Education aux médias et à l’information : y a-t-il un professeur documentaliste dans l’établissement ?

Le blog du Sénat

Sur le récent blog du sénat ouvert par David Assouline pour débattre publiquement de l’impact des nouveaux médias sur la jeunesse, le sénateur de Paris entend alerter l’école sur les moyens et stratégies à mettre en œuvre pour que les élèves puissent développer une analyse critique de l’image et de l’information diffusée sur Internet. N’y a-t-il pas là de quoi interpeller le professeur documentaliste ?

Nous ne pouvons en effet que souscrire à un projet qui entend promouvoir l’un des éléments essentiels constitutifs d’une éducation à l’information et le mettre au cœur du débat scolaire. Si l’auteur confond, comme c’est souvent le cas, l’éducation aux médias (media literacy) et culture informationnelle (information literacy), il distingue au moins clairement celles-ci de la formation aux TIC (computer literacy) sur laquelle elles doivent prendre appui (lire à ce propos le texte d’A. Serres « Information, media, computer literacies : vers un espace commun de la culture informationnelle »

David Assouline entend interpeller la communauté éducative pour aller plus loin et propose, sans doute pour amorcer le débat, quelques idées sans les développer :

  • un cours spécifique dédié à l’éducation aux médias (EAM) ;

  • un éparpillement des contenus de l’EAM dans chaque matière, sous la forme d’un quota horaire ;

  • une obligation d’utiliser les nouveaux médias comme support de cours en Education civique.

En définitive, il ne fait que reprendre là quelques unes des pistes tracées par le rapport conjoint des Inspections générales intitulé L’éducation aux médias : Enjeux, état des lieux, perspectives (n°2007-083, août 2007), rapport qu’il critique par ailleurs au motif que celui-ci ne produit aucune statistique sur la réalité des actions entreprises ni sur les effets de cette éducation à l’école.

Mais à la différence de l’étude citée qui prenait largement acte de la place et du rôle du professeur documentaliste dans l’EAM (voir Citation du professeur documentaliste dans le rapport n°2007-083 d’août 2007 « L’éducation aux médias : Enjeux, états des lieux, perspectives », David Assouline, visiblement à la recherche d’un ou de responsables capables d’assurer cette éducation, semble tout à fait ignorer l’existence même du professeur documentaliste, de l’Information-documentation ou des CDI. N’a-t-il pas pourtant rencontré la présidente et la directrice du CLEMI en avril dernier ?

Quoi qu’il en soit, comment ne pas relire dans ce constat d’échec de l’installation de l’EAM celui de l’éducation à l’information (EAI) ? Sans vouloir les réduire l’une à l’autre, il peut être éclairant de relever quelques points de comparaison.

1. la dimension éducative : l’une et l’autre sont aimantées par ce que les auteurs du rapport appellent l’impératif démocratique, à savoir cette mission fondamentale de l’école qui vise à donner aux élèves des éléments de méthode et de réflexion afin qu’ils puissent devenir des citoyens avertis et autonomes, qu’ils soient capables de s’adapter aux changements et de maîtriser leur destinée. Il s’agit ici autant de développer les savoirs nécessaires à l’utilisation intelligente des médias et de l’information en vue d’obtenir l’émancipation critique que de se prémunir contre certaines influences dangereuses ;

2. la dimension éthique : une des problématiques que doit résoudre une école dans l’ère numérique est de savoir comment se positionner face aux demandes pressantes d’adaptation de la société aux contingences pragmatiques du développement technologique, au risque de basculer irrémédiablement ou bien vers l’isolement magnifique ou bien vers la dilution de ses valeurs humanistes dans celles du marché. L’école, réaffirme le rapport, n’a pas à courir indéfiniment derrière les évolutions techniques. Et pourtant, la réalité matérielle, brutale et impérative des interfaces, s’agissant aussi bien des accès, des traitements et des formats technologiques que des impératifs économiques de l’information et des médias, semble ériger un obstacle de plus en plus solide au temps long qu’exige l’éducation, à la distanciation nécessaire des objets du monde, et à la construction de l’abstraction et de la culture qui sont les caractéristiques de l’aventure scolaire. C’est ici le lieu de l’articulation impossible entre l’éthique éducative centrée sur l’homme et le citoyen, et le pragmatisme technico-économique façonnant le consommateur ;

3. la dimension politique : autre question vive de l’école que celle de son ouverture au monde dans sa relation aux savoirs. Existe-t-il un accès au savoir qui franchirait la clôture scolaire ? Comment échapper à une représentation de l’information non didactisée qui la place non seulement en tant que concurrente du savoir académique, mais encore capable de menacer l’ordre scolaire ? L’occultation d’un enseignement à l’information et aux médias ne traduit-il pas une méfiance devant une offre éducative alternative, permettant de contourner le dogme des programmes et des stratégies traditionnelles d’enseignement ? Enseigner/apprendre l’information et les médias, c’est non seulement regarder, par la fenêtre de la classe, des objets de savoir vivants, mais c’est aussi recourir à d’autres méthodes pédagogiques engageant d’autres rapport à l’autorité (travail sur document, recherche active d'information, travail de groupe, démarche de projet, etc.) C’est encore et surtout apprendre à choisir et à se distancier, apprendre à juger et à douter… même des manuels scolaires ! Ces éducations à dérangent le modèle de l’Institution en même temps qu’ils opposent, pour des enjeux de pouvoir, la dimension transcendante et ordonnée de l’école à celle, immanente et chaotique, de l’actualité. L’ancienne lutte idéologique entre école traditionnelle et éducation nouvelle se perpétue dans ce clivage entre disciplines instituées au centre et éducation à tolérées en marge ;

4. la dimension épistémologique : les objets de savoir de l’EAM et de l’EAI partagent une même caractéristique qui est celle de la trompeuse transparence de leurs interfaces. Chez l’une comme chez l’autre, l’information, qu’elle soit journalistique ou documentaire, apparaît communément évidente et naturelle, au sens d’originelle. La confusion entre le fait et l’événement, entre la source primaire et les sources secondaires, l’illusion de vérité qu’entretient une donnée informationnelle de par son inscription sur un support documentaire et sa diffusion par un média type (« lu dans le journal », « vu à la télé » ou « trouvé dans Google ») sont autant d’indices que média et document font « écran » tout autant qu’ils relient et révèlent. La prise de conscience de l’opacité réelle des technologies, des processus et des produits de la médiation est le premier pas à effectuer sur le chemin de l’émancipation critique. Cela nécessite de rendre visible ce qui ne l’est pas, en remontant du monde tranquille des apparences des objets de savoir qu’il faut encore transformer en contenus d’enseignement. Il y a, dans notre rapport à l’information, des évidences (de video, « je vois ») qu’il faut muer en intelligibilités accessibles par la cogitation (cogito !). C’est cet aspect en particulier qui pose et fonde la pertinence de la question d’un enseignement institutionnalisé, voire d’une discipline.

A ces diverses questions, que répond l’école ?

Là encore, des rapprochements sont opérables :

- l’argument de transversalité : il est repris par les rapporteurs pour qui il n'est nul besoin de faire de l’éducation aux médias une discipline. Elle doit être une voie traversante des disciplines fondamentales ;

- l’injonction d’intégration disciplinaire : les auteurs entonnent un refrain aujourd'hui bien connu, selon lequel tous les enseignants, quelle que soit la matière enseignée, sont concernés par ses objectifs et doivent les intégrer à leur enseignement. Paradoxalement, le rapport met en exergue la dilution conséquente des responsabilités : *l'éducation aux médias reste plus diffuse que transversale".

Cependant, comme pour tout rapport, l'essentiel se situe dans les préconisations qu'il adresse à l'institution commanditaire (1). Ici, 10 propositions dessinent les grandes lignes d'un enseignement institutionnalisé des médias. Il est ainsi recommandé de circonscrire un champ pour cette éducation obligatoire aux médias, et de l'assortir d’objectifs clairement définis, d’un référentiel de formation, d’une progression des apprentissages, de leur évaluation, d’un temps et d’un espace alloués et, pour couronner l’édifice, d’un professeur référent. Rappelons à ce propos que certains pays font de l'éducation aux médias une discipline à part entière (Grande-Bretagne, Australie, Suède, Israël) ou des domaines optionnels (Allemagne) (2).

Faut-il attendre un rapport de l’IGEN sur l’éducation à l’information pour pouvoir lire de semblables propositions ? Parmi les 10 propositions fournies par le rapport , j’en extraie quelques unes ici et ajoute simplement, lorsque c’est utile, la mention "et à l'information" [portions entre crochets] :

- Proposition 1 : Réaffirmer au plus haut niveau les principes généraux, les enjeux et les objectifs d’une éducation aux médias [et à l’information] dans le cadre de l’École : en clarifier la définition, en rappeler l’obligation et en circonscrire le champ.

- Proposition 3 : Élaborer un référentiel de compétences permettant une progressivité de l’école au lycée et une évaluation à l’intérieur des disciplines

- Proposition 4 : Réserver un temps et/ou un espace bien identifié pour cet enseignement, au moins pendant les années de collège

- Proposition 5 : Désigner un référent de l’éducation aux médias [et à l’information] dans chaque établissement et faire apparaître dans le projet d’établissement toute initiative relative à ce champ d’apprentissage

- Proposition 6 : Mettre l’accent sur la pratique en s’appuyant sur des partenaires professionnels et/ou en amplifiant les partenariats existants

- Proposition 7 : Développer prioritairement la formation, notamment celle des cadres et des professeurs référents ; prévoir une sensibilisation de tous les professeurs stagiaires au niveau de la formation initiale.

Nous voyons qu’il y a peu de choses à changer pour que le cadre curriculaire proposé ici nous intéresse, d’autant plus –mais faut-il le rappeler ?- que l’EAM fait partie des tâches constitutives de la mission pédagogique du professeur documentaliste (3).

Insistons encore sur le fait que, pour les auteurs du rapport, qui semblent mieux connaître la réalité du terrain et les contenus scolaires en jeu que le sénateur David Assouline (qui déclare pourtant vouloir aller plus loin...), l’enseignant référent pressenti pour piloter cet enseignement obligatoire et raisonné est le professeur documentaliste. Nous voyons là une avancée qui pourrait s’avérer significative tant elle correspond au mandat pédagogique et à l’expertise de ce dernier.

Il importe ainsi que nous rappelions à l’auteur du prochain rapport sur l’éducation aux médias la spécificité pédagogique qui est la nôtre. Je vous engage ainsi à apporter sur son blog, ou sur les colonnes des Trois couronnes, des commentaires susceptibles de l’éclairer sur l’une des raisons d’être essentielles de notre présence dans le système éducatif français. Qu'il se rassure, il y a (encore) des professeurs documentalistes dans les établissements.


Notes :

(1) Rappel des propositions (p. 75)

  • Proposition 1 : Réaffirmer au plus haut niveau les principes généraux, les enjeux et les objectifs d’une éducation aux médias dans le cadre de l’École : en clarifier la définition, en rappeler l’obligation et en circonscrire le champ.

  • Proposition 2 : Ne pas faire de l’éducation aux médias une discipline mais une voie « traversante » des disciplines fondamentales

  • Proposition 3 : Élaborer un référentiel de compétences permettant une progressivité de l’école au lycée et une évaluation à l’intérieur des disciplines

  • Proposition 4 : Réserver un temps et/ou un espace bien identifié pour cet enseignement, au moins pendant les années de collège

  • Proposition 5 : Désigner un référent de l’éducation aux médias dans chaque établissement et faire apparaître dans le projet d’établissement toute initiative relative à ce champ d’apprentissage

  • Proposition 6 : Mettre l’accent sur la pratique en s’appuyant sur des partenaires professionnels et/ou en amplifiant les partenariats existants

  • Proposition 7 : Développer prioritairement la formation, notamment celle des cadres et des professeurs référents ; prévoir une sensibilisation de tous les professeurs stagiaires au niveau de la formation initiale.

  • Proposition 8 : Renforcer le pilotage pédagogique du dossier, au niveau national comme au niveau académique, en identifiant, notamment, des inspecteurs référents dans chaque académie

  • Proposition 9 : Faciliter l’acquisition, la distribution de journaux, de magazines d’information, et l’usage pédagogique de différents supports en nombre suffisant pour la pratique de l’éducation aux médias en milieu scolaire. Encourager la production de ressources de qualité destinées aux jeunes.

  • Proposition 10 : Clarifier les rôles et réaffirmer la responsabilité des différents acteurs, publics et privés, dans la prise en charge de ce qui ne peut être qu’une « responsabilité citoyenne partagée »

Propositions complémentaires pour le CLEMI

  • Proposition 11 : Consolider le CLEMI national en sa qualité d’ingénieur de formation, de centre de ressources et d’opérateur de partenariats

  • Proposition 12 : Stabiliser le statut des correspondants académiques du CLEMI auprès des recteurs, afin de leur donner la légitimité nécessaire à l’animation des réseaux pédagogiques et des partenariats

(2) Lire le paragraphe I. 6. "Et dans les autres pays" du même rapport (p. 48-49).

(3) « Le documentaliste-bibliothécaire étudie et exploite les informations de la presse locale ou régionale, écrite, parlée ou télévisuelle et les met à la disposition des élèves afin de susciter leur intérêt et de faciliter une meilleure compréhension et interprétation des faits, événements et problèmes. » (Extrait de la circulaire de missions du 13 mars 1986)