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Duplessis P.

Référence documentographique

DUPLESSIS, Pascal. Objectifs éducatifs et enjeux professionnels de l’enseignement info-documentaire : Perspectives de la didactique de l’information. Journée professionnelle des professeurs documentalistes de l’enseignement catholique de Bretagne, le 3 octobre 2007 [en ligne]. Site de Citédoc, 2008 [réf. du ]. Disponible sur Internet : http://www.citedoc.net/animations/Duplessis_Pascal_20071003.pdf

http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/identite-professionnelle/objectifs-educatifs-et-enjeux-professionnels-de-l-enseignement-info-documentaire

Objectifs éducatifs et enjeux professionnels de l’enseignement info-documentaire : Perspectives de la didactique de l’information

Que peut apporter à la profession, aujourd’hui, l’approche didactique ? Partagés entre deux professionnalités bien distinctes, les professeurs documentalistes se voient offrir des perspectives d’évolution de plus en plus divergentes : se rapprocher du statut de bibliothécaire ou bien affirmer une identité enseignante. Si la première voie est valorisée par l’institution, la seconde a bien du mal à trouver sa légitimité, peu servie qu’elle est par un mandat pédagogique inconsistant. La didactique de l’information a dès lors pour rôle d’enrichir ce mandat en lui fournissant sa substance par le biais d’une scientifisation de la profession. Elle conjugue ainsi un processus d’acculturation informationnelle au profit de l’éducation des élèves, et un processus de professionnalisation des enseignants documentalistes.


Extraits de la communication donnée à la journée de formation des professeurs documentalistes de l’enseignement catholique de Bretagne le 3 octobre 2007.
Lycée Jeanne d'arc, Pontivy.


Liminaire

Cette intervention a pour but de présenter brièvement ce que peut apporter aujourd’hui à la profession l’approche didactique, lorsqu’il est question d’éducation des élèves à l’information.

Il faut bien, pour cela, commencer par évoquer le métier de professeur documentaliste . C’est une tâche délicate, parce qu’il s’agit là avant tout d’un métier de funambule, où chacun, chaque jour, est à la recherche du meilleur équilibre possible. Cet équilibre est à trouver entre les deux missions principales que sont la gestion et la pédagogie, et donc entre deux professionnalités, deux identités distinctes.

Il faut toujours se rappeler cette double appellation, qui constitue un cas unique, joignant le professeur et le documentaliste. Qu’en est-il en effet des disciplines instituées ? Il n’existe pas de « professeur mathématicien », mais des professeurs de mathématique, pas de professeurs musiciens mais des professeurs d’ éducation musicale. La distinction entre l’expert du domaine (mathématiques, musique) et l’enseignant de la discipline est de fait clairement marquée. Par contre, la simple évocation de « professeur d’ Information-documentation » soulève des discussions aujourd’hui encore considérées comme légitimes. L’absence de la préposition « de » est peut-être bien la clé du paradoxe identitaire de notre métier.

Toujours est-il que cette double appellation renvoie bien à l’existence d’un double mandat, comme elle appelle à la recherche d’un équilibre entre, d’une part, une priorité éducative centrée sur l’élève, et, d’autre part, une nécessité pratique, celle de disposer d’un outil efficace et pertinent (le CDI) à disposition de tous. Cette nécessité oblige par conséquent une centration sur le système. La première centration, en direction de l’élève, s’ouvre à la dimension pédagogique, tandis que la seconde, orientée vers le système, s’inscrit dans la dimension managériale. Mais si la première est aujourd’hui remise en cause, par le démantèlement progressif et organisé de la responsabilité pédagogique de l’enseignant documentaliste, la seconde est au contraire sur-valorisée par l’institution.

Cet équilibre fragile est donc menacé et porte inévitablement préjudice à l’identité professionnelle du corps, parce que l’idée de « dimension », pédagogique ou managériale, amène aussitôt la question de « l’ambition », et par conséquent celle de la finalité de notre action et de notre mission essentielle qui est et doit demeurer l’éducation. C’est à ce moment de l’histoire de notre profession que nous situerons et saisirons le mieux l’enjeu didactique.

Notons encore que ce clivage des professionnalités est une constante et qu’il ne se réduit pas au cours des années. Bien au contraire, il s’adapte plutôt bien aux évolutions sociales et technologiques. Si les choses semblent changer, en fait, il est remarquable qu’elles le fassent de part et d’autre de ce même clivage, mais sous l’angle de nouveaux habits conceptuels, lesquels promettent chacun une possible clarification identitaire.

Sur le versant gestionnaire, nous assistons en effet à un dépassement des « projets CDI » des années 90 en « politique documentaire », à partir d’un concept récemment parachuté du monde des bibliothèques en 2000. L’argumentaire qui l’accompagne s’appuie principalement sur le changement rapide du statut de l’information et l’avènement du document électronique, sur la révolution de l’accès à l’information (quid de la médiation ?), ainsi que sur la nouvelle donne des ressources numériques. L’inflation quantitative et qualitative de ces dernières soulèvent des questions urgentes en termes de sélection, d’évaluation et de traitement. La perspective identitaire qui est alors promise vise un rapprochement entre le statut actuel de professeur documentaliste et le statut de bibliothécaire ou de documentaliste des collectivités publiques1. L’évolution de la mission se réduit ainsi au développement d’une expertise managériale, à l’échelle de l’établissement d’abord, et prochainement à celle du bassin2, au travers de tâches relatives au pilotage, au conseil, à la veille et à la diffusion de l’information, ainsi qu’à la gestion des ressources imprimées et numériques.

Sur le versant pédagogique, nous sommes les témoins du dépassement de ce qu’il était convenu d’appeler « formation documentaire » en « didactique de l’information ». Si l’argumentation produite dans ce cas insiste également sur la rapidité de l’évolution technologique, elle se centre par contre sur la nécessité d’une réflexion à porter sur les outils permettant l’accès à l’information et l’usage de ces outils, et dénonce l’idée que ces derniers, saisis comme des « boîtes noires auto-simplifiantes », seraient transparents et neutres [Serres, 2005]. En conséquence, une éducation raisonnée est réclamée, qui porte sur la connaissance des principes et des concepts relatifs à ces outils, tandis qu’une critique se précise à l’encontre des formations procédurales où les compétences info-documentaires se résument à des algorithmes de savoir faire. Depuis au moins 2003, cet espoir se cristallise sur l’idée qu’il est urgent de penser des plans d’enseignement complets (curricula). La perspective identitaire qui est ici souhaitée est l’affirmation que le statut d’enseignant puisse être assumé en priorité.

Si tel devait être le cas, et ce sera le postulat que je propose à la réflexion d’aujourd’hui, il faudrait alors réfléchir aux trois axes suivants, lesquels impliquent la formation initiale et continue des enseignants documentalistes :

  • la mise en œuvre de situations d’enseignement-apprentissage et les tâches afférentes qui reviennent au professeur documentaliste ;
  • l’élucidation des savoirs à enseigner ;
  • une réflexion parallèle sur l’appropriation de ces savoirs par les élèves.

Ces trois axes déterminent justement les trois objets d’étude des didactiques, ainsi que leurs trois heuristiques, respectivement praxéologique, épistémologique et psychologique [Duplessis, 2008]. Ce sont ces axes qu’il nous faudra explorer, afin d’en montrer l’intérêt tant sur le plan des bénéfices pour les élèves, dans la perspective d’une éducation raisonnée et obligatoire à l’information, que sur le plan de la professionnalisation enseignante des professeurs documentalistes.

Nous évoquerons ainsi, et pour cette présente partie, ce qui est en jeu dans l’enseignement-apprentissage de l’Information-documentation :

  1. Les objectifs éducatifs : un processus d’acculturation informationnelle
  2. Les enjeux professionnels : un processus de professionnalisation

1. Les objectifs éducatifs

11. Les finalités d’une éducation à l’information

Les enjeux éducatifs posent la question des contenus particuliers de chaque champ disciplinaire au regard des finalités de l’école. Pour cerner la pertinence des contenus, il nous faut donc partir de ces finalités, lesquelles sont précisées dans le Code de l’éducation3 :

  • élever le niveau de formation initiale et continue de l’élève,
  • lui permettre de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle,
  • le conduire vers l’exercice de la citoyenneté.

Il est aisé de retrouver ces visées dans celles de l’éducation à la culture de l’information. En effet, « élever le niveau de formation de l’élève », n’est-ce pas non seulement lui apprendre à savoir transformer l’information en connaissance, par le biais de la médiation documentaire, mais encore lui faire appréhender le monde informationnel dans lequel il vit ? « S’insérer dans la vie sociale et professionnelle », n’est-ce pas apprendre à traiter de l’information, à savoir l’échanger, la communiquer ? « Aller vers l’exercice de la citoyenneté », enfin, n’est-ce pas apprendre à l’utiliser dans la connaissance et le respect de la loi, de manière responsable, mais apprendre aussi à ne pas en subir l’influence quelque fois néfaste ?

En définitive, il s’agit d’intégrer l’élève à une culture, il s’agit de viser une acculturation à l’information de tous les élèves au travers de leur cursus scolaire, et ce, au même titre que l’éducation à la culture scientifique, à la culture artistique, à la culture numérique.

12. La définition de la culture de l’information

De quoi est constituée cette culture ? A la suite de nombreux prédécesseurs, nous proposons cette définition : la culture de l’information est une composante indispensable de la vie démocratique, nécessaire pour déjouer les pièges de la désinformation ou de la « pollution informationnelle » [Sutter, 1998]. Elle se compose d’usages et de pratiques, d’aptitudes, de comportements et de savoirs conceptuels devant permettre au sujet, individuel ou social, de recevoir de l’information, de la refuser, d’agir, d’interagir, d’en profiter ou de s’en prémunir, de la produire, de la diffuser ou de l’échanger dans tous les secteurs de la société. Ces connaissances et ces compétences doivent être mises à profit de manière responsable, et en toute connaissance de cause, c'est-à-dire en s’appuyant sur des savoirs identifiés.

13. Les objectifs de l’éducation à l’information

Quelle doit être alors la part du système éducatif ? Il s’agit pour l’école de mettre en œuvre une éducation à l’information qui ait pour horizon l’intégration de tous les élèves à cette culture de l’information. Conséquemment, le champ d’intervention de l’enseignant documentaliste, premier responsable de cette éducation, doit être cadré par un ensemble d’objectifs généraux dont la nature doit être pensée dès à présent, en même temps que la mise en lumière des contenus d’enseignement. Afin d’accompagner le processus d’élucidation de ces objectifs, il est d’ores et déjà possible d’appréhender soit une approche intégrative, par niveaux, soit une approche plus systémique, par secteurs.

131. L’approche « par niveaux » de Brigitte Juanals

Dans « La culture de l’information » Brigitte Juanals [2003] propose de construire celle-ci au moyen de niveaux progressifs de compétences, lesquels permettraient à l’élève de se situer dans un processus d’acculturation (Fig. 1). Fig1_Juanals

Fig. 1 : Les trois niveaux de compétences de la culture de l’information (selon Juanals, 2003).

Le niveau 1 vise la maîtrise de l’accès à l’information. Il pourrait s’agir ici d’une formation de type procédural, i.e. technique et méthodologique. Le niveau 2 recherche l’entrée dans une culture de l’accès. La formation afférente doit être alors de nature intellectuelle, cognitive, et s’intéresser prioritairement au processus de la médiation informationnelle, visant pour l’élève la construction autonome, critique et créative de ses connaissances. Le niveau 3, enfin, permet d’accéder à la culture de l’information. La formation dès lors est explicitement d’ordre culturel. Il s’agira de l’enseignement de savoirs (au sens de culture générale) portant sur la dimension éthique de l’information et des médias.

Les différents types de savoirs se hiérarchisent ainsi en « savoir faire » pour le premier niveau, en « savoir apprendre » pour le deuxième, et en « savoir d’intelligibilité et de responsabilité » pour le troisième.

L’intérêt de cette démarche, qui propose une avancée en poupées gigognes, est de pousser les exigences de manière croissante, et de pouvoir s’appuyer sur des bases progressivement acquises.

132. L’approche « par secteurs » 

Notre proposition s’inscrit dans le prolongement de la très intéressante réflexion présentée par Alexandre Serres [2006] lors de l’Université d’été « De l’information à la connaissance ». Ce chercheur en Sciences de l'Information, faisant lui-même référence à Armand Mattelart, développe le triptyque des « trois R », « réaliser, réfléchir et résister » dans le but de distinguer les différents contenus d’une éducation à l’information..

Les trois catégories d’objectifs généraux que nous proposons résultent quant à eux d’un découpage de la compétence « maîtriser l’information » dans ses trois composantes structurelles : les connaissances procédurales, les connaissances déclaratives et les postures, attitudes, et comportements relatifs à l’usage de l’information. Cette première diffraction en trois « secteurs », si elle est utile pour mieux se représenter les grands axes de ce projet éducatif, ne doit pas faire oublier le caractère systémique de l’entreprise : chaque type d’objectif interfère avec les deux autres et trouve à se réaliser dans l’articulation de toutes les composantes de la triade (Fig. 2). Fig2_Les-3T Fig. 2: Les trois objectifs de l’éducation à l’information

L’enseignement répondant à ces objectifs généraux devrait ainsi conjuguer :

1. La recherche d’une meilleure efficacité, ou efficience, laquelle s’acquiert par la pratique. Est visée particulièrement la maîtrise des procédures et des outils. Une telle formation, bien connue des professeurs documentalistes, est déjà très largement encadrée et facilitée par l’offre de référentiels de compétences info-documentaires, tels Fadben [1997] ou Erudist [2005].

2. La recherche d’une meilleure intelligibilité ou escience, i.e. une compréhension acquise par l’étude. La visée essentielle est la maîtrise de connaissances, ce qui implique que soient déterminés au plus vite des objets d’enseignement pertinents. Ces contenus recouvrent d’une part la connaissance des principes à la base des outils, des produits et des processus de création et de diffusion de l’information, et, d’autre part, la connaissance des lois relatives à l’usage de l’information. Les uns comme les autres doivent permettre de porter un regard compréhensif global sur les phénomènes informationnels.

3. L’exercice de la responsabilité sous l’espèce d’une prise de conscience, au sens étymologique de « savoir en commun ». Il s’agira ici d’une connaissance appliquée des droits et des devoirs de l’information de façon à permettre à l’usager de l’information d’engager sa responsabilité. Est alors visée la maîtrise des comportements, des attitudes allant dans ce sens, et mobilisant des capacités telles que douter, confronter, vérifier ou bien référencer. Cette prise de conscience comprend en outre l’idée d’usages civils et civiques de l’information, qu’il est possible de construire à partir de référents tels que le plagiat, le copier-coller ou encore le non respect de la source. Il s’agit enfin de développer une attitude distanciée et critique dont le but est de déjouer les influences et de se prémunir contre les risques de désinformation. Les concepts à construire en priorité pourraient ainsi être ceux de « Source » et d’ « Évaluation de l’information ».

Trois visées génériques sont ainsi déterminées qui structurent l’enseignement et permettent d’établir une typologie des activités pédagogiques à proposer aux élèves selon la logique qu’elles font prévaloir :

1. La visée d’ efficience place la formation dans une logique de réussite. Celle-ci se réclame fonctionnelle et pragmatique. Mais la limite de ce type d’activité apparaît souvent trop tôt pour que l’objectif visé puisse être atteint : lorsque l’information est trouvée et traitée, l’activité s’interrompt pour l’élève… et l’apprentissage également !

2. La visée d’ escience s’inscrit dans une logique d’étude. Celle-ci s’appuie notamment sur la recherche et l’intelligibilité des principes structurant les fonctions des outils et des processus. Il s’agit d’acquérir un savoir sur l’information au travers d’activités de recherche et de traitement de l'information. Cet objectif a la particularité de se situer à l’articulation des deux autres ; il en est la condition. Sa réussite est l’enjeu même du projet didactique.

3. La visée de (prise de) conscience s’insère dans une logique éducative au sens large, et plus spécifiquement dans une logique citoyenne. Le cadre éducatif de référence doit toujours être celui d’un vivre ensemble, dans des communautés intellectuelles aujourd’hui le plus souvent virtuelles, tissées par les fils ou les flux d’informations.

14. Le nécessaire dépassement des formations méthodologiques

L’ambition présentée ici n’est rien d’autre que l’insertion de l’élève dans une société où prévaut la culture informationnelle. Pour ce faire, l’éducation à mettre en place doit dépasser très largement le cadre étroit des formations méthodologiques. Celles-ci trouvent aujourd’hui leur limite pour au moins trois raisons :

  • parce que l’élève est confronté à des flux informationnels de moins en moins didactisés (enjeu cognitif) et de moins en moins contrôlés (enjeu psychologique) ;
  • parce que les outils sont de moins en moins neutres (enjeux politique et économique) : l’une des visées essentielles de l’éducation est justement d’apprendre à repérer les influences et à s’en distancier, par le développement de l’émancipation, en favorisant notamment la création de l’inédit ;
  • parce que les enjeux démocratiques sont plus urgents.

Aujourd’hui, si maîtriser des compétences instrumentales et méthodologiques reste nécessaire, maîtriser les contextes économique, politique, éthique, instrumental, éditorial et auctorial de l’information demeure essentiel. Une telle maîtrise ne peut être atteinte que par une approche conceptuelle des phénomènes observés, approche structurée par une réflexion didactique. Mais défendre et faire valoir ces enjeux et ces objectifs éducatifs appelle à un positionnement clair du corps professionnel qui en a la charge.

2. Les enjeux professionnels et la clarification du mandat pédagogique

Cette partie voudrait montrer comment s’articulent deux processus, celui de professionnalisation, sur un plan sociologique, et celui de rationalisation discursive des contenus, sur un plan épistémologique.

21. Le processus de professionnalisation

Pour partir du premier, rappelons que l’aspiration à la reconnaissance du statut de profession est engagée depuis le milieu des années 70, notamment sous l’impulsion de la FADBEN. Cette aspiration correspond à ce que les sociologues des professions nomment le processus de professionnalisation. C’est un lent processus de construction d’une identité professionnelle dont il est possible de rendre compte à partir de certains critères d’observation, comme ceux qu’a proposés, par exemple, Marie-Annick Le Gouellec-Decrop [1997], qui fut IPR-EVS dans l’Académie de Nantes.

Ce chercheur s’est appuyé sur la réflexion sociologique pour faire ressortir les six critères suivants :

1. un savoir scientifique et théorique, fondé et légitimé par l’Université ;

2. une formation spécifique et pratique de niveau universitaire ;

3. un ensemble de valeurs et un code éthique partagé par une majorité importante de la population ;

4. un mandat confié par l’institution ;

5. un diplôme ;  

6. une culture professionnelle.

Un corps de métier pourrait ainsi prétendre au statut de profession s’il satisfait à ces six conditions. Qu’en est-il, au vu de cette grille, pour le métier d’enseignant documentaliste ?

211. Un savoir scientifique et théorique, fondé et légitimé par l’Université,

Ce premier critère pose aujourd’hui la question du rattachement disciplinaire de l’information-documentation. Elle-même en révèle deux autres, la question de la référence et celle de la légitimité.

La question de la référence des savoirs, tout d’abord, appelle à une réflexion approfondie sur l’origine de ces savoirs et sur les conditions de leur formation. S’agissant de l’origine des savoirs à enseigner, nous plaidons pour une multi-référentialité de ce domaine disciplinaire, tant il emprunte, comme c’est d’ailleurs le cas pour de nombreuses disciplines instituées, à différents types de savoirs. Transposant dans notre domaine la proposition que fait Alain Pagès [1993] pour le français langue maternelle, nous envisageons ainsi les contours de cette multiplicité référentielle :

  • des savoirs généralistes : Sciences de l’éducation, Sciences cognitives, Épistémologie ;
  • des savoirs spécifiques : Sciences de l’information et de la documentation, disciplines techniques (bibliothéconomie, bibliographie)

A cette typologie de base nous ajoutons :

  • des savoirs référentiels : experts (expertise des professionnels de l’information et de la documentation) et sociaux (usages domestiques), ainsi que les savoirs issus des pratiques scolaires.

La question de la légitimité d’un enseignement scolaire, ensuite, interroge la valeur que pourraient avoir les contenus scolaires au regard, non seulement de l’institution mais également des élèves, des parents et des autres disciplines. La question à laquelle il faut pouvoir répondre, au sens de la responsabilité pédagogique inhérente à tout acte d’enseignement, reste celle-ci : pourquoi cela vaudrait-il la peine d’enseigner des savoirs info-documentaires ? Nous pensons avoir apporté des éléments de réponse à cette question dans la première partie de cette communication.

212. Une formation spécifique et pratique de niveau universitaire 

La création des IUFM en 1991 apporte satisfaction à ce deuxième critère. Ce que confirme encore l’intégration de ces instituts de formation à l’Université, depuis la loi Fillon votée en 2005. Cependant, l’amont de cette formation est loin d’être stabilisé si l’on considère l’hétérogénéité des filières amenant les étudiants à candidater (Lettres, Histoire, Sociologie, Sciences de l’éducation, etc.). En relation étroite avec le point précédent, relatif à la référence disciplinaire, se pose encore aujourd’hui la question d’un cursus théorique universitaire commun, ou du moins cohérent. Quelle voie universitaire prédispose au CAPES de Sciences et techniques documentaires ?

Un autre point à soulever à cette occasion concerne le programme de la préparation à ce CAPES4 . Il brosse en quelques paragraphes relativement allusifs les contenus de la formation, ce qui ne manque pas de désorienter les étudiants de première année. Si ce choix institutionnel présente l’intérêt d’une certaine ouverture, il n’en révèle pas moins, une nouvelle fois, l’aura d’imprécision qui entoure la perception de notre métier.

213. Un ensemble de valeurs et un code éthique partagés par une majorité importante de la population 

Les valeurs et l’éthique partagées par le corps de métier, à n’en pas douter, sont empreintes de celles qui fondent l’Education nationale, dans la mesure où les professionnels concernés, de par leur origine, sont les héritiers et les acteurs de la culture scolaire. En l’absence d’enquêtes disponibles, il est toujours possible de convoquer des cadres formels, au premier rang desquels la circulaire de « Mission du professeur exerçant en collège, en lycée d'enseignement général et technologique ou en lycée professionnel » de 19975, ainsi que le Code de l’Éducation6.

S’il s’avère nécessaire de compléter ce socle par un texte formalisant l’éthique observée par les métiers de l’information, il est alors possible de convoquer les « Principes déontologiques des professionnels de l’Information et Documentation », tels qu’ils ont été adoptés en décembre 1999 par l’Association des professionnels de l’information et de la documentation (ADBS)7. Il resterait à connaître le degré de connaissance et d’appropriation de ces textes sur le terrain.

214. Un mandat confié par l’institution 

Le mandat peut se définir par l’« obligation légale d’assurer une fonction spécifique »8. Cette prescription institutionnelle prend pour nous le nom de « mission », laquelle est formalisée et publiée sous forme de circulaire. Nous avons déjà observé, en introduction, que les enseignants documentalistes s’étaient vu donner deux missions, l’une gestionnaire et l’autre pédagogique. Nous y reviendrons bientôt.

215. Un diplôme

Le diplôme, quant à lui, institue cette « autorisation légale d’exercer certaines activités que d’autres ne peuvent pas exercer » [Dubar, id.]. En fait, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un certificat d’exclusivité. Cela peut d’ailleurs aisément se vérifier aujourd’hui avec le problème soulevé par l’insertion professionnelle des personnels en reconversion ou en ré-adaptation, avec l’inquiétude relative aux « mentions complémentaires » ou bien encore avec le positionnement pédagogique fragilisé par l’emphase institutionnelle portant sur l’intégration, pourtant superficielle, des compétences info-documentaires dans les programmes disciplinaires. Ce dernier point, par exemple, illustre bien le processus de déresponsabilisation pédagogique en cours. Or les formations documentaires, l’éducation à l’information sont intrinsèquement liées à l’idée d’une spécificité disciplinaire.

Au diplôme, en l’occurrence un CAPES de Documentation et non pas un DUT de Documentation, est attaché le statut d’enseignant, le grade de professeur et l’appellation afférente. La question qui demeure ici en attente est celle de la meilleure façon d’assumer ce statut et ce diplôme et d’assurer les conditions de sa légitimité. 

216. Une culture professionnelle

Avec ce critère, voici resurgir la fameuse question des professionnalités qui semble diviser le corps. Ce clivage faisant apparaître deux profils, d’un côté le gestionnaire, de l’autre l’enseignant, a été particulièrement bien mis en évidence par l’étude de Bernadette Seibel [1995] (Tab. 1).

Fig3_Tableau_Gestionnaire-Pédagogue Tableau n°1 : Le gestionnaire et le pédagogue : deux profils identitaires (d’après Seibel, 1995)

Cette opposition n’est sans doute pas aussi radicale qu’il y paraît. Elle pose néanmoins problème dans la discussion sur l’avenir de la profession. Une solution pourrait consister à diffracter totalement ces deux profils et amener à penser la constitution de deux corps distincts de métier, recrutés à partir de diplômes spécifiques et observant des mandats différents quoique articulés l’un à l’autre. Une autre solution verrait plutôt l’affirmation distinctement formulée de la prééminence d’une priorité sur l’autre. A titre d’exemple, rappelons comment le Référentiel métier de la FADBEN [2006] intègre la politique documentaire comme une composante fonctionnelle de l’éducation à la culture informationnelle de l’élève, alors que l’institution, à l’inverse, fait de la « formation de l’usager » l’un des volets de la politique documentaire. Cette hiérarchisation des missions, gestionnaire ou éducative, n’est donc pas sans importance. Elle constitue certainement l’axe central de la culture professionnelle des professeurs documentalistes.

La transposition de la grille des critères proposée par Marie-Annick Le Gouellec-Decrop laisse une appréciation de fait très contrastée. Elle offre cependant l’immense intérêt de bien sérier les catégories de problèmes et de les organiser autour du clivage des deux profils identifiés. La principale difficulté mise en évidence se situe dans le passage de l’identité de documentaliste à celle de professeur. Or il se trouve que, selon les sociologues des professions, ce clivage renvoie à la distinction entre métier et profession.

22. La distinction entre métier et profession

Il apparaît distinctement que le processus de professionnalisation se produit à l’intérieur même du champ délimité par notre double appellation. Il traduit le passage menant du statut de documentaliste au statut d’enseignant, à savoir d’une identité de technicien, ce gestionnaire préoccupé du quotidien et du matériel, à celle d’un pédagogue, cet éducateur qui s’intéresse à la formation intellectuelle des élèves.

Il se trouve ainsi que ce clivage gestion / pédagogie renvoie à la distinction entre le métier et la profession, distinction opérée dès l’époque de la Renaissance, à partir de la scission entre les activités manuelles et les activités intellectuelles [Dubar, id.] (Tab. 2). La question de la transmission des savoirs professionnels trouve justement dans cette divergence toute son importance. S’agissant des premières, la transmission se fait par imitation, du maître à l’apprenti, et par initiation. C’est le geste qui prévaut dans ces savoirs imités. Nous avons affaire ici à des techniques. Mais dans le cas des secondes, l’apprentissage s’opère par le discours, et même par le cours. Il s’agit de savoirs professés, où prévaut par conséquent la parole. Nous percevons bien là le rôle de l’université, à rapprocher du critère n°1 du processus de professionnalisation, relatif au savoir scientifique et théorique fondé et légitimé par l’Université. Nous avons affaire là à des sciences.

Cette partition par la transmission et par la nature des savoirs transmis entraîne une hiérarchisation des tâches qui se voient réparties sur un axe vertical. Nous la repérons toujours à l’œuvre dans le processus de sélection sociale fondée sur le système des filières scolaires. Rapportée à notre activité professionnelle, cette partition place en bas les techniques de la Documentation, tel le traitement documentaire, qui travaille la matière (documentaire), le substrat. Ces activités techniques produisent des signalements et de la signalétique. Les hautes activités de formation, quant à elles, vont porter sur la substance, sur la construction des connaissances et des significations.

Fig4_Métier-Profession Tableau n°2 : Double appellation statutaire et distinction entre métier et profession

Les représentations à l’œuvre dans certains partenariats pédagogiques observables en CDI sont tenaces. Ne voit-on pas quelques fois opérer cette répartition des tâches entre le documentaliste qui propose et « désigne », au travers de la base de données catalographiques dont il est responsable, des documents aux classes et aux professeurs, tandis que ces derniers opèrent des sélections et travaillent sur les « significations » ?

La prétention didactique consistant à promouvoir et à enseigner des contenus transmissibles par le discours, et par le cours, au motif qu’il s’agit de savoirs déclaratifs – ce qui n’exclut pas, comme pour les autres disciplines, la mobilisation de compétences et d’activités d’action – et non plus seulement procéduraux, traduit cette intention de vouloir passer d’un corps 1 (documentaliste) à un corps 2 (professeur). Cette évolution est à inscrire dans une logique d’affiliation statutaire au corps des professeurs. Elle a pour corollaire l’aspiration à faire construire par les élèves des significations relatives aux objets info-documentaires.

23. La question du double mandat

Va-t-on retrouver ce clivage dans la question du mandat (critère n°4) ? Il est vrai qu’il faudrait plutôt parler d’un double mandat, dans le cas des enseignants documentalistes. Mais apparaît aussitôt un déséquilibre entre ces deux mandats sur le plan de leur formulation et de leur réception.

Si le mandat gestionnaire est suffisamment explicite, le mandat pédagogique l’est en revanche beaucoup moins. Le premier apparaît comme évident de par l’expérience de la matérialité que tout usager peut vivre : un CDI, ce sont d’abord souvent des livres, des étagères, des secteurs, des produits et des services documentaires. Cette évidence-là guide les représentations des collègues et fait souvent écran à une juste perception du mandat pédagogique. En regard de cet état de fait, ce dernier mandat est en effet peu visible, d’autant plus que l’Information-documentation n’est généralement pas considérée comme une discipline, ni même un champ disciplinaire possible, et par conséquent comme une priorité éducative. De même ses contenus sont bien minces : ils se réduisent en tout et pour tout à sept lignes consignées dans la circulaire de missions de 1986, correspondant aux sept étapes de la recherche documentaire. Hormis cela, point de cadre horaire ni programmatique pour signaler concrètement la teneur d’un mandat. Et l’on sait l’énergie qu’il faut déployer pour appliquer un tant soit peu ces quelques bribes.

Il est alors remarquable de constater à quel point le processus de professionnalisation est largement freiné par cette imprécision du mandat pédagogique. Cet état de fait, aujourd’hui, dure depuis déjà vingt ans, en complète contradiction avec les discours politiques introduisant le système éducatif dans la dite « société de l’information ». La question revient bien à celle de l’existence ou non de contenus à transmettre et de situations d’enseignement-apprentissage à mettre en œuvre, et par conséquent de l’élucidation et de la rationalisation des savoirs qu’il faudrait enseigner. Nous retrouvons là le critère n°1, relatif à l’existence d’« un savoir scientifique et technique ».

Conclusion

Le rôle de la didactique dans le double processus d’acculturation des élèves et de professionnalisation des enseignants documentalistes

Le processus de professionnalisation, nous le comprenons bien, a besoin pour s’accomplir, de l’existence de contenus transmissibles, spécifiques de la matière disciplinaire, et référencés à une discipline universitaire susceptible de les légitimer.

La didactique de l’Information-documentation va donc avoir pour but de préciser le mandat pédagogique en clarifiant ses contenus . L’élaboration des savoirs scolaires spécifiques s’alignera sur les objectifs généraux de l’éducation à la culture de l’information, tels que nous les avons définis précédemment, et notamment sur celui relatif à la recherche d’une meilleure intelligibilité, ou escience (T2), pivot conceptuel des deux autres, efficacité et responsabilité.

Le processus de didactisation des savoirs s’attache justement à mettre en évidence, de manière raisonnée, ces savoirs scolaires. Il fournit  un cadre à la réflexion pour rationaliser ces savoirs dans un nécessaire processus de scientifisation du métier [Bourdoncle, 1991], lui offrant la possibilité de changer de paradigme : pour le professionnel, il s’agira de passer de l’état de celui qui signale l’information (le documentaliste) à celui qui permet d’en construire la signification, i.e. qui « en-signe » (l’enseignant). La didactisation doit être ici saisie comme une méthode scientifique pour réaliser ce processus de professionnalisation. La rationalisation discursive des savoirs à enseigner constitue le vecteur de professionnalisation vers une identité enseignante. Elle a pour cadre, et pour horizon, une éducation à l’information

Ainsi, les enjeux éducatifs et professionnels convergent vers un même projet, celui de l’élucidation, de la légitimation et de la didactisation des savoirs scolaires de l’information documentation. Le processus de scientifisation (rôle de la didactique) a pour double but, d’une part, de produire des objets d’enseignement, utiles au processus d’acculturation des élèves, et d’autre part, de clarifier le mandat pédagogique Cette dernière phase, notamment, s’avère essentielle pour la légitimation du statut d’enseignant et la réalisation du processus de professionnalisation.

Documentographie

  • BOURDONCLE, Raymond. La professionnalisation des enseignants : analyses sociologiques anglaises et américaines. Revue française de pédagogie n°94, jan.-fév.-mars 1991, p.73-92
  • DUBAR, Claude. La socialisation : Construction des identités sociales et professionnelles. Arman Colin, 1991
  • DUPLESSIS, Pascal. L’objet d’étude des didactiques et leurs trois heuristiques : épistémologique, psychologique et praxéologique. Séminaire du GRCDI « Didactiques et culture informationnelle : de quoi parlons-nous ? », 14 septembre 2007 [en ligne]. Site des Trois couronnes, 2008 [réf. du 15-01-2008]. Disponible sur Internet : http://esmeree.fr/lestroiscouronnes/idoc/textes/l-objet-d-etude-des-didactiques-et-leurs-trois-heuristiques
  • ERUDIST. Référentiel de compétences documentaires pour le métier d’étudiant. 1er cycle universitaire [en ligne]. Site ERUDIST, 2005 [réf. du 30-12-2007]. Disponible sur Internet : http://www.erudist.fr/
  • FADBEN. Compétences en information-documentation : référentiel. Médiadoc, 1997 [réf. du 30-12-2007]. Disponible sur Internet : http://ww3.ac-poitiers.fr/tpi/formanet/formatio/referenc/sommaire.htm
  • FADBEN. Référentiel métier. Médiadoc, mars 2006
  • JUANALS, Brigitte. La culture de l’information : du livre au numérique. Hermes science, 2003
  • LE GOUELLEC-DECROP, Marie-Annick, Les documentalistes des établissements scolaires : Émergence d’une profession écartelée en quête d’identité, Thèse Sciences de l’Éducation, Université de Nantes, 1997
  • PAGES, Alain. Perspectives actuelles en didactique du français langue maternelle. L’École des Lettres, n° spécial 9, mars 1993. p. 7-16
  • SEIBEL, Bernadette. Les documentalistes des lycées et des collèges. Bulletin des bibliothèques de France T.40, n°6, 1995. p. 64- 71
  • SERRES, Alexandre. Moteurs de recherche et maîtrise de l’information : faut-il former à Google et comment ? [en ligne]. Workshop Bucarest « Le monde selon Google », 2-4 juillet 2005. Site ArchiveSIC, 2006 [réf. du 15-01-2008]. Disponible sur Internet : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00001730
  • SERRES, Alexandre. Trois dimensions de l’éducation à l’information. Table ronde « La maîtrise de l’information en question », Actes de l’Université d’été « De l’information à la connaissance », 29-08-2006 [en ligne]. Site Formist, 2006 [réf. du 30-12-2007]. Disponible sur Internet : www.uhb.fr/urfist/publis/TexteUE_Poitiers2006_A.Serres.doc
  • SUTTER, Eric. Pour une écologie de l’information. Documentaliste – Sciences de l’information, vol. 35, n°2. p. 83-86

  1. En témoigne cette journée d’étude « Documentation en milieu scolaire et bibliothèques publiques, quelles coopérations ? », organisée par Médiadix (Université Paris X), le 13 novembre 2007. http://netx.u-paris10.fr/mediadix/brochure_2007/document/prog_je_13_nov_2007.pdf 

  2. Voir l’expérimentation lancée en 2008 dans l’académie de Nantes où des professeurs documentalistes volontaires encadrent techniquement les BCD des écoles du bassin. 

  3. France. M.E.N. « Code de l’éducation ». Le B.O., n° spécial, n°7, 13-07-2000. 3 vol. L. 111-1 

  4. BO Spécial n° 5 du 20 mai 2004 

  5. B.O. n° 22 du 29 mai 1997 

  6. Op. cit. 

  7. URL : http://www.adbs.fr/site/qui/presentation/deontologie.php 

  8. Everett Hughes, cité par Dubar [1991]. 


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