment à une trop faible diffusion des travaux scientifiques sur le domaine. La troisième raison dénonce une formation continue très insuffisante en matière de culture informationnelle et de didactique. Les professionnels, peu informés et peu formés, peinent à se constituer une représentation exacte du curriculum qu’ils appellent pourtant souvent de leurs vœux.

Des projets curriculaires sont régulièrement produits par les équipes d’enseignants documentalistes, œuvrant généralement en regroupements de bassins. Cette approche de type expériencielle rappelle singulièrement celle qui a donné naissance, ces dix dernières années, à cette génération spontanée de référentiels de compétences info-documentaires. On assiste ainsi, aujourd’hui, à la production et à la mutualisation en ordre dispersé d’outils curriculaires pour le collège ou pour le lycée, lesquels outils se présentent bien souvent sous la forme de référentiels de compétences structurés selon les différents niveaux du secondaire. Les enseignants documentalistes se saisissent là de l’occasion de se forger des outils grossiers – mais sans réflexion aboutie sur les finalités et les outils, sans outils évaluatifs, etc. - pour pouvoir travailler avec un minimum de cohérence le long du cursus de l’élève. En l’absence de directives venant de l’institution, il semble que l’on assiste à nouveau à une prise en charge spontanée de plans d’études que la profession décide d’ « arrêter elle-même » et pour elle-même. Inscrites dans une volonté de dépassement de l’injonction institutionnelle, ces pratiques traduisent également une volonté d’auto-formation de praticiens réflexifs, laquelle ne peut suppléer à une nécessaire formation continue.

La dernière remarque concerne la très forte attente – récurrente depuis l’obtention du CAPES en 1989 - d’une prescription institutionnelle. L’approche technocratique, dans ce cas, n’est pas saisie par son aspect négatif traditionnel, qui se manifeste par un rejet de la perspective disciplinaire, mais est au contraire très attendue pour différentes raisons liées au processus de professionnalisation et aux conditions d’exercice. Parmi ces attentes, rappelons le désir d’une légitimation du travail effectué, la systématisation des formations au bénéfice des élèves, la cohérence à l’échelle nationale de ces formations, ainsi que le gain de visibilité identitaire à l’adresse des collègues de discipline.

Bilan 

Trois approches distinctes se dessinent et se complètent pour appréhender la structure organisationnelle d’un curriculum : technocratique et descendante, ou bien participative et ascendante, ou bien encore expériencielle. Prendre en compte chaque acteur dans sa spécificité et sa propre vision de cette organisation permet de faire apparaître l’image d’une nécessaire triangulation où chaque acteur tient une place essentielle. Il reste que le principe de la concertation n’est pas dans l’air du temps et qu’une approche participative ne semble pas, pour l’heure, à l’ordre du jour.

L’évolution des représentations, on le note depuis quelques années, ne peut se faire que par l’entremise de la recherche universitaire qui vient de s’emparer du dossier. La place qu’occupe à présent la recherche semble aujourd’hui prépondérante dans la mesure où elle construit un objet scientifique scolarisable à partir duquel la profession et l’institution peuvent dialoguer. En faisant offre de propositions dans un contexte d’attente des uns et de silence des autres, elle apporte une assise aux prétentions de la profession et peut placer l’institution devant ses responsabilités.

2- Le projet pédagogique

Outre son aspect managérial, un curriculum peut également être saisi comme un projet pédagogique, ie. visant la formation d’un public donné. La question qui est posée ici est celle des modalités de la transmission des connaissances et des conditions de l’apprentissage. Elle renvoie à une conception particulière du rapport aux savoirs scolaires. La littérature évoque à ce propos l’idée d’entrée curriculaire et propose de choisir entre différents paradigmes déterminants relatifs aux grands courants pédagogiques historiquement situés. Ces courants et principes seraient en effet sous-jacents à toutes les prises de décision concernant les divers composantes d’un curriculum. Ils se caractérisent par des démarches pédagogiques particulières, des objectifs d’apprentissage, des objets d’enseignements, l’emploi d’un matériel didactique, la définition du rôle du maître et de l’apprenant, la gestion des groupes, des espaces et du temps, ainsi que par l’évaluation. Comment les différents acteurs conçoivent-ils cette entrée curriculaire ?

21- L’institution

Nous distinguerons, à la suite d’Alain Muller, trois approches utilisées par l’institution pour construire la perspective pédagogique des curricula (Muller, 2006) : entrée par la matière, entrée par les compétences et entrée par les résultats.

Jusqu’à la fin des années 70, l’institution a privilégié l’entrée par la matière (ou par le programme), faisant le choix d’une « rationalité par la substance » Muller, 2006), ie. d’une centration sur les contenus disciplinaires. Cette approche apriorique, où les contenus sont décidés en amont, est fondée sur une vision académique et transmissive des connaissances. Elle s’accorde par conséquent bien avec l’approche technocratique et prescriptive que nous avons relevée précédemment, ainsi qu’avec l’organisation traditionnelle des enseignements, à savoir la linéarité des progressions et le découpage disciplinaire. Ce régime vaut encore pour le lycée et tous les programmes non rénovés en primaire et collège.

La rénovation à l’œuvre aujourd’hui témoigne justement du passage à une autre forme d’entrée, qui est l’entrée par les compétences. Le Socle commun des connaissances et des compétences (2006) fournit un exemple français récent de cette nouvelle façon d’organiser et de donner du sens aux prescriptions disciplinaires. Ce texte à vocation curriculaire engage en effet une rénovation pédagogique dans tous les programmes du primaire et du collège, auxquels il s’attache à restituer une cohérence globale au travers de quelques sept compétences-clés. Il témoigne en outre de la réception par l’institution de l’idée de la dimension intégrative de la compétence, lorsque celle-ci est considérée comme la combinaison, dans un contexte particulier, de trois types de connaissances que sont les connaissances proprement dites, les aptitudes et les attitudes. On peut ainsi lire dans l’avant-propos que « maîtriser le Socle commun, c’est être capable de mobiliser ses acquis dans des tâches et des situations complexes » [M.E.N., 2006]. Cela dit, le texte entretient une certaine ambiguïté sémantique lorsqu’il maintient, dans son appellation même, à la fois les notions de connaissance et de compétence. De même, nombre de ses « piliers » entretiennent la confusion entre compétence et champ disciplinaire, faisant l’objet « à un titre ou à un autre, des actuels programmes d’enseignement ».

L’entrée par les résultats (ou par les outputs ), enfin, se caractérise par une centration sur la réussite des objectifs visés et non plus sur la formation elle-même qui n’est pas décrite. C’est une approche a posteriori, comme l’illustre le B2i ou encore les livrets de compétences associés au Socle commun. Les résultats attendus sont mesurés par des « indices de performance » et validés pour obtenir une certification. Qui plus est, ils tendent à conditionner l’avenir même des dispositifs qui les produisent, dans une logique entrepreneuriale d’obligations de résultats. Pour Christine Barats [2008], cette approche par les outputs connote le passage d’une culture des moyens à une culture des résultats, via la recherche de l’efficience.

22- La recherche

Le monde de la recherche pose un regard critique sur ces choix institutionnels en même temps qu’il fait œuvre constructrice en ouvrant un chantier didactique.

Une analyse de la rhétorique institutionnelle permet une lecture critique de ces dernières orientations. Christine Barats s’interroge ainsi sur les enjeux sociétaux sous-jacents à ces discours. Pour elle, l’idée d’une compétence jugée « indispensable » s’inscrit dans une rhétorique de la compétitivité entre états et marchés. Cette urgence, associée à l’idée de « retard » à rattraper pour le pays, de « défis » à relever, d’efficience et de démarche qualité dénotent un discours relevant d’une internationale éducative. Le fait est que le Socle commun n’est que la déclinaison française de la « Proposition de recommandation du parlement européen et du conseil sur les compétences clés pour l'éducation et la formation tout au long de la vie » [Commission des communautés européennes, 2005]. On peut notamment y lire que « l’esprit d’entreprise est l’une des compétences clés ». Les préoccupations économiques et la finalisation de l’éducation - qui doit répondre aux « besoins de l’économie de la connaissance » - y sont de fait affichées sans vergogne, justifiant de manière pragmatique l’entrée par la compétence en vue d’une meilleure adaptation économique à la mondialisation. Cette dynamique européenne à l’œuvre montre bien comment des changements sociétaux, ici de nature économique, déterminent les changements curriculaires et ce, davantage que les avancées de la réflexion pédagogique [Crahay, Audigier et Dolz, 2004].

Si la communauté des chercheurs en S.I.C. et en Sciences de l’éducation fait une lecture critique des préconisations institutionnelles, elle propose également une écriture didactique dont les problématiques tissent progressivement les axes forts de l’entrée pédagogique du curriculum. Même si des points de vue divergent selon les sensibilités, il semble déjà exister un consensus pour écarter l’idée d’une approche par la matière et d’une approche par les seuls objectifs. Les regards se tournent plutôt vers une entrée par les compétences intégratrices, par les savoirs opératoires et par les situations lorsqu’elles sont construites à partir de questions problèmes ou même de questions « vraies ». Dans ce cas, les problématiques recherchées doivent articuler, d’une part, le sujet et son environnement – constitué ici des objets et des phénomènes de la culture de l’information - dans une perspective constructiviste et, d’autre part, dans une perspective socio-contructiviste, le sujet et les autres sujets à l’intérieur de cet environnement, en intégrant pour ce faire les compétences communicationnelles composant la culture de l’information. Si beaucoup reste encore à définir, la question, néanmoins, se précise aujourd’hui : quelle démarche pédagogique pour quel curriculum documentaire ?

23- La profession

Du point de vue de la profession, il semble que le modèle classique de pédagogie documentaire fondé sur la méthodologie de la recherche documentaire soit peu questionné. On peut se demander en un premier temps quelle réception la profession fait de ces diverses propositions institutionnelles. L’entrée par la matière est vivement contestée, puisqu’elle renforce une identité professionnelle fondée sur le rejet de l’école traditionnelle et de ses symboles, tels le programme et l’approche discursive du cours. L’approche par les compétences, ensuite, séduit assez. Elle est en effet perçue comme proche de l’outil référentiel bien connu, même si la dimension intégratrice de la compétence n’est pas toujours assumée. L’approche par les résultats, quant à elle, semble plutôt cliver la profession. Elle paraît intéressante à certains enseignants documentalistes parce qu’elle permet de continuer à évaluer des compétences procédurales sans « noter », par simple validation ponctuelle, et se satisfait d’un régime de formations aléatoires. Elle paraît en revanche insatisfaisante lorsqu’elle est saisie comme favorisant la déresponsabilisation pédagogique de l’enseignant documentaliste. Paradoxalement, elle est instrumentalisée par cet enseignant pour justifier des séquences de formation en amont d’une évaluation, quitte à réduire l’empan des savoirs à enseigner possibles en se cantonnant dans le cadre étroit du domaine 4 du B2i. On mesure cependant bien, au travers de cette entrée par les résultats qui, très rapidement, génère de nouvelles pratiques perverses – lorsque les professeurs documentalistes croient « valider » des compétences alors qu’ils ne font qu’ « évaluer » des apprentissages acquis pendant la séquence -, combien les dispositifs de validation dirigent et contraignent la formation. L’approche par les situations, enfin, séduit progressivement la profession tant elle lui paraît en conformité avec sa vision d’un apprentissage contextualisé, qui met l’élève en activité et qui favorise l’interdisciplinarité. Il reste que l’approche par les situations-problèmes, loin d’être maîtrisée, est peu connue, ou mal connue des professeurs documentalistes.

Si l’on s’intéresse de plus près aux démarches effectivement réalisées lors des apprentissages documentaires, on rencontre un modèle quelque peu hésitant, oscillant entre une finalisation de ces apprentissages au bénéfice des disciplines instituées – instrumentalisation prescrite par l’institution – et une recherche de nouvelles modalités d’enseignement-apprentissage capables de soutenir la construction de savoirs spécifiquement info-documentaires. La pédagogie documentaire héritée de la fin des années 70 se définit le plus souvent par une série d’oppositions construites sur des représentations de modèles disciplinaires traditionnels. Ainsi sont opposés la démarche frontale à l’accompagnement individualisé, le transmissif et le passif à l’actif et l’interactif, le théorique au pratique, le discursif au procédural, etc. Cette réaction à l’encontre du modèle disciplinaire représenté fonde en quelque sorte l’identité du professeur documentaliste. Pour autant, les collaborations sont vivement recherchées, mais souvent comme seul viatique pour pouvoir former les élèves. Au final, la proposition pédagogique documentaire se présente comme une « démarche adaptée » aux configurations multiples des partenariats avec les disciplines.

S’agissant de ces nouvelles modalités d’enseignement-apprentissage préparant la transmission de savoirs info-documentaires spécifiques, il apparaît que la profession tâtonne et suit diverses voies. L’approche par la matière, ou le programme, tente régulièrement la profession qui fait alors quelquefois montre d’une appropriation incertaine des premières avancées de la didactique de l’info-documentation. Dans ce cas où les séances visent la conceptualisation des notions info-documentaires décontextualisées, il est possible que le modèle transmissif ou expositif des disciplines, bien que traditionnellement critiqué, soit repris. On peut cependant remarquer, dans les séquences mutualisées en ligne, quelques démarches d’exception. Par exemple, l’entrée par la matière peut aussi appeler une approche inductive. Une entrée par les compétences peut être tentée au travers de situations-problèmes. Par contre, une nouvelle entrée, par les pratiques, basée sur le repérage des routines procédurales et des représentations des élèves, peut requérir selon les cas une démarche de réfutation, lorsque l’enseignant, preuve à l’appui, déconstruit pas à pas les conceptions qui ont émergé.

Bilan 

Ici encore, des écarts importants sont observables. A distance des prescriptions pragmatiques des systèmes éducatifs cherchant à imposer une vision monovalente pour toutes les disciplines – l’entrée par les résultats - et d’une approche méthodologique qui confine la documentation comme l’éternelle auxiliaire de ces disciplines, la recherche en S.I.C. et en Sciences de l’éducation prend le temps de la réflexion. La perspective didactique, critiquant l’une et bouleversant l’autre, cherche un nouveau modèle pédagogique qui soit adapté au changement d’objet qu’elle propose. Il s’agit ni plus ni moins de faire passer la profession de la transmission de la méthodologie documentaire à celle de la culture de l’information. Le projet curriculaire de l’info-documentation est né de la prise de conscience de ce nouvel objet de savoir. Comment sera dessinée sa dimension épistémologique ?

3- Le projet épistémologique

La conception du curriculum en tant que projet épistémologique s’intéresse à la détermination des savoirs et des types de savoirs qui font l’objet de la transmission. La culture de l’information, comprise ici comme l’ensemble des savoirs opératoires permettant la saisie intellectuelle, pratique, créatrice et éthique des fonctions documentaires, des phénomènes informationnels et des problématiques liées à l’usage de l’information dans toutes ses dimensions sociales, se révèle être un objet d’étude commun aux S.I.C. et à la didactique, déterminant ainsi un horizon d’acculturation pour le projet de formation de l’info-documentation.

Le projet épistémologique se structure à partir de deux questions clés relatives aux contenus enseignables et à leur valeur : que doit-on enseigner/apprendre à l’école et pour quoi ? Les savoirs scolaires de l’info-documentation sont-ils disponibles et utilisables ou restent-ils à élaborer, et de quelle manière ? La question des enjeux, du « pour quoi », peut déjà être brièvement rappelée ici, tant elle surplombe et structure le projet dans son ensemble. Nous distinguons ici quatre type d’enjeux permettant de donner un sens et une légitimation au curriculum saisi comme un plan général de formation : un enjeu d’intégration socioculturelle, inscrit dans une logique d’adaptation à la société de l’information ; un enjeu laïc, au sens de préservation de l’intégrité de l’identité psychologique, morale et politique de l’individu, inscrit quant à lui dans une logique de responsabilité ; un enjeu cognitif, dans la mesure où l’usage raisonné de l’information doit permettre, dans une logique d’apprentissage, la transmission des savoirs et la construction des connaissances ; un enjeu épistémologique, enfin, qui surplombe les trois premiers, inscrit dans cette perspective « méta » qu’a développée Eric Delamotte [2007]3 et qui est fondée sur l’analyse des processus sociologiques, politiques, économiques et psychologiques de l’information, ainsi que sur la compréhension des rapports entre information, connaissance et savoir.

Comment nos trois acteurs se saisissent-ils du projet épistémologique pour orienter la perspective curriculaire ?

31- L’institution

Quel est le projet épistémologique du système éducatif pour l’info-documentation ? La réponse ne peut se concevoir que rétroactivement, dans une perspective historique.

Ainsi dans les années 80, le type de connaissance visée se limite aux seuls savoirs procéduraux et méthodologiques, tels qu’ils sont listés dans la première partie de la circulaire de missions (1986). A cette époque, la méthodologie documentaire est même rapprochée de la méthodologie du travail intellectuel [Michel, 1989], suite à une confusion entre la notion de capacité et la notion de compétence. Ainsi, pour Jean Michel, par exemple, « trier de l’information, c’est toujours trier ». Cette réduction à des capacités génériques conduit la décennie suivante à asseoir l’idée que les compétences documentaires sont transversales et doivent par conséquent être travaillées à partir des seuls contextes disciplinaires. Cette visée adaptationniste héritée des bibliothèques, qui réduit l’info-documentation à un simple accessoire de la panoplie pédagogique des professeurs de disciplines, fait l’impasse absolue sur la culture de l’information en tant qu’objet spécifique d’étude. Les années 2000 confirment cet état de fait en proposant de gérer ces formations erratiques par un dispositif d’évaluation par les résultats, en l’occurrence le référentiel de validation B2i. Les « capacités et attitudes » info-documentaires sont même dissoutes, par le biais du Socle commun et de son quatrième pilier, dans la « culture numérique », brouillant encore un peu plus le véritable fondement épistémologique de l’info-documentation.

Au total, les objets de savoir de la culture de l’information ne sont toujours pas identifiés comme tels. De fait, la dimension épistémologique de l’info-documentation est triplement occultée. Elle l’est d’abord au travers du refus d’engager une réflexion sur le rapport de l’information à la vérité, tant que la formation est maintenue dans le giron disciplinaire qui clôt la question pour des raisons d’efficacité et de programme. Elle l’est ensuite au travers du traitement de la question fondamentale de l’évaluation de l’information, toujours cantonnée dans la catégorie des capacités (savoir critiquer l’information) et des attitudes (posséder un esprit critique) sans recours à des savoirs déclaratifs relatifs aux notions, aux processus et aux outils info-documentaires. Elle l’est enfin tant que l’info-documentation reste diluée dans une approche « traversante », avec un statut de savoir proto-didactique, i.e. un savoir qui n’est pas perçu, et par conséquent pas enseigné [Chevallard, 1991].

32- La recherche

Du point de vue de la structuration des savoirs, le travail de la matière Info-documentation, in fine, vise à composer une matrice disciplinaire, selon l’expression proposée par Michel Develay [1992] pour évoquer le principe d’intelligibilité organisateur d’une discipline. C’est à l’occasion du passage de l’ancien paradigme documentaire (l’accompagnement méthodologique au service de la médiation documentaire) au nouveau (l’acculturation à l’information) que cette nécessité de définir ce qu’est la matrice disciplinaire de l’info-documentation prend tout son sens. Le second paradigme ne s’inscrit pas dans la continuité du premier, mais fait bien rupture puisque l’on passe en même temps d’une logique de finalisation (la documentation auxiliaire des disciplines instituées) à une logique d’étude (la documentation, objet de savoir). Ce projet de structuration peut s’organiser à partir de trois axes à considérer en interaction. Il s’agira de définir et de hiérarchiser les objets d’enseignement-apprentissage selon différents types de connaissances, parmi lesquels on peut déjà retenir les savoirs factuels, les principes, les savoirs opératoires ou compétences intégratives, les connaissances procédurales. Ces objets de savoir doivent ensuite pouvoir être articulés à des situations signifiantes pour l’élève et permettant des contextualisantes multiples, toujours référées aux phénomènes contemporains de la culture de l’information. Des tâches engageant l’activité et la motivation de l’élève pourront ainsi être proposées dans le but de favoriser la conceptualisation à partir d’actions et de projets concrets. Des objets didactiques doivent enfin être identifiés, qu’ils soient sélectionnés à partir des phénomènes observés dans le monde de l’information et ses réseaux (médias, productions, processus) ou bien construits en vue de pouvoir faciliter l’étude des premiers.

S’agissant de l’identification des objets de savoirs à scolariser, le projet épistémologique est ambitieux et se veut surtout ouvert. Il constitue l’œuvre par excellence de la didactique dans son activité de production et de critique du savoir scolaire. Le défi présent consiste à réaliser une synthèse des différentes transpositions didactiques en mobilisant plusieurs sources possibles, qu’elles soient internes ou externes à la discipline. Ces processus transpositionnels travaillent ainsi aussi bien les savoirs savants que les savoirs experts des professionnels (en documentation, dans les métiers de l’information, du journalisme, dans la recherche, etc.), les savoirs expérienciels des élèves dans leur pratique documentaire à l’école, ou encore les savoirs informels, acquis hors du champ de l’école. La difficulté de cette tâche s’accroît encore lorsqu’il s’agit de conserver et d’intégrer une perception aiguë de l’évolution rapide des phénomènes à l’œuvre dans la société de l’information, phénomènes qui, nous l’avons rappelé, constituent les objets d’étude à partir desquels les savoirs doivent être identifiés, sélectionnés et scolarisés. Mais partir de ces objets et de ces savoirs ne saurait garantir le succès de l’entreprise. Il faut encore tenir compte des niveaux d’abstraction propres aux élèves suivant leur âge.

33- La profession

Cette fois-ci encore, il ne sera possible que de partir de constats. Il faut acter l’idée que la profession ne parle pas d’une seule voix et qu’elle reste fractionnée en différentes professionnalités (documentalistes, bibliothécaires, animateurs, enseignants). Il est de plus très difficile de se faire une image nette du curriculum réel, c’est-à-dire de ce qui est aujourd’hui réellement enseigné dans les C.D.I. Ainsi, la détermination des objets enseignés est liée aux représentations que se fait la profession sur les finalités de l’éducation à l’information. Celle-ci se réalise effectivement autour de deux pôles principaux que sont, d’une part, la maîtrise de la méthodologie documentaire et, d’autre part, le développement de quelques attitudes très régulièrement convoquées par les enseignants documentalistes : l’autonomie, l’esprit critique, le réflexe de protection contre les dangers de l’internet. Le dépassement du paradigme méthodologique, sur le terrain, n’en est encore qu’à ses balbutiements. La prise de conscience de l’évolution rapide du contexte informationnel se fait parfois de manière brutale, lorsqu’il s’agit de prendre en compte, ou de faire face, aux pratiques informelles des élèves, mais elle s’opère le plus souvent sur le seul mode constatif et se traduit peu par des actes didactiques. Des attitudes de refus ou de rejets sont ainsi fréquemment enregistrés chez les enseignants documentalistes qui font souvent aveu d’impuissance devant les prétendues compétences des digital natives [Cordier, 2009].

Dans quelques cas, encore en marge des pratiques pédagogiques de référence, on peut toutefois enregistrer un certain degré de réception des nouveaux apports de la didactique de l’information. On observe alors des tentatives d’expérimentation encore souvent maladroites tant la transposition didactique interne est peu maîtrisée. Dans le même ordre d’idée, et pour conclure, il s’avère que la référence aux S.I.C. comme légitimation scientifique des objets d’apprentissage et comme support de l’identité disciplinaire n’est pas encore suffisamment intégrée. Pour autant, cet ancrage épistémologique participe du processus de professionnalisation du corps des enseignants documentalistes et modifie peu à peu les représentations de ces derniers. Cette évolution est grandement favorisée par la communauté des chercheurs qui ne cessent, depuis quelques années, d’interpeller le terrain et de mettre à sa disposition les éléments qui lui manquent pour tenir compte, justement, de la nouvelle donne numérique et de ses impacts sur les pratiques informelles des élèves.

Bilan 

Ces positionnements divers, très contrastés, font penser que le chemin à parcourir est encore long. Il est caractérisé par l’évitement de l’institution à concrétiser un dispositif éducatif d’acculturation à l’information ainsi que par un tropisme marqué pour la culture numérique. La recherche universitaire, quant à elle, tend vers la clarification de ce nouvel objet de connaissance qu’est la culture de l’information. Ce faisant, elle donne des gages épistémologiques à une profession qui peine encore à résoudre la question identitaire à partir de l’élucidation du mandat pédagogique, enfermée qu’elle est dans une perspective bibliothéconomique attachée au concept d’ information literacy [Le Deuff, 2009].

Conclusion

Ce petit tour d’horizon des positionnements des différents acteurs, autour de l’idée centrale de l’établissement d’un curriculum pour l’info-documentation, montre à quel point les finalités éducatives et les enjeux sociaux instrumentent les choix à partir de logiques propres qui vont conditionner la nature et la dynamique d’un curriculum. Cette question des fins est bien évidemment fondamentale. Elle conditionne l’identité, l’orientation et la structuration de la matrice disciplinaire dont les premiers travaux sont à l’heure actuelle à l’état d’esquisse. C’est dire si la réflexion devrait commencer par s’appuyer sur une analyse comparée des discours de ces trois catégories d’acteurs sur les finalités des formations documentaires. Elle se doit par conséquent d’être à la fois critique, mais non pessimiste, et largement ouverte si elle veut explorer de nombreux possibles. En tout cas, toute réflexion sur le curriculum de l’info-documentation doit rassembler, auprès des chercheurs en S.I.C., des didacticiens, des pédagogues et des sociologues de l’éducation [Crahay et Forget, 2006]. Les sciences de l’éducation sont ici à leur juste place, celle de discipline de synthèse.

Un dernier point peut être considéré qui lie la question curriculaire à la question disciplinaire. Si l’évocation d’un curriculum est réservé à une matière et aux conditions de sa transmission à un public scolaire, la discipline, en détourant ses frontières et en déterminant des rôles et des responsabilités, en permet la systématisation et la visibilité. Pour cette raison, les deux questions sont bien corrélées, et tout à faites pertinentes à propos de l’info-documentation en France, à l’intérieur d’un système éducatif comprenant déjà des professeurs certifiés de « quelque chose » - bien que ce ne soit pas précisé dans l’intitulé de la fonction -, ce « quelque chose » étant très fortement proche de la matière en question.

Mais quid de cette discipline ? Deux questions essentielles nous permettront d’ouvrir pour conclure. Quelle est, en premier lieu, la fonction de la discipline dans l’orientation scolaire et professionnelle des élèves ? C’est alors se poser la question de son enjeu social, et non pas seulement de son enjeu éducatif ou citoyen. Il faut par conséquent se demander si ce curriculum doit intégrer, au niveau de l’évaluation, une fonction certificative et sélective propre, comme c’est le cas pour d’autres matières, ce qui confirmerait sa spécificité épistémologique en confortant sa visibilité ou bien, à l’inverse, s’il doit continuer à faire de l’info-documentation un adjuvant des autres disciplines ?

En second lieu, que dire de sa relation avec les autres disciplines ? En 1968, Frank Musgrove dépeint les matières scolaires comme des « communautés sociales » défendant leurs acquis, leurs frontières et leurs droits à durer [Crahay, Audigier, Dolz, 2006]. Les liens qui les lient aux autres sont alors soit des liens de compétition soit des liens de coopération. Bernstein [1997], en 1969, poursuit cette idée en opposant les disciplines de type cloisonné aux disciplines de type intégré. Le premier type se caractérise par une fermeture aux autres disciplines, se retranchant derrière la barrière de la spécialité et cherchant des rapports de force et des hiérarchies disciplinaires. Le second type, au contraire, propose un modèle d’ouverture où les contenus sont subordonnés à une idée générique offrant des ponts avec les autres disciplines, insistant plutôt sur les processus cognitifs que sur les états de connaissance et visant par conséquent des relations horizontales et coopératives [Forquin, 1997]. L’information-documentation, du moins dans la perspective de son émergence, semble appartenir à ces deux types. Sa problématique pourrait alors se poser en ces termes : comment forger une identité spécifique et originale tout en restant fidèle à ses origines, à ses fondements d’ouverture ? Jean-Louis Martinand [1994], de son côté et à propos de la Physique, oppose deux fonctions complémentaires de la discipline. Celle-ci peut être une « discipline de cœur », lorsqu’elle est l’un des axes principaux de la filière et apporte une contribution principale à la culture et aux compétences en développement chez l’élève. Elle peut être encore une « discipline de service » lorsqu’elle se met au service des autres, et en particulier de la « discipline de cœur ». S’agissant de l’info-documentation, ne peut-on la penser de même, à la fois « de cœur » dans la spécificité de son regard sur le monde (de l’information), et « de service » dans sa vocation traditionnelle double consistant d’une part à fournir de la documentation aux études disciplinaires et, d’autre part, à transformer l’information en connaissance via la médiation documentaire ? La réponse à cette double intention est forcément didactique. Elle est conditionnée par l’aptitude de celle-ci à mettre en scène ses objets spécifiques d’enseignement-apprentissage dans des situations permettant leur co-construction dans des contextes inter-disciplinaires.

La réussite de l’entreprise curriculaire de l’info-documentation tient autant à sa capacité à convaincre de la pertinence de ses fondements épistémologiques et de ses enjeux éducatifs que de la qualité des propositions adressées à l’institution et à la profession, de leur originalité et de leur dimension innovante.

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