L'Information-Documentation au risque de l'EMI

[Antigua YC Chalenge. 2014, the innaugural edition](lien)

L'observateur peut être étonné de constater la rapidité avec laquelle l'éducation aux médias et à l'information (EMI) a été installée dans le système éducatif alors que l'Information-Documentation, qui lui est pourtant consubstantielle, semble à l'inverse ignorée, et paraît stagner. La question qui vient alors à l'esprit concerne les relations qu'entretiennent EMI et Information-Documentation. Ces deux objets d'enseignement se trouvent-ils en phase ou bien se placent-ils en concurrence, ainsi que le sort réservé à l'Information-Documentation le laisserait supposer ? L'antériorité de cette dernière sur l'EMI et le déni qu'elle rencontre amènent à penser qu'elle pourrait être remplacée ou bien prolongée par la seconde, à moins que celle-ci ne la complète, occupant alors un domaine différent. L'occultation des professeurs documentalistes dans le lancement de cette nouvelle « éducation à » et le déplacement consécutif de la responsabilité pédagogique vers l'ensemble des enseignants enfin, sont-ils de nature à considérer que l'EMI constitue un risque pour l'Information-Documentation, saisie en tant que domaine d'enseignement, champ de savoir et construction didactique ? Pour apporter une réponse à ces questions, il nous est apparu utile de confronter les contenus de l'une et de l'autre, au travers de leur épistémologie, de leurs finalités, de leur ancrage structurel et, bien entendu, de leur assise didactique.

Sommaire

Introduction

1- La construction épistémologique

  • 1.1. L'Information-Documentation, blanc bonnet
  • 1.2. L'EMI, bonnet blanc ?

2- La dimension axiologique

  • 2.1. L'EMI bipolaire
  • 2.2. L'Information-Documentation, riche de ses multiples paradigmes

3- L'ancrage structurel

  • 3.1. L'Information-Documentation, un enseignement sans discipline
  • 3.2. L'EMI, une "éducation à" sans fondation disciplinaire

4- La question didactique

  • 4.1. Orientation générale : entrer par les compétences ou par les notions ?
    • Le référentiel EMI
    • L'Information-Documentation
  • 4.2. Les formats de connaissances privilégiés
    • Connaissances déclaratives, procédurales, normatives
    • Connaissances explicites et connaissances implicites
  • 4.3. Les littératies de référence
    • Représentation des littératies dans les référentiels
    • Multi-référencement des littératies dans les référentiels
  • 4.4. Les territoires thématiques explorés
    • Comparaison des thèmes de l'EMI et des thèmes de l'Information-Documentation

Conclusion


Journée d’étude GRCDI-ESPE Caen et Rouen

« L’EMI en questions : enjeux, prescriptions, contenus, apprentissages »

18 mars 2016


Tout observateur du système éducatif français ne peut qu'être saisi par la rapidité avec laquelle l’Éducation aux médias et à l'information (EMI) a fait son entrée sur la scène éducative. Après une gestation relativement courte, dont on peut retrouver les traces sur moins d'une année1, l'appellation elle-même n'est en effet apparue qu'en juillet 2013, dans l'article 53 de la loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République2. En moins de trois ans, l'EMI a fait l'objet d'une effervescence remarquable dans les milieux professionnels concernés par l'éducation aux médias (EAM) et l'Information-Documentation. Colloques du plan de formation national (PNF), journées d'études professionnelles et scientifiques, publications sur les revues et sites nationaux, MOOCs, journées académiques de formation des enseignants et annonces de produits et ressources pédagogiques des nombreux prestataires du marché se suivent à un rythme étonnant, relayés par une twittosphère et une blogosphère dynamiques et enthousiastes qui finissent par saturer l'espace informationnel des acteurs concernés. Pour expliquer cette ébullition, on peut rappeler quelques facteurs : un terreau conceptuel international préparé par l'UNESCO (2007) et le Parlement européen (2008) qui préconisent l'intégration d'une Media and information literacy (MIL) dans les systèmes éducatifs, une très forte volonté institutionnelle en France qui s'appuie sur une structure profondément remodelée pour « faire entrer l'école dans l'ère du numérique » (Direction du numérique pour l'éducation, Canopé, CLEMI), stratégie dont l'EMI constitue un tremplin, enfin, un contexte de crise économique et de crise nationale poussant les politiques éducatives à œuvrer d'une part sur les compétences numériques et l'employabilité et, d'autre part, sur la citoyenneté et la prévention de la désinformation.

Il est d'autant plus étonnant, en contre partie, de constater la stagnation de l'enseignement de l'Information-Documentation, moins appuyé, il est vrai, par l'institution. Non seulement les professeurs documentalistes, responsables de cet enseignement, ne sont pas présents dans les trois quarts des textes institutionnels consacrés à l'EMI3 mais la matière elle-même n'est jamais nommée, ce qui ajoute à la confusion ressentie par les personnels en quête de repères didactiques. Pour autant, le « I » de EMI relève de ce que l'on pourrait désigner au moins comme une « éducation à l'information » en référence à la culture informationnelle. Qui plus est, la formation du sigle EMI, parce qu'il réunit diverses « éducations à », appelle à questionner sa proximité avec les « cultures de l'information », lesquelles se présentent justement comme intégratrices des littératies médiatique, numérique et informationnelle4. La question qui vient alors à l'esprit concerne les relations qu'entretiennent EMI et Information-Documentation. Ces deux objets d'enseignement se trouvent-ils en phase ou bien se placent-ils en concurrence, ainsi que le sort réservé à l'Information-Documentation le laisserait supposer ? Comment caractériser ces rapports ? Doit-on parler d'opposition, de juxtaposition ou bien de simple recouvrement, de tuilage ? L'antériorité de l'Information-Documentation sur l'EMI et le déni qu'elle rencontre amènent à penser qu'elle pourrait être remplacée ou bien prolongée par la seconde, à moins que celle-ci ne la complète, occupant alors un domaine différent. L'occultation des professeurs documentalistes dans le lancement de cette nouvelle « éducation à » et le déplacement consécutif de la responsabilité pédagogique vers l'ensemble des enseignants enfin, sont-ils de nature à considérer que l'EMI constitue un risque pour l'Information-Documentation, saisie en tant que domaine d'enseignement, champ de savoir et construction didactique ?

Pour y répondre, il faudrait prendre le temps de placer en parallèle ces deux domaines d'enseignement et observer, pour chacun d'eux, le parcours de leur construction épistémologique, leurs dimensions axiologique, structurelle et pour finir, didactique. Si nous n'envisageons ici que de développer plus amplement l'aspect didactique, en comparant les contenus d'enseignement de l'EMI et de l'Information-Documentation, il peut toutefois être utile d'ouvrir quelques pistes de réflexion concernant les trois premiers points.

1- La construction épistémologique

1.1. L'Information-Documentation, blanc bonnet

Si la formation de l'Information-Documentation est antérieure à celle de l'EMI, elle reste toutefois une construction récente. Le rapprochement des branches Information et Documentation a été l’œuvre de Jean Meyriat qui a fondé les sciences de l'Information-Documentation en 1994, entérinant des pratiques professionnelles datant de la fin des années 60. Mais son apparition est encore plus récente dans la sphère scolaire où elle désigne, au début des années 2000, la matière enseignable à l'école. Principalement utilisée dans le monde de la recherche, l'expression est relativement ignorée des professeurs documentalistes puisqu'elle se trouve aujourd'hui encore en concurrence avec d'autres appellations, telles l'initiation à la recherche documentaire (IRD), la maîtrise de l'information, la pédagogie documentaire et, plus récemment, l'EMI. Si ces dénominations recouvrent certes des réalités sensiblement différentes, il n'en reste pas moins que cette indétermination témoigne de l'histoire de cet enseignement, partagé depuis ses origines entre formation méthodologique et enseignement disciplinaire, entre approche transversale et approche spécifique, entre information strictement documentaire et information journalistique et documentaire enfin. Toujours est-il que l'histoire de l'Information-Documentation scolaire est indissociable de celle des professeurs documentalistes dont le CAPES des sciences et techniques documentaires a été instauré en 1989. Ces techniques documentaires, dès les années 90 ont dû composer avec l'essor de l'informatique et les débuts du web, de sorte que l'Information-Documentation scolaire, en même temps que se transformait la gestion documentaire des collections du CDI, a très vite pris en compte l'impact de la littératie numérique dans les apprentissages info-documentaires. La littératie médiatique, quant à elle, a rapidement été intégrée du fait de la collaboration entre les professeurs documentalistes et le CLEMI, créé en 1983. De fait, l'EAM a toujours été considérée comme participant des contenus à enseigner en Information-Documentation, au motif que l'information journalistique est un type particulier d'information, au même titre que l'information documentaire. Si cette typologie n'a pas toujours été clairement assumée et présentée comme telle aux élèves, il n'en reste pas moins que l'Information-Documentation serait « inclusive de l’Éducation aux médias »5.

1.2. L'EMI, bonnet blanc ?

L'EMI, nous l'avons souligné, est une construction récente en France dans sa forme actuelle6. Le rapprochement des littératies informationnelle, médiatique et numérique dont elle est issue date de 2007 et des travaux conclus par l'UNESCO7. Est alors adoptée une définition inclusive de l’éducation aux médias qui prend acte des bouleversements socio-économiques induits par le développement du numérique. Cette éducation, selon les recommandations émises par l'Agenda de Paris, s’applique à l’ensemble des médias, quel que soit leur support ou les technologies utilisées. Elle s'enrichit en outre « de nouvelles compétences liées à la maîtrise de l’information et à la communication interactive avec leurs dimensions sociale, juridique et éthique. » Dès son origine, l'équilibre entre ces trois littératies s'avère instable et l'adoption du MIL en France, traduit par EMI, conserve cette ambiguïté. Tandis que l'EMI est propulsée sur la scène française lors de l'EMIconf en mai 2013 sous les auspices des cultures numériques8, c'est le CLEMI, responsable de l'éducation aux médias de presse qui se trouve aussitôt désigné pour en être l'opérateur. Tiraillée entre ces deux littératies, numérique et médiatique, qui ne disposaient pas de bases didactiques capables de la structurer, l'EMI tarde à trouver sa place. Toujours est-il que si les discours institutionnels oscillent entre ces deux directions, l'une suivant le sillon de l'entrée du numérique dans l'école, l'autre s'inscrivant dans le Parcours citoyen au travers d'une critique des médias d'information, les premières actions sur le terrain restent l’œuvre des professeurs documentalistes. Le regard se tourne donc aussitôt dans leur direction pour savoir vers quelle littératie pencherait en réalité l'EMI. Même s'il est encore tôt pour tirer des conclusions pérennes, on peut se faire une idée en consultant les séances pédagogiques rassemblées par Edu'base Documentation pour l'année 2015-20169. Celles-ci font en effet une très large place à l'EMI et sont pour la plupart consacrées à l'éducation aux médias. Cela est d'autant plus étonnant que le référentiel EMI, publié à la suite des programmes du cycle 4 de la réforme du collège en novembre 2015 accorde une place prépondérante à la littératie informationnelle, comme nous allons le découvrir bientôt.

Bilan

Il apparaît ainsi que EMI et Information-Documentation sont toutes deux amenées à construire des convergences sous la pression du support numérique. Au-delà de ce point commun, remarquons cependant qu'elles ne partagent pas les mêmes prémisses. En effet, si l'EMI s'édifie sur le terreau de l'éducation aux médias et prend appui sur les structures du CLEMI, l'Information-Documentation, quant à elle, plonge ses racines dans la littératie informationnelle – sans pour autant négliger la littératie médiatique - dans les pratiques documentaires professionnelles et, plus récemment, dans les sciences de l'information et de la communication (SIC). De même, si le numérique constitue un agent incontournable de l'évolution de l'Information-Documentation, en tant qu'il modifie ses objets et leurs usages, il reste la condition intrinsèque de la fondation de l'EMI. Cette dernière peut alors être interprétée comme la réponse politique, socio-économique et éducative à l'onde de choc ressentie par l'émergence du numérique et apparaître comme étant la réponse la plus visible, la plus rapide et la mieux adaptée. Cela pourrait expliquer, du moins en partie, sa prééminence sur l'Information-Documentation aujourd'hui.

2- La dimension axiologique

2.1. L'EMI bipolaire

Tout savoir scolaire ne saurait être pensé comme autodéterminé par sa propre épistémologie ou le seul produit de forces sociales à l’œuvre. Sa construction, son évolution, son émergence dans le champ éducatif et la place qu'il y occupe sont accompagnées d'une réflexion sur ses valeurs et sur ses finalités, ce qui en fait un objet à l'articulation du didactique et du politique. L'EMI, notamment, n'y échappe pas qui se trouve surdéterminée par un discours institutionnel performatif depuis sa création par la loi de 2013. Une polyphonie d'acteurs prolonge ainsi un discours officiel à la fois porteur de valeurs tout en se voulant pragmatique car fondé sur la recherche de solutions aux problèmes de la société. Deux grands objectifs peuvent alors être repérés : d'une part, insérer le futur salarié dans le monde économique en le formant à la littératie numérique via l'entrée du numérique à l'école et, d'autre part, insérer le futur citoyen dans la société en lui donnant les moyens de construire son intégrité psychique et d'intégrer les valeurs de la République. Cette double finalité d'insertion, à la fois économique et sociale, se distingue, tout en les complétant, de celles d'instruction et d'éducation de la personne généralement attribuées à l'école. Ayant pour objet le rapport entre l'individu en devenir et la société - qu'il faut reproduire et/ou améliorer - ces discours se trouvent fortement teintés d'idéologie. L'origine de l'EMI s'inscrit particulièrement dans le premier axe d'insertion professionnelle dans un monde où, non seulement les compétences numériques sont déterminantes pour l'augmentation du capital humain10 mais également où toute relance et toute croissance ne semble pouvoir advenir que dans le paradigme numérique. Introduite par l'EMIconf dont le titre « Cultures numériques : éducation aux médias et à l'information » tend à confondre les deux projets, l'EMI est décrite dans la loi d'orientation au chapitre « Apprendre à l'ère du numérique » avant d'être prise en charge par la Direction du numérique pour l'éducation (DNE). Sa directrice, Catherine Becchetti-Bizot, annonce d'ailleurs que « l'EMI est la clef de voûte des cultures numériques » tandis que Divina Frau-Meigs, en quittant la direction scientifique du CLEMI, affirme à son tour que « l'EMI est un moteur de changement pour passer à l'ère numérique avec efficacité et équité »11. Si la dimension citoyenne est déjà présente dans l'EMI à son lancement, elle se trouve fortement renforcée à la suite des attentats terroristes des 7 janvier et 13 novembre 2015. Le premier l'oriente vers la défense de la liberté d'expression et de la liberté de la presse dans le cadre de la Grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République, tandis que le second la tourne résolument vers la recherche de contre-feux pédagogiques à la viralité des théories du complot et à la radicalisation des esprits. Instrument privilégié de l'acculturation numérique des élèves à son origine, l'EMI a ainsi été très vite, au gré d'une actualité tragique, investie de la mission vitale de devoir contrer le discours intégriste. Sensible et réactive à l'actualité, capable d'être mobilisée dans toutes les disciplines, à l'intérieur ou hors de leurs programmes, l'EMI semble avoir été saisie par l'institution comme étant un outil facilement et rapidement utilisable, ce qui lui donne un certain avantage sur l'Information-Documentation.

2.2. L'Information-Documentation, riche de ses multiples paradigmes

Inscrite plus profondément dans la durée, ayant connu la période pré-numérique et ayant évolué avec les effets du numérique sur la société dite de l'information, l'Information-Documentation a été traversée par des courants pédagogiques qui lui ont laissé l'héritage complexe que nous lui connaissons. Ces strates successives ont de même enrichi son axiologie. Ainsi a-t-elle été originellement forgée par le courant du renouveau pédagogique à la fin des années 70, lui-même inspiré de l’Éducation nouvelle et dont elle a conservé les finalités d'autonomie - informationnelle - de l'élève et d'émancipation critique constitutives de notre modèle démocratique. La décennie suivante a vu se constituer ce qu'on pourrait appeler la première matrice disciplinaire12 de l'Information-Documentation, lorsque la pédagogie documentaire s'est formalisée autour de la méthodologie documentaire et de ses étapes de traitement de l'information. Étaient alors principalement visées la réussite scolaire et l'affiliation universitaire13. Mais l'évolution de cette matrice vers une didactique de la médiation documentaire puis vers la maîtrise de l'information a emprunté à l'information literacy anglo-saxone les objectifs d'insertion professionnelle et de formation tout au long de la vie, sans oublier la dimension citoyenne. Enfin, l'émergence, plus récente, de la didactique de l'Information-Documentation, seconde matrice disciplinaire, en consacrant l'autonomie des objets d'étude propres à son champ, a ouvert la voie d'une finalité culturelle. L'expression « culture(s) de l'information » cherche ainsi à rendre compte de cette perspective plus large, qui intègre les compétences, les pratiques et les connaissances nécessaires aujourd'hui pour vivre et agir de manière responsable dans une société irriguée par l'information et le numérique. Au pluriel, l'expression entend prendre en compte les interactions produites par les littératies informationnelle, médiatique et numérique, ainsi que leurs enjeux respectifs.

Aussi, si ce paradigme et son axiologie rejoignent ceux de l'EMI, ils le réalisent dans un cadre moins contraint par l'actualité et, par conséquent, dans une perspective moins pragmatique. L'éducation culturelle à l'information vise en effet l'intelligibilité et la prise de conscience des phénomènes informationnels, pris dans leur historicité et dans leur complexité, allant au-delà des premiers réflexes d'adaptation, de protection et de prévention qui animent les discours sur l'EMI. Afin d'assurer cette assise culturelle et conceptuelle large, elle devrait pouvoir disposer d'une temporalité plus longue dans le cursus des élèves et d'un schéma curriculaire prescrit permettant la structuration et la progressivité des apprentissages.

Bilan

Au regard de la diversité et de la richesse de l'axiologie propre à l'Information-Documentation, due à la pluralité de ses matrices et à sa plus grande profondeur historique, l'EMI offre une bipolarisation de ses finalités dont l'une est en grande partie vouée à la résolution de problèmes immédiats, telle l'exposition des jeunes aux médias sociaux et à leurs influences. Une complémentarité possible de ces deux enseignements paraît dès lors envisageable autour de ces diverses axiologies et notamment en articulant des temporalités distinctes, longue et fortement structurée pour l'enseignement de l'Information-Documentation, courte et opportuniste pour l'EMI.

3- L'ancrage structurel

Il s'agira ici de comparer les appareils ou dispositifs institutionnels de la scolarisation des contenus respectifs de l'Information-Documentation et de l'EMI.

3.1. L'Information-Documentation, un enseignement sans discipline

L'Information-Documentation, bien qu'existant sous différents paradigmes depuis bientôt quatre décennies, n'a cependant jamais été nommée avec précision. Ses dénominations usuelles sont en effet multiples et changeantes, à tel point que les professeurs chargés de cet enseignement peinent à lui trouver un terme générique unificateur. Il semble que l'institution ait choisi de ne pas arrêter une appellation précise de cette matière, voire de ne pas la qualifier, notamment dans les discours encadrant l'EMI, exprimant ainsi la volonté de la confiner à une approche transversale aux autres disciplines, pour ne pas dire ancillaire. Il est ainsi constamment demandé aux professeurs documentalistes de pratiquer la stratégie du « pied dans la porte », afin de forcer en quelque sorte l'accès aux élèves via les dispositifs pédagogiques ou éducatifs déjà existants ainsi que les collaborations avec leurs collègues disciplinaires. L'Information-Documentation est ainsi ressentie par ses acteurs comme une matière invisible, avant même que la réforme du collège (2016) ne vienne entériner de façon radicale cet état de fait. La matière existe pourtant, aussi bien dans l'enseignement agricole où la discipline Documentation a été instaurée en 1984 que dans l’Éducation nationale elle-même où un programme d'enseignement de l'information et de la communication pour les séries de STG est paru en 2004. En fait, si la matière elle-même n'est pas reconnue, elle apparaît cependant sous la forme d'énoncés de compétences qui se trouvent répertoriés dans des référentiels institutionnels tels le B2i depuis 2000 ou l'EMI en 2015 et disséminés de manière non organisée dans les programmes disciplinaires. Cet éparpillement des contenus info-documentaires et surtout leur formulation en compétences illustrent bien le choix de la transversalité et, ipso facto, l'intention de ne pas développer une didactisation qui pourrait ouvrir la voie à un enseignement spécifique. Le soclage de l'Information-Documentation, d'abord en 2006 où certains de ses contenus sont à retrouver dans le référentiel d'un brevet consacré à l'informatique et à l'internet (B2i) – où le « i » d'information manque à nouveau - puis en 2015 dans un domaine dédié aux « méthodes et outils pour apprendre », montre à l'évidence la stratégie de confinement et d'oblitération qui frappe cet enseignement.

3.2. L'EMI, une "éducation à" sans fondation disciplinaire

Ce n'est à l'évidence pas le cas de l'EMI, entrée à grands renforts de communication dans le paysage éducatif et ayant une page dédiée sur Eduscol dès juin 2013, avant même son officialisation dans la loi d'orientation. Nommée, désignée bien avant d'avoir circonscrit ses contenus - la page sur Eduscol de juin 2013 annonçait un référentiel qui ne paraîtra qu'en novembre 2015 – l'EMI est largement portée par un discours institutionnel. Une récente étude sur la cartographie de ses acteurs souligne « la force des sources institutionnelles », dont Eduscol et Education.gouv qui arrivent en tête des sites les plus cités14. Par ailleurs, une assise est donnée à cet enseignement qui prend la forme d'une « éducation à », amplifiant ainsi une évolution tendancielle de l'école de plus en plus orientée vers l'ouverture pragmatique à la vie et à la société, vers l'approche par compétences et vers une évaluation fondée sur l'observation des comportements. Les « éducations à » sont présentées comme une réponse adaptée au besoin de mutation de l'école, laquelle redeviendrait, de manière privilégiée, un « moteur de la transformation sociétale »15 correspondant avant tout à un projet politique. Il s'agit de transformer en profondeur l'éducation, via une importante modification du statut des savoirs, de ses modalités d'enseignement et de ses enjeux. Plus concrètement, ce modèle d'enseignement « relèverait de cette attente implicite d'une meilleure préparation des enfants, futurs citoyens, à la société qui les attend » et s'appuierait sur une didactique de « contenus-orientés-actions »16. Une telle didactique reste toutefois à construire si l'on veut éviter la réduction au seul apprentissage des « bons » gestes » et des « bonnes » pratiques à tenir en matière de développement durable, de sexualité ou d'exposition aux dangers de l'Internet via sa page Facebook. En effet, ce militantisme implicite risque de déboucher sur « une pédagogie du projet dans laquelle les thèmes d'étude sont transformés en injonctions politiquement correctes »17. L'EMI nous semble particulièrement exposée à cette tentation dans la mesure où, de l'aveu même de ses fondateurs, elle répond à « des attentes morales et citoyennes, [...] en les plaçant sur le plan de l'éthique du quotidien »18. L'aporie actuelle des « éducations à » provient justement de ce qu'elles avancent en s'opposant à la logique disciplinaire, au risque de conduire à un « relativisme épistémologique »19 et de se priver dès lors des fondements conceptuels de toute action éducative. François Audigier analyse cette opposition entre les disciplines et les « éducations à » au travers de deux modèles contraires, l'un européen, le second anglo-saxon20. Le premier, sous l'égide de Durkheim, fait appel à la raison, à la vérité et au savoir, à la citoyenneté, à la didactique et au programme. Sa stratégie cognitive va de l'étude et des connaissances vers l'action. Le second modèle, influencé par Dewey, appelle quant à lui au pragmatisme, à la recherche de l'utilité, au savoir faire, au sujet apprenant, à l'employabilité et au curriculum. A l'inverse du précédent, sa stratégie part de l'agir et de l'expérience pour atteindre les connaissances. Nous retrouvons d'ailleurs une semblable dichotomie dans l'épistémologie de l'Information-Documentation elle-même, entre la matrice « méthodologie » orientée vers la formation aux savoir faire du traitement documentaire et la matrice « culture de l'information » qui tend vers l'enseignement des savoirs info-documentaires issus d'un processus transpositionnel. Cette opposition entre les deux modèles peut cependant être dépassée selon François Audigier qui s'appuie sur Dewey pour nous inviter à opérer un retournement de la relation entre savoirs et expériences. Il rappelle que l'apport d'une discipline est de fournir des outils conceptuels pour regarder et transformer le monde ordinaire en dépassant « l'illusion de la transparence de l'expérience, [en mettant] à distance le sens commun ». Les deux approches, éducative et disciplinaire, peuvent alors se rejoindre dans chaque séance d'enseignement-apprentissage à deux conditions : la première est la nécessité de mettre les élèves « en expérience » afin que s'établissent des relations réciproques entre compréhension et action, faire pour comprendre, comprendre pour faire et pouvoir décider ; la seconde est que, quel que soit le dispositif d'enseignement-apprentissage retenu, celui-ci comporte au moins deux phases, l'une de problématisation (construction du problème, énoncé d'hypothèses de solution pour le résoudre), l'autre d'institutionnalisation des savoirs. Car si toute étude part de situations singulières (contextualisées), les apprentissages ne peuvent pas faire l'économie d'une généralisation (décontextualisation) à l'aide d'outils de pensée tels que les modèles et les notions, lesquels outils ont besoin de se référer à des situations qui leur donnent sens et auxquelles il donnent sens.

Bilan

Cette aporie cognitive que nous relevions plus haut trouverait sans doute à se résoudre dans le cas d' « éducations à » fondées sur des épistémologies disciplinaires élaborées et éprouvées, telles l'ED qui s'appuie sur l'Histoire-géographie, les SVT et les SES, ou encore l'éducation à la santé et à la sexualité qui se base sur les SVT. Les enseignants de ces disciplines jouent d'ailleurs un rôle de pivot dans tout projet de cette nature. Mais que peut-il en être de l'EMI qui ne dispose ni de tels savoirs ni de pivots désignés pour les articuler aux expériences proposées aux élèves ? Les discours d'accompagnement, qui ne mettent pas en avant ses contenus notionnels, ou bien désignent pour principal point d'appui une autre « éducation à », l'éducation aux médias, tout aussi dépourvue d'épistémologie solide, ne concourent pas à rassurer sur ce point. On peut craindre, au contraire, que la dispersion des responsabilités et la dilution de ses contenus dans les programmes, sans définition précise ni ajustement épistémologique bien établi, ne fasse basculer l'EMI dans des formes éducatives de bas niveau taxonomique, limitant les acquisitions aux seules « bonnes pratiques » davantage fondées sur le bon sens que sur la raison. C'est ainsi qu'il serait intéressant de se rappeler qu'une épistémologie de référence existe qui pourrait servir de fondement notionnel solide à l'EMI, l'Information-Documentation, matière disciplinaire riche de la succession de ses matrices et de ses apports scientifiques et professionnels, et dont les acteurs ont produit une impressionnante quantité d'outils didactiques.

4- La question didactique

Intéressons-nous enfin aux savoirs scolaires mis en jeu dans les situations didactiques proposées par l'EMI et par l'Information-Documentation. S'agissant de l'EMI, nous privilégierons la partie la plus concrète de ce qui fait son « texte du savoir », selon l'expression d'Yves Chevallard (1985), pour désigner l'apprêt didactique d'un enseignement tel qu'il est tissé par les discours et les textes réglementaires qui l'accompagnent et assurent son explicitation, sa publicité et sa programmation. Cette partie concrète tient en 27 énoncés de compétences inscrits dans un référentiel publié en novembre 2015 à la suite de la présentation des nouveaux programmes disciplinaires pour le collège21. Cette liste, qui paraît particulièrement épurée au regard du domaine qu'elle entend décrire, contraste avec les discours officiels d'accompagnement de l'EMI qui se cantonnent en grande partie à dérouler ses finalités et à convaincre de leur bien fondé pour faire face à deux principaux défis sociétaux : la crise économique et la désinformation. Pour mieux saisir l'apport de la proposition relative à l'EMI, nous entreprendrons de comparer ce référentiel aux contenus de l'Information-Documentation et ce, à l'aide de deux documents. Le premier est le référentiel d'objectifs d'apprentissage pour le collège et le lycée proposé par l'association professionnelle des professeurs documentalistes de l’Éducation nationale (APDEN) dans sa proposition de curriculum publié en novembre et décembre 201422. La réflexion qui a soutenu ce travail a pris en compte les priorités et perspectives du Ministère de l’Éducation nationale, les apports scientifiques ainsi que les pratiques des professeurs documentalistes. Il constitue à ce jour la proposition curriculaire la plus aboutie concernant l'Information-Documentation et sert de référence à la profession. Le second document qui permettra la comparaison avec le référentiel EMI provient d'une étude que nous avons présentée en novembre 2015 et portant sur l'analyse de 400 fiches pédagogiques publiées en ligne par des professeurs documentalistes et sélectionnées notamment pour leur approche notionnelle plutôt que procédurale23. Nous avons remarqué que tous les contenus enseignés pouvaient être regroupés en dix thèmes organisateurs correspondant à des domaines d'enseignement de l'Information-Documentation24. Si le référentiel EMI et le référentiel APDEN constituent des programmes prescrits, l'un par l'institution, l'autre par une association professionnelle, les dix domaines d'enseignement correspondent quant à eux à un programme réalisé, ou « en acte ».

Cette comparaison du référentiel EMI et des contenus de l'Information-Documentation sera conduite à partir de l'examen des orientations générales adoptées, des formats de connaissances privilégiés, des littératies de référence et des territoires thématiques explorés.

4.1. Orientation générale : entrer par les compétences ou par les notions ?

Le référentiel EMI

Le référentiel EMI est composé de 27 énoncés répartis dans quatre groupements de manière inégale en nombre25. Les titres de ces groupes sont formulés à l'instar des énoncés qu'ils regroupent, avec une composition grammaticale qui ne varie pas : un verbe d'action à l'infinitif suivi de son complément d'objet. Bien que le texte de présentation évoque à plusieurs reprises les « compétences » de l'EMI, annonçant une entrée par les compétences, ces énoncés énumèrent plutôt des savoir-faire - ou « capacités » selon la terminologie propre au Socle commun - à observer pour la plupart (« Utiliser des dictionnaires et encyclopédies sur tous supports ») ainsi que quelques savoirs (« Comprendre ce que sont l'identité et la trace numérique). En effet, la définition de la notion de « compétence » retenue depuis le Socle commun de 2006 ne peut pas s'appliquer à tous les énoncés présentés dans la mesure où la plupart ne désignent pas de situations capables de mobiliser des connaissances, des capacités et des attitudes pour résoudre un problème donné dans une situation particulière. Cette conception de la compétence revêt un caractère fortement intégrateur, car résultant de l'articulation des trois modalités d'apprentissage. Ainsi, un énoncé de compétence devrait décrire plus ou moins explicitement les différents types de connaissance qui la composent ainsi que la situation dans laquelle ces connaissances doivent être mobilisées. Ce pourrait être, par exemple, le cas de l'énoncé n°24 : « S'engager dans un projet de création et publication sur papier ou en ligne utile à une communauté d'utilisateurs dans ou hors de l'établissement qui respecte droit et éthique de l'information. » Or la plus grande partie de ces énoncés, tout au contraire, ne privilégient dans la plupart des cas qu'un seul élément.

La plupart des objectifs décrits par les énoncés sont relativement précis (« Distinguer la citation du plagiat ») alors que d'autres sont vagues et difficiles à évaluer (« Développer des pratiques culturelles à partir d'outil de production numérique »). Les quatre groupements qui organisent ces énoncés sont introduits par des verbes d'action qui ne renvoient qu'à des objectifs de maîtrise de l'information : « Utiliser » (2 fois) ; « Exploiter » ; « Produire, communiquer, partager ». Le référentiel obéit ainsi généralement à une logique pragmatique et non pas d'étude. On le remarque au travers du champ lexical utilisé, lequel tend vers l'idée de productivité et de consommation des gisements d'information : utiliser, exploiter, produire, partager.

L'Information-Documentation

L'Information-Documentation, quant à elle, peut se définir, selon la matrice considérée, autant par ses savoir-faire - ou compétences procédurales cette fois – que par ses notions. Si les premières ont été listées et définies dès 1997 dans un référentiel reconnu et qui sert encore de référence à la profession26, les secondes, en revanche, font toujours l'objet d'un travail important de structuration et de définition. Une base solide de notions info-documentaires est cependant établie qui sert d'appui à différents travaux et propositions (Curriculum de l'APDEN, Wikinotions, ID Base, Matrice EMI, etc.) Pour donner une idée du développement de la recherche, on rappellera que, rien que sur le plan quantitatif, des 10 notions qui avaient été présentées en 1997 (J.-L. Charbonnier), leur nombre est passé à 64 dix ans plus tard27 et est estimé à plus d'une centaine aujourd'hui28. Rappelons qu'une version préparatoire à l'écriture du référentiel EMI, diffusée au printemps 2015, présentait en face des énoncés de savoir-faire une liste de 89 notions info-documentaires correspondant pour la plupart aux actuels travaux menés en didactique de l'Information-Documentation. Ces notions ont été totalement supprimées dans la version finale. Celle-ci a donc bien concrétisé le choix d'une entrée par les « capacités », en conformité non seulement avec la logique du format « éducation à », opposé comme nous l'avons rappelé, à celle du format disciplinaire, mais également avec celle de la réforme du collège qui entérine l'approche par compétences. Le fait qu'originellement, des notions aient été convoquées pour construire le référentiel EMI montre bien qu'un sous-bassement notionnel ait été pressenti comme nécessaire. Il fait également apparaître qu'une « éducation à » ne peut se concevoir sans fondement épistémologique. Dans le cas présent, les 89 notions convoquées appartenaient bien au champ de l'Information-Documentation et étaient d'ailleurs explicitement référées aux travaux didactiques du GRCDI et de l'APDEN, forces de proposition en la matière. Mais une liste de notions, si complète soit-elle, serait vide de sens si elle ne pouvait pas reposer sur une didactisation de ses contenus. Celle-ci n'existant aujourd'hui que dans les productions de ces groupes de travail, il faut bien admettre que l'EMI, pour être crédible et opératoire, ne saurait fonctionner qu'en référence à l'épistémologie et à la didactique de l'Information-Documentation.

4.2. Les formats de connaissances privilégiés

Connaissances déclaratives, procédurales, normatives

Nous voudrions à présent interroger le référentiel EMI (MEN, 2015) et le curriculum en Information-Documentation (APDEN, 2014) afin de savoir quels formats de connaissance l'un et l'autre privilégient. Cela devrait nous permettre de préciser les orientations choisies pour leur projet éducatif respectif et savoir s'ils se présentent en opposition ou bien en complémentarité. Pour ce faire, nous analyserons les énoncés produits comme décrivant des connaissances à atteindre à l'issue de situations d'enseignement-apprentissage. Les formats de connaissances que nous retenons se partagent entre connaissances procédurales (savoir-faire), déclaratives (savoirs) ou encore normatives, comme étant de l'ordre des attitudes, des valeurs, des normes intériorisées et des qualités attendues (savoir-être). Ces catégories sont largement connues des professionnels bien qu'elles puissent trouver d'autres expressions triadiques, comme « capacités / connaissances / attitudes » pour le Socle commun (2006) ou encore « réaliser / réfléchir / résister » selon la proposition d'Alexandre Serres (2007) pour structurer les objectifs de la culture de l'information.

Prenons un exemple tiré du référentiel EMI pour préciser notre intention :

  • connaissance procédurale : « Utiliser des documents de vulgarisation scientifique » ;
  • connaissance déclarative : « Comprendre ce que sont l'identité et la trace numérique » ;
  • connaissance normative : « Participer à une production coopérative multimédia en prenant en compte les destinataires ».

Dans ce dernier exemple sont attendues les attitudes de participation, de coopération et de respect.

Cependant, certains énoncés du référentiel, parce qu'ils précisent insuffisamment les attentes, ne permettent pas de savoir si la notion est explicitement visée ou non. C'est le cas par exemple de l'item n°11 « Adopter progressivement une démarche raisonnée dans la recherche d'informations » dans lequel l'adjectif « raisonnée » peut être compris autant comme prise de conscience de la notion de « Recherche d'information » en soi, et correspondre dans ce cas à une conceptualisation de la démarche, que comme capacité attendue à expliquer et à justifier un parcours particulier de recherche, traduisant alors une procéduralisation.

D'autres énoncés, quant à eux, conjuguent deux formats de connaissance distincts – c'est le cas des énoncés n°23 et 24 – offrant ainsi chacun deux propositions distinctes. Nous avons donc conservé les 27 énoncés du référentiel EMI mais avons dû décompter 29 propositions. Par contre, des 163 énoncés qui composent le référentiel du Curriculum de l'APDEN, nous n'en avons gardé que 112, puisque 50 d'entre eux constituant des doublons répartis sur les différents niveaux du cursus.

info-doc vs EMI1

Le référentiel EMI offre une répartition très équilibrée entre les connaissances procédurales et déclaratives (13 énoncés chacune) et accorde moins d'importance aux normatives (trois énoncés). Ce dernier point semble pourtant démenti par les titres des quatre groupes d'énoncés dont le premier (autonomie) et le troisième (attitude responsable), soit la moitié des groupements, font place aux attitudes. Si le quatrième groupe (« Produire, communiquer, partager ») oscille entre procédural (produire, communiquer) et normatif (partager), le deuxième groupe (« Exploiter l'information de manière raisonnée ») combine quant à lui du procédural (Exploiter l'information...) et probablement du déclaratif (… de manière raisonnée). Ainsi les énoncés spécifiques ne reflètent que peu ces énoncés généraux qui semblent vouloir corriger les premiers. L'ensemble donne l'image d'une « éducation à » cherchant à équilibrer les formats de connaissance mais sans y parvenir véritablement à l'échelon spécifique. De son côté, le référentiel produit par le curriculum de l'APDEN fait l'impasse totale sur les connaissances de troisième type et consacre les deux tiers de ses formulations à décrire des connaissances déclaratives. Son orientation vers l'apprentissage de notions est ici nettement visible.

Connaissances explicites et connaissances implicites

S'agissant à présent des connaissances en général, il convient de distinguer celles qui sont implicitement mobilisées dans les énoncés, et dont la construction stricto sensu par les apprenants n'est pas envisagée, de celles qui sont explicitement visées en tant qu'objet d'apprentissage et doivent ainsi être ou bien procéduralisées ou bien conceptualisées par les élèves. Les connaissances de tout type, qu'elles soient déclaratives, procédurales ou normatives, peuvent ainsi se trouver explicites ou implicites dans l'énoncé selon qu'elles sont directement visées par l'apprentissage ou simplement utilisées pour construire des notions. Pour exemple :

  • Connaissance déclarative explicite : « Distinguer les sources d'information, s'interroger sur la validité et sur la fiabilité d'une information, son degré de pertinence » (Référentiel EMI, item n°12). Deux notions info-documentaires sont ici explicitement nommées, dans la mesure où elles sont obligatoirement requises pour réussir la tâche. « Distinguer » nécessite de discriminer les caractéristiques permettant de définir ces notions. Il s'agit de « Source : typologie » et « Évaluation de l'information » au travers de quelques unes de ses notions corrélées.
  • Connaissance déclarative implicite : « Exploiter le centre de ressources comme outil de recherche de l'information » (Référentiel EMI, item n°3). Si « Centre de ressources » correspond bien à une notion qui pourrait être identifiée et approfondie pour elle-même, il est évident que, dans cet énoncé, c'est la vocation et l'usage de l'objet qui sont pointés.

Nous soulignons ici combien certaines formulations du référentiel EMI peuvent être ambiguës, à tel point que la connaissance se confonde à l'usage. Le premier énoncé, par exemple, « Utiliser des dictionnaires et encyclopédies sur tous supports » doit-il se lire ainsi : « Savoir utiliser des dictionnaires... » ? Dans ce cas, nous serions en présence d'une connaissance procédurale explicite, « savoir utiliser des dictionnaires... », visant à ce que l'élève apprenne le maniement, l'organisation, la composition de ces usuels, ainsi que de connaissances déclaratives implicites relatives à ces usuels (ce qu'est un dictionnaire, une encyclopédie en général, leur fonction, leur construction, leur histoire, etc.). Faute de quoi, la connaissance procédurale en question est implicite, de même que le restent les connaissances déclaratives. L'énoncé peut donc être plutôt lu comme la description d'une prescription d'usage s'adressant moins aux apprenants qu'au professeur, rappelant à celui-ci que « [les élèves doivent] utiliser des dictionnaires... ». A ce compte, une partie du référentiel s'adresse bien en effet aux enseignants de discipline pour les confirmer dans leur exigence de recours aux usuels dans les activités qu'ils proposent aux élèves.

Le référentiel EMI consacre neuf de ses 27 énoncés à des connaissances déclaratives explicites :

info-doc vs EMI2

Au travers de ces neuf énoncés, 11 notions info-documentaires peuvent donc être repérées que l'on peut mettre en regard de celles du référentiel APDEN auquel nous avons soumis un traitement identique. Celui-ci présente, au travers de ses 112 énoncés d'objectifs, quelques 41 connaissances déclaratives explicites :

info-doc vs EMI3

Le rapport entre connaissances déclaratives implicites et explicites dans les deux référentiels est également intéressant à observer :

info-doc vs EMI4

Bilan

Ces quelques comparaisons font apparaître des différences substantielles entre les deux propositions de référentiel, à commencer par l'offre quantitative d'énoncés décrivant les apprentissages. Le référentiel APDEN présente en effet quatre fois plus d'énoncés que celui de l'EMI. Cela ne signifie pas pour autant qu'il couvre un domaine plus vaste mais du moins qu'il le décrit avec plus de précision. Cela est d'autant plus vrai que si le référentiel APDEN est dédié à l'Information-Documentation – même si ce domaine, on l'aura compris, s'étend aux cultures de l'information – le référentiel EMI entend couvrir, lui, les cultures informationnelle, médiatique et numérique à la fois. Par ailleurs, une analyse plus fine des énoncés EMI montrerait qu'ils sont formulés de manière beaucoup moins précise que ceux de l'APDEN en utilisant souvent des verbes traduisant une certaine latitude dans l'atteinte et la justesse des apprentissages visés. Ainsi relevons-nous les occurrences suivantes dans le référentiel EMI :

  • « se familiariser » (2 fois)
  • « découvrir » (2 fois)
  • « s'entraîner à »
  • « s'interroger sur »
  • « se questionner sur »
  • « s'initier à »

Il est possible que ces approximations répétées soient à mettre en perspective avec les destinataires du référentiel, lesquels, rappelons-le, sont « tous les professeurs, dont les professeurs documentalistes ». Les enseignants de discipline n'ayant pas d'expertise dans ce domaine, il est possible qu'il ait été jugé plus prudent de présenter un document qui ne soit pas trop précis ni trop ambitieux afin de ne pas effrayer les volontaires. Le référentiel APDEN, tout au contraire, n'utilise aucun de ces verbes à portée évasive, à l'exception d'un seul item au niveau 6°29. Ceux utilisés traduisent par contre une intention de maîtrise conceptuelle marquée, tels les verbes « connaître », choisis 45 fois sur les 112 énoncés produits, ainsi que « comprendre » (11 fois) ou « définir » (8 fois).

Nous retiendrons enfin que le rapport entre connaissances implicites et connaissances explicites, s'agissant des notions info-documentaires, est nettement en faveur des secondes pour le référentiel APDEN (rapport de 4,1) a détriment du référentiel EMI (1,6).

L'Information-Documentation semble donc tout à la fois se distinguer de l'EMI par la prévalence des connaissances déclaratives sur les connaissances procédurales, par l'orientation explicitement conceptuelle des premières et par la précision donnée à leur description dans les apprentissages. En ce sens, l'EMI se présente, non pas en opposition ni en complémentarité, mais plutôt comme une sorte d'avant-poste partiel et imprécis de l'Information-Documentation vers laquelle il faudrait pouvoir se rapprocher pour gagner en précision et en expertise.

4.3. Les littératies de référence

Dans une approche convergente des littératies informationnelle, médiatique et numérique qui caractérise aussi bien l'émergence de l'EMI que l'évolution de l'Information-Documentation, il est attendu que les référentiels qui les décrivent témoignent, dans leurs formulations respectives, de ces références.

Nous avons par conséquent tenté, pour chaque énoncé des référentiels respectifs, de lui faire correspondre une ou plusieurs de ces références. En effet, si certains énoncés ne renvoient qu'à une seule littératie, d'autres le font à deux d'entre elles, voire les trois ensemble. Par exemple :

  • une seule littératie de référence (Information) : « Définir les mots clés utiles à une recherche et modifier sa recherche selon les résultats et le besoin d'information (initial et nouveau). » (APDEN)
  • deux littératies de référence (Information et numérique) : « Comprendre ce que sont l'identité et la trace numériques. » (EMI)
  • trois littératies de référence  (Information, média et numérique) : « Connaître ses droits et devoirs, en la matière, en tant qu'usager des médias sociaux en ligne et des outils de publication numériques. » (APDEN)

Représentation des littératies dans les référentiels

Le calcul est obtenu en comptabilisant les occurrences liées à la présence de chaque littératie séparément. Le nombre d'occurrences est donc supérieur à celui des énoncés. Les résultats obtenus font apparaître une très importante prédominance de la littératie informationnelle :

info-doc vs EMI5

Lorsque l'on considère la présence de chaque littératie uniquement, le profil général observable dans les deux référentiels est similaire, à savoir une très large domination de la littératie informationnelle sur les deux autres. Plus des deux tiers des énoncés du référentiel EMI s'y réfèrent tandis qu'un quart à un tiers d'entre eux renvoie à l'une et à l'autre. Cet avantage est encore plus fort pour le référentiel de l'Information-Documentation de l'APDEN qui consacre la quasi totalité de ses énoncés à la littératie informationnelle (95%). Au deuxième rang, la littératie numérique prend l'avantage sur la littératie médiatique pour un tiers des énoncés.

Multi-référencement des littératies dans les référentiels

Nous constatons également que, dans le cas d'un multi-référencement, les énoncés du référentiel de l'Information-Documentation offrent davantage d'occasions de combinaisons entre les trois littératies :

info-doc vs EMI6

C'est le cas notamment du couplage possible entre littératies informationnelle et numérique où, proportionnellement, le référentiel en Information-Documentation de l'APDEN offre deux fois plus d'énoncés d'objectifs visant cette opportunité. Dans le binôme Information-Média par contre, les occasions sont sensiblement saisies à égalité. Il est par contre étonnant de noter que le référentiel EMI ne propose aucun énoncé permettant la conjugaison des trois littératies en même temps. Le référentiel APDEN quant à lui y consacre un énoncé sur dix. Remarquons enfin que nulle combinaison n'organise de rencontre indépendamment de la littératie informationnelle.

Bilan

Plusieurs remarques peuvent être émises à la lecture de ces résultats. Tout d'abord, nous faisons le constat étonnant de la faible présence des littératies médiatique et numérique dans les énoncés du référentiel EMI, précisément là où les discours d'accompagnement les propulsent en avant, notamment aux dépens de l'information qui est souvent occultée. Tout au contraire, l'observation révèle une forte présente de cette dernière dans plus de sept énoncés sur dix. Dans le même ordre d'idée, nous sommes surpris que le référentiel EMI offre moins d'opportunités de convergence des littératies (22%) que le référentiel Information-Documentation de l'APDEN (44%).

Quoi qu'il en soit, la prédominance de la littératie informationnelle dans les deux référentiels, et surtout dans celui décrivant l'EMI, nous confirme que l'Information-Documentation se pose bien aux fondements de l'EMI et opère également comme pierre angulaire de la convergence littératique, permettant différents brassages. Outre le fait établi que les cultures de l'information doivent être pensées au pluriel, notamment au travers des apprentissages, l'Information-Documentation peut faire valoir, sur le terrain scolaire, un statut de discipline intégrative des trois littératies informationnelle, médiatique et numérique.

4.4. Les territoires thématiques explorés

L'étude récente que nous avons menée en 2015 ayant identifié les domaines d'enseignement de l'Information-Documentation, au nombre de dix, il est intéressant de comparer veux-ci avec les territoires couverts par l'EMI au travers de ce que nous en donne à voir son référentiel30.

Les thématiques du référentiel EMI

Une première lecture du référentiel permet d'observer comment sont représentés ces domaines d'enseignement et dans quel ordre de priorité. Ces données sont obtenues en considérant le nombre d'occurrences total où apparaissent ces domaines, compte-tenu qu'un seul énoncé peut intéresser plusieurs domaines. C'est par exemple le cas de l'énoncé n°10 « Acquérir une méthode de recherche exploratoire d'informations et de leur exploitation par l'utilisation avancée des moteurs de recherche. » qui touche aux domaines « Recherche d'information » et « Moteur de recherche ».

info-doc vs EMI7

Cette répartition montre que le thème « Recherche d'information » investit près de 41% des énoncés du référentiel, ce qui se révèle proche d'un énoncé sur deux. « Publication sur le web » est le deuxième thème le plus représenté, avec 30% de présence, soit près d'un énoncé sur trois. En revanche, les thèmes « Internet et web » et « veille » ne sont pas présents dans le référentiel. L'absence de ce dernier peut néanmoins s'expliquer par le fait que le référentiel EMI est dédié au niveau collège alors que le domaine « Veille » s'enseigne le plus souvent au lycée.

Comparaison des thèmes de l'EMI et des thèmes de l'Information-Documentation

Afin de pouvoir établir une comparaison de cette répartition des dix thèmes dans le référentiel EMI avec celle dans les 400 fiches de préparation de séances en Information-Documentation produites par des professeurs documentalistes et publiées en ligne, nous avons ramené les données précédentes relativement à la proportion des occurrences possibles repérées dans le référentiel, lesquelles sont au nombre de 36. Ainsi, par exemple, si 11 des 27 énoncés du référentiel EMI, soit 41%, concernent le thème « Recherche d'information », ces 11 occurrences ne représentent en réalité que 30,5% des 36 occurrences présentes.

info-doc vs EMI8

Nous observons dès lors des différences significatives entre les préférences visibles dans le référentiel EMI et celles établies par les professeurs documentalistes en Information-Documentation. Ainsi, pour l'EMI, les trois premiers domaines prescrits s'avèrent être « Recherche d'information », « Publication sur le web » et « Média de masse ». Ce classement est différent en Information-Documentation où les professeurs documentalistes privilégient « Média de masse », « Identité numérique «  et « Évaluation de l'information ». Pour autant, le choix opéré pour le référentiel EMI ne surprend pas vraiment, qui place « Publication sur le web » et « Média de masse » dans les priorités, en conformité avec l'orientation fixée par les discours d'accompagnement. Le premier de ces domaines, « Publication sur le web »  répondrait ainsi à la finalité d'insertion sociale et professionnelle saisie comme devant être avant tout portée par l'usage du numérique et de l'Internet. Le second, « Média de masse », répondrait quant à lui au besoin de lutter en priorité contre la désinformation au moyen d'une construction du sens critique et d'une meilleure connaissance de la construction et de la diffusion de l'information. Seule « Recherche d'information » semble s'en écarter, mais pour rejoindre une compétence jugée comme nécessaire à la réussite scolaire et à l'autonomie intellectuelle. Cette compétence, on le sait, se construit principalement dans les activités info-documentaires pour lesquelles l'expertise du professeur documentaliste est principalement reconnue. Nul doute que, si le choix méthodologique qui a présidé au corpus des 400 fiches de préparation avait porté sur les connaissances procédurales et non, comme ce fut le cas, sur les connaissances déclaratives, ce domaine aurait été également premier en Information-Documentation, rappelant là encore combien l'EMI y puise sa référence.

Nous noterons enfin que, outre l'absence du domaine « Veille », celle de « Internet et web » dans le référentiel est remarquable. Les connaissances qui se rattachent à ce thème y sont certainement mobilisées, mais de manière implicite. Elles sont en revanche de plus en plus explicites en Information-Documentation où elles sont de plus en plus enseignées et ce dès la 6ème.

Bilan

Tous les contenus de l'Information-Documentation recouvrent ainsi ceux de l'EMI, voire les dépassent, puisque deux domaines sont absents du référentiel. Ils offrent de plus une dimension déclarative sur tous les sujets traités. Cependant, il apparaît nettement que l'EMI établit des priorités particulières qui la caractérisent en plaçant au premier plan de ses priorités « Publication sur le web » et « Média de masse ».

Conclusion

Cette étude comparative entre l'EMI et l'Information-Documentation est partie d'un constat, celui d'une faible représentation de l'information, au regard des éducations aux médias et au numérique, dans les discours institutionnels encadrant l'EMI31. Au-delà même d'une possible éducation à l'information, c'est bien l'absence de la matière d’enseignement Information-Documentation dans les débats et les constructions curriculaires qui, jamais dénommée ni qualifiée, pose véritablement problème. Cela vaut aussi bien pour la visibilité et la reconnaissance des travaux en didactique et en épistémologie que pour la concrétisation des apports sur le terrain, en terme de formation identifiée des élèves et de collaboration avec les disciplines. Si le nom des professeurs documentalistes apparaît aujourd'hui dans les discours32, suite aux revendications qu'ils ont émises à la découverte des premiers textes sur l'EMI les excluant, la matière Information-Documentation demeure encore et toujours imprononçable. Cette occultation remarquable, alors que des programmes existent dans certaines filières et dans l'enseignement agricole, de même que la séparation d'une catégorie de professionnels d'avec son expertise didactique, ont pour autre conséquence d'installer d'autant plus facilement l'EMI dans une niche pédagogique et éducative laissée en bonne partie vacante. L'ignorance instituée de l'Information-Documentation et, par conséquent, l'organisation de la déconnexion des professeurs documentalistes d'avec l'EMI, permettent non seulement de niveler la participation de ces derniers dans leur pratique d'enseignement, mais surtout de donner à l'EMI les atours d'un enseignement nouveau et innovant, qui serait mieux adapté aux défis du siècle et porteur de grands espoirs, capable de fédérer des acteurs multiples autour d'un projet collaboratif enthousiasmant parce qu'encore à construire. Cette nouvelle donne, transversale et redistributive, doit-elle être saisie comme substitutive de l'Information-Documentation ou bien comme une opportunité qui lui serait offerte – et à quelles conditions – de se rendre visible et de faire valoir ses droits et sa légitimité épistémiques ?

La littératie informationnelle, pierre angulaire de la convergence

Sur quelle base faudrait-il donc repartir pour faire advenir l'Information-Documentation à partir de l'EMI, à rebours en quelque sorte et de manière à réinvestir la place qui devrait être la sienne ? L'analyse comparée des contenus d'enseignement de l'EMI et de l'Information-Documentation nous livre plusieurs pistes, à commencer par la présence commune de la littératie informationnelle qui, dans les deux domaines, occupe une place véritablement prépondérante. C'est de ne pas le voir et en tirer conséquence qui étonne le plus. Sept énoncés sur dix du référentiel EMI participent en effet de la littératie informationnelle, contre cinq énoncés cumulant les littératies médiatique et numérique. Et lorsque des littératies trouvent à se combiner, elles ne le font que par le truchement de la littératie informationnelle. Au regard des traductions pédagogiques des référentiels étudiés, celle-ci se révèle donc être la véritable pierre angulaire de la convergence des cultures de l'information. Cette caractéristique, plus nette encore dans le référentiel info-documentaire, confère à l'Information-Documentation un statut de discipline intégratrice.

L'EMI, une réponse politique urgente

L'émergence de l'EMI frappe par la rapidité de son installation, moins peut-être dans son organisation mais certainement dans la conquête des esprits des acteurs concernés. A l'origine (2013-2014), les ressorts de cette création furent principalement, mais pas exclusivement, trouvés dans l'injonction ministérielle de « faire entrer l'école dans l'ère du numérique », moteur de l'élan unificateur de la refondation de l'école avec, pour arrière plan, de concourir à la relance économique du pays via le développement de l'industrie du numérique éducatif33. Les discours institutionnels ont par la suite changé d'axe, notamment depuis les événements tragiques de janvier 2015 et ceux qui ont suivi, jouant à présent sur la mobilisation des consciences autour d'un sursaut national et la nécessité d'une réponse immédiate qui soit à la fois politique et éducative34. Cette réponse, pour être à la mesure du problème posé, doit pouvoir être mise en place rapidement et montrer son efficacité. Pour ce faire, il fallait un dispositif capable de s'appuyer sur un thème mobilisateur, ancré à la fois sur le concret et sur l'actualité. Les « éducations à » sont des dispositifs éducatifs qui ont l'avantage de répondre à ces critères sans pour autant modifier de manière brutale les structures existantes ni requérir de nouvelles ressources humaines. L'EMI est ainsi présentée comme un dispositif capable d'être mis en œuvre facilement et rapidement sur le terrain, de mobiliser tous les acteurs de la communauté éducative autour de valeurs partagées, de faire preuve de réactivité, voire d'opportunisme, et d'offrir une garantie de pragmatisme, puisque la réussite des projets pourra directement être évaluée en observant les comportements attendus des élèves.

L'Information-Documentation, épistémologie de référence pour l'EMI

Il est aisé de voir ici à quel point, comparée à de tels arguments, la réponse de l'Information-Documentation s'avère pour le moins concurrencée et peut sembler hors de propos. Matière dont la didactique vise la spécificité et la structuration de ses contenus, l'Information-Documentation évolue, à l'inverse de l'EMI, dans une temporalité longue, nécessitant, pour donner accès à une culture informationnelle complète, d'assurer une progression raisonnée des apprentissages. Si les pratiques et les représentations des élèves et les phénomènes informationnels ont vocation à servir de leviers aux apprentissages, c'est avant tout à fin de construire des connaissances secondaires au travers de processus de conceptualisation et de procéduralisation. Si opposition il devait y avoir entre les deux propositions, elle pourrait être facilement dépassée à condition de concevoir une articulation de complémentarité entre leurs temporalités et leurs visées d'apprentissage. L'une, l'EMI, cherchant à circonvenir des problématiques concrètes et actuelles, propres aux « éducations à », l'autre, l'Information-Documentation, s'attachant à fonder en raison des significations et des connaissances pérennes. En dernière analyse, l'EMI nous paraît ainsi constituer la dimension éducative de l'Information-Documentation.

Les connaissances mises au premier plan des discours sur l'EMI se révèlent normatives, car productrices de bonnes conduites et d'attitudes socialement conformes, accompagnant des affects et conjurant des angoisses par l'avancée de thèmes mobilisateurs comme la créativité et l'innovation pour le numérique ou encore les valeurs citoyennes et la protection des dangers de l'Internet pour l'insertion et la cohésion sociales. Pour autant, l'analyse du référentiel EMI montre que ces intentions éducatives ne trouvent pas de correspondances immédiates dans la liste de ses 27 énoncés d'objectifs. Au contraire, celui-ci désigne majoritairement, et à égalité, un ensemble de connaissances déclaratives et un autre de connaissances procédurales. Les connaissances normatives ne sont en effet concernées que par un énoncé sur dix. S'agissant des premières, les connaissances déclaratives, nous avons relevé qu'elles étaient peu nombreuses au regard du domaine constitué de la convergence de trois littératies, que les connaissances implicites étaient plus importantes proportionnellement au nombre des explicites, et que leur formulation trahissait des attentes beaucoup moins fortes et précises qu'en Information-Documentation. Ajoutons à cela que l'organisation des objectifs à l'intérieur du référentiel EMI ignore complètement l'idée de progression dans les apprentissages et que les connaissances mobilisées ne sont référées à aucune ressource qui permettrait de les définir. L'impression qui ressort de cette étude est celle d'une « éducation à » qui ne cherche pas à s'appuyer sur une épistémologie de référence ni sur une quelconque structuration des connaissances. Le risque est alors de conduire vers une réduction des apprentissages à un ensemble de « bonnes pratiques » qui se construiraient de manière aléatoire, à la fois dans le temps de la scolarité et dans l'espace des domaines disciplinaires, au gré des opportunités et de l'actualité.

Si l'EMI peut être saisie comme la dimension éducative de l'Information-Documentation, alors celle-ci pourrait bien être considérée en retour comme la discipline de référence qui lui fait visiblement défaut. C'est à cette condition que l'une et l'autre pourront relever les nombreux et importants défis que le numérique lance à la société et à son École.


  1. Le premier texte institutionnel à faire mention de l'EMI est le rapport de concertation nationale préparatoire à la loi, « Refondons l'école de la République », remis le 9 octobre 2012 au Président de la République. URL : http://www.education.gouv.fr/archives/2012/refondonslecole/la-demarche/rapport-de-la-concertation/ 

  2. M.E.N. LOI n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République. URL : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027677984 

  3. Duplessis Pascal. L’Éducation aux médias et à l'information (EMI) et la stratégie numérique : Le choc des cultures. Les Trois couronnes, juin 2015. Partie 4- Les professeurs documentalistes et l'EMI. URL : http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/identite-professionnelle/partie-4-les-professeurs-documentalistes-et-l-emi 

  4. Liquète Vincent (Coord.). Cultures de l'information. CNRS, 2014 

  5. Maury Yolande. « Éducation « à » et « par » l'information  et savoirs en Information-Documentation : de l'importance de l'intention éducative ».  CEMTI-GRAME, Paris 6-IUFM de Paris, mai 2006. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-00617417/document 

  6. Duplessis Pascal. « L’Éducation aux médias et à l'information (EMI) et la stratégie numérique : Le choc des cultures. » Les Trois couronnes, 2015. URL : http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/identite-professionnelle/l-education-aux-medias-et-a-l-information-emi-et-la-strategie-numerique 

  7. "Agenda de Paris ou 12 recommandations pour l’éducation aux medias". UNESCO, 2007. URL : http://pressealecole.fr/wp-content/uploads/2010/03/agenda_de_Paris.pdf 

  8. M.E.N. IFE, IGEN, DEGESCO Conférence nationale « Cultures numériques, éducation aux médias et à l'information ». Lyon, mai 2013. URL : http://emiconf-2013.ens-lyon.fr/ 

  9. M.E.N. EDUSCOL. EDU'bases Documentation. URL : http://eduscol.education.fr/bd/urtic/documentation/ 

  10. OCDE. Le capital humain : Comment le savoir détermine notre vie. OCDE, 2007. URL : http://www.oecd.org/fr/lesessentiels/lecapitalhumaincommentlesavoirdeterminenotrevie.htm 

  11. Frau-Meigs Divina. « Six raisons pour s’inquiéter de la perte d’autonomie du CLEMI ». Medias-matrices, 10 novembre 2015. URL : https://mediasmatrices.wordpress.com/2015/11/10/six-raisons-pour-sinquieter-de-la-perte-dautonomie-du-clemi/ 

  12. Develay Michel. De l’apprentissage à l’enseignement : pour une épistémologie scolaire. ESF, 1992 

  13. Coulon Alain, « Un instrument d’affiliation intellectuelle : L’enseignement de la méthodologie documentaire dans les premiers cycles universitaires », BBF, 1999, n° 1, p. 36-42. URL : http://bbf.enssib.fr/consulter/05-coulon.pdf 

  14. Schneider Elisabeth, Serres Alexandre, Stalder Angèle. « L'EMI en partage : essai de cartographie des acteurs ». APDEN. Enseigner-apprendre l'Information-Documentation. 10éme congrès des enseignants documentalistes de l’Éducation nationale. Limoges, 9-12 octobre 2015. p. 26-43. URL : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_01217549 

  15. Lange Jean-Marc. Les « Éducation à... », un ensemble problématique pour l’École : un exemple révélateur, l'éducation au développement durable ». Séminaire GRCDI – Équipe de recherche ESPE Rouen. Rennes, 6 septembre 2013. URL : http://culturedel.info/grcdi/wp-content/uploads/2013/12/Seminaire-GRCDI-2013_-texte-JM-Lange.docx 

  16. Id. 

  17. Fabre Michel. « Les « Éducations à » : problématisation et prudence ». Éducation et socialisation n°36, octobre 2014. URL : http://edso.revues.org/875 

  18. Frau-Meigs Divina. « Après les attentats, l’importance de l’éducation aux médias et à l’information ». The conversation, décembre 2015. URL : http://theconversation.com/apres-les-attentats-limportance-de-leducation-aux-medias-et-a-linformation-51298 

  19. Beitone Alain. « Éducations à... Ya basta ! ». Skholè, mai 2014. URL : http://skhole.fr/educations-a-ya-basta-par-alain-beitone 

  20. Audigier François. « Les éducations à... ? Quel bazar ! » In Lange Jean-Marc (coord.). Les « Educations à » : Un (des) levier(s) de transformation du système éducatif ? Actes du colloque. CIVIIC, EA 2657, Université de Rouen, Normandie université, 17-19 novembre 2014. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01183403 

  21. Le document « Propositions pour un référentiel de compétences en éducation aux médias et à l’information » du CLEMI n'a pas pu être retenu comme un document de référence pour l'EMI. En effet, ce document consacré à l'EAM existait déjà avant l'apparition de l'EMI, sous le titre « « Propositions pour un référentiel de compétences en éducation aux médias », paru dans l'édition 2010 de la brochure « Éduquer aux médias, ça s'apprend ! ». Il s'agit ici d'un cas de réindexation a posteriori qui témoigne de la rapidité avec laquelle l'expression EMI s'est développée, prenant même de cours son opérateur privilégié. 

  22. APDEN. « Vers un curriculum en Information-Documentation ». APDEN, nov.-déc. 2014. URL : http://www.apden.org/Vers-un-curriculum-en-information-346.html . Le curriculum a fait l'objet d'une publication en onze chapitres. Le référentiel des objectifs d'apprentissages, "Savoirs attendus pour chaque niveau", figure en annexe du chapitre 10 "Évaluation : des contenus pédagogiques au tronc commun". Télécharger à http://www.apden.org/IMG/pdf/annexe_capacites_attendues.pdf 

  23. Duplessis Pascal. « Et pourtant, ils enseignent... : le « curriculum réalisé » de l'Information-Documentation ». APDEN. Enseigner-apprendre l'Information-Documentation. 10éme congrès des enseignants documentalistes de l’Éducation nationale. Limoges, 9-12 octobre 2015. p. 73-93. URL : http://www.congres2015.apden.org/Et-pourtant-ils-enseignent-Le.html 

  24. Les 10 thèmes identifiés par cette étude sont : Document ; Espace informationnel ; Évaluation de l'information ; Identité numérique ; Internet et web ; Média de masse ; Moteur de recherche ; Publication sur le web ; Recherche d'information ; Veille. 

  25. A titre de comparaison, la proposition de curriculum de l'APDEN (2014) dénombre 91 énoncés rien que pour le niveau Collège. 

  26. APDEN. « Compétences en Information-Documentation : référentiel ». Mediadoc, 1997. URL : http://www.apden.org/IMG/pdf/REFERENTIEL-COMPETENCES-1997-2.pdf. 

  27. APDEN. « Les savoirs scolaires en information documentation : 7 notions organisatrices ». Mediadoc, mars 2007. URL : http://www.fadben.asso.fr/Les-savoirs-scolaires-en,182.html 

  28. La proposition de curriculum de l'APDEN (2014) s'est appuyée sur 65 notions pour le niveau Collège seulement. 92 notions info-documentaires sont définies dans le Wikinotions en suivant le modèle du concept opératoire de Britt-Mari Barth (2004). Pour notre part, nous avons dénombré à partir de notre corpus d'étude quelques 113 notions pouvant être prises en charge par les professeurs documentalistes (2015). 

  29. « Se poser des questions sur les traces qu'on laisse sur le web » (APDEN, 2014). 

  30. Duplessis Pascal (2015). Op. Cit. 

  31. « Il ne faut pas oublier que le « I » de EMI, ne représente pas le « I » d’information médiatique, mais le « I » de compétences info-documentaires. » Intervention de Michel Reverchon-Billot, IGEN-EVS à la réunion des IAN Documentation, nov. 2015. http://eduscol.education.fr/cdi/anim/reunion-des-interlocuteurs-academiques/reunion-des-ian-documentation-novembre-2015/intervention-de-michel-reverchon-billot-igen-evs 

  32. Pour exemple, les récents efforts du CLEMI pour mentionner les professeurs documentalistes dans ses publications. CLEMI-CANOPE. Médias et information, on apprend ! Édition 2016-2017. Août 2016. URL: http://www.clemi.org/fichier/plug_download/80000/download_fichier_fr_medias_et_information.on.apprends._edition_2016.17.pdf 

  33. Duplessis Pascal. L’Éducation aux médias et à l'information (EMI) et la stratégie numérique : Le choc des cultures. Les Trois couronnes, mai 2015. Partie 3. "Les enjeux économiques et industriels de la stratégie du numérique". URL : http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/identite-professionnelle/partie-3-les-enjeux-economiques-et-industriels-de-la-strategie-du-numerique 

  34. « Devant les troubles de notre époque, chacun cherche des réponses et des informations, notamment auprès des médias. Mais, parallèlement, les Français sont nombreux à s’interroger sur le crédit à accorder aux nouvelles provenant des instances médiatiques. À la quête de sens s’ajoute une crise de confiance. Dans ce contexte, les théories complotistes et conspirationnistes connaissent une audience grandissante, notamment sur Internet. L’attrait pour ces théories et la défiance envers les médias, qui se développent parmi les plus jeunes, exigent une réponse claire. Il était urgent d’aborder à l’École la question du fonctionnement et des dysfonctionnements des réseaux d’information, de démocratiser l’accès à l’actualité et de développer une capacité critique de compréhension des discours et des images. Voilà tout l’enjeu de l’Éducation aux Médias et à l’Information (ÉMI). » Vallaud-Belkacen Najat, Ministre de l’Éducation nationale. « Editorial ». Médias et information, on apprend ! Ibid. 


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