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DUPLESSIS Pascal. L’objet d’étude des didactiques et leurs trois heuristiques :épistémologique, psychologique et praxéologique [en ligne]. Séminaire du GRCDI, Didactique et culture informationnelles : de quoi parlons-nous ? 14 septembre 2007. Site de l'URFIST de Rennes, 2008. Disponible sur http://www.uhb.fr/urfist/seminaireGRCDI_2007

http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/didactique-information/l-objet-d-etude-des-didactiques-et-leurs-trois-heuristiques

L’objet d’étude des didactiques et leurs trois heuristiques : épistémologique, psychologique et praxéologique

Présentation au groupe de recherche sur la culture et la didactique informationnelles (GRCDI) de l’objet de recherche des didactiques des disciplines. Ce qui rassemble ces dernières peut être au préalable exprimé à partir de ce que l’on pourrait appeler leurs raisons d’être, à savoir une ambition pragmatique, une revendication de rationalisation et une inclination vers le sujet apprenant. Mais l’objet d’étude des didactiques est véritablement le système didactique lui-même, que l'on représente sous la forme du triangle didactique – à distinguer du triangle pédagogique – et à l’intérieur duquel interagissent le savoir scolaire, l’enseignant et l’élève. Les axes d’articulation observés entre ces trois pôles déterminent les trois dimensions, et par conséquent les trois perspectives de recherche, de toutes les didactiques : épistémologique, psychologique et praxéologique. L’exposé de quelques concepts (transposition didactique, trame conceptuelle, conceptions des élèves, obstacle, contrat didactique, dévolution) produits par ces recherches permet de mesurer l’intérêt que cette discipline revêt pour les premiers pas d’une didactique de l’information.


Communication au séminaire du GRCDI « Didactiques et culture informationnelle : de quoi parlons-nous ? », le 14 septembre 2007.


Liminaire

Il convient au préalable de rappeler le but de cet exposé, qui est de définir, à l’occasion de son premier séminaire, l’objet de réflexion du Groupe de recherche sur la culture et la didactique informationnelles (G.R.C.D.I.). Il s’agit en premier lieu de déterminer les composants fondamentaux des concepts que ce groupe se propose d’étudier. Jacques Kerneis et moi nous arrêtons donc sur le « D. », D comme didactique. Nous avons pour mission d’apporter des éléments permettant de définir et de circonscrire ce domaine didactique, d’apporter les étayages nécessaires et utiles à nos futurs travaux, ainsi qu’une terminologie et des référents communs.

Sur cette base, mon propos aujourd’hui est de présenter le projet didactique au travers de quelques grands traits qui le caractérisent et qu’il revendique, à partir de son objet d’étude, de ses principales directions de recherche, de son but et de quelques outils conceptuels.

En filigrane, il nous faudra garder à l’esprit ce qu’il serait possible de transférer utilement des apports des didactiques des disciplines à la didactique de l’Information-documentation. Un prochain séminaire pourrait ainsi tenter de faire l’état des lieux, point par point, de celle-ci.

Si j’utilise par facilité de langage l’appellation « la didactique », je me réfèrerai cependant toujours aux didactiques des disciplines, avec cette arrière-pensée qu’il existe un cadre conceptuel plus ou moins consensuel permettant d’aborder les questions de manière globale.

Cet exposé sera distribué de la manière suivante :

  1. Trois raisons d’être à l’entreprise didactique

    • Une ambition pragmatique
    • Une revendication de rationalisation
    • Une inclination vers le sujet apprenant
  2. Un objet d’étude à trois facettes : le système didactique

    • Le système didactique exprimé par un modèle ternaire : le triangle didactique
    • Triangle didactique ou triangle pédagogique ?
    • Les trois directions de la recherche didactique
  3. Quelques concepts nomades des didactiques des disciplines

    • La perspective épistémologique : transposition didactique ; trame conceptuelle
    • La perspective psycho-cognitive : conceptions des élèves ; obstacle
    • La perspective praxéologique : contrat didactique ; dévolution

Conclusion 

  • Confusion entre didactique, didactisation et transposition didactique
  • Didactisation et disciplinarisation en Information-documentation
  • La question de la référence

1. Trois raisons d’être à l’entreprise didactique

Nous aborderons ici quelques-uns des principaux éléments qui caractérisent les didactiques, leur permettant de s’affirmer en tant que science et de se distinguer des autres disciplines, telle la pédagogie. Ces caractéristiques renvoient essentiellement à deux buts, généralement avancés par les didacticiens : d’une part, clarifier et rationaliser les phénomènes constitutifs des situations didactiques ; d’autre part, et à l’intérieur de ces situations, optimiser les variables repérées pour surmonter les difficultés d’apprentissage. Ces buts convergent vers une même tendance consistant à s’intéresser de plus en plus au sujet apprenant.

Nous abordons ces trois points :

  • L’ambition pragmatique
  • La revendication de rationalisation et d’autonomie scientifique
  • L’inclination vers le sujet apprenant

11. Une ambition pragmatique

Ce qui frappe en première impression lorsqu’on aborde les textes présentant les didactiques, c’est la volonté exprimée d’aboutir à des résultats sensibles. Les différentes didactiques se rassemblent en effet autour de l’idée qu’il existe un besoin à satisfaire, qui est de rendre l’enseignement plus efficace [Cornu & Vergnioux, 1992]. Pour ce faire, il est important de mieux comprendre comment les élèves apprennent, et d’être en mesure de pouvoir donner aux enseignants des outils méthodologiques pertinents. Le but est ici d’optimiser l’efficacité cognitive des apprentissages, et d’améliorer, par l’étude, les processus en jeu dans les situations didactiques.

La question de l’utilité des didactiques est alors posée : que faut-il enseigner aux élèves ? Comment définir les méthodes les mieux adaptées à la transmission des connaissances? Quels outils pédagogiques construire à l’intention des enseignants ? La didactique se définit ici comme une science appliquée ou directement applicable [Cornu & Vergnioux, id.] et donc pragmatique1 i.e. « susceptible d’applications pratiques » pour ne s’en tenir qu’à son étymologie. Si les didactiques visent à une certaine efficacité, elles recherchent également les moyens permettant de mesurer celle-ci.

Se positionnant sur un plan concret, contingent, les didactiques entendent se distinguer de la pédagogie, qu’elles vont par opposition saisir comme un champ de recherche à visée axiologique, construit à partir de théories éducatives fondées sur une certaine vision de l’homme et de la société [Sarrazy, 2002].

Cette ambition pragmatique s’accompagne d’une revendication de rationalisation, entendue comme condition d’accès au statut de science autonome.

12. Une revendication de rationalisation

Les didactiques revendiquent un statut de science, et de science autonome, même s’il est admis que leurs fondements sont multiréférentiels. Cette revendication à l’autonomie, au regard du champ des Sciences de l’éducation, campe sur un positionnement avant tout disciplinaire. En effet, les didactiques sont également caractérisées par l’intérêt particulier qu’elles portent à la question des contenus spécifiques, en particulier leur origine, leur référence, leur construction et leur structure.

L’argument invoqué pour se démarquer des autres sciences est justement cette spécificité disciplinaire. D’un point de vue stratégique, les didactiques devant conquérir un territoire, l’enjeu est de pouvoir « dégager [leurs] propres priorités de l’influence » d’autres disciplines, comme la psychologie ou la sociologie [Cornu & Vergnioux, id.]. Yves Chevallard fait même du « retour au savoir » le sceau de « l’entreprise didacticienne dans son ensemble » [Chevallard, 1994]. Un rappel historique peut expliquer cette orientation : au début du XXème siècle, la recherche de fondement scientifique aux méthodes d’Enseignement est stimulée par le courant de rationalisme ambiant, qui produit par ailleurs le taylorisme [Demol, 2003].

Mais cette volonté de constituer la didactique en science autonome, fondée sur la rationalité, trouve ses racines encore plus avant dans le passé. Elle date de la moitié du XVIIème siècle, à l’époque du projet de « la grande didactique » du tchèque Comenius, lequel installe pour la première fois le substantif « didactique » [Coménius, 1952]. L’œuvre est toute entière consacrée à la présentation d’« un effort rationnel de transmission des connaissances à tous les hommes » [Meirieu, 2005]. Il y est notamment préconisé la création d’une école publique.

Aujourd’hui encore, ce « retour au savoir » se réclame rationaliste. Soumettant leurs objets d’étude à des critères d’ordre scientifique, les didactiques entendent se démarquer de la pédagogie, laquelle est alors considérée, de manière plutôt péjorative, comme un « art ». André Giordan est l’un de ceux qui insistent le plus sur cette opposition. Pour ce didacticien des sciences, « l’appropriation du savoir a toujours été abordée par les pédagogues […] de manière doctrinaire » [Giordan, 1994]. Pour dépasser cette étape, il propose de « présenter une approche reposant sur un corpus d’hypothèses pédagogiques, étayées par des approches épistémologiques et institutionnelles du savoir et corroborées par des observations et des analyses méticuleuses des processus d’apprentissage des élèves, en situation de classe ».

Bernard Sarrazy, pour qui « la didactique désigne [bien] la science qui se propose d’étudier, et de modéliser, [etc…] », met cependant en garde contre les dangers d’une trop grande dichotomie des deux approches et dénonce la dérive scientiste que peut représenter une telle aspiration s’agissant de questions éducatives [Sarrazy, 2002].

Pour finir sur ce point, retenons avec Jean-Pierre Astolfi qu’il ne s’agit pas d’une science dure, prédictive pour autant : « elle reste ouverte, offrant des concepts que chacun peut s’approprier » [Astolfi, 1990].

13. Une inclination vers le sujet apprenant

Il reste enfin à corriger l’image donnée jusqu’à présent d’un projet didactique qui consisterait surtout à aborder les phénomènes d’enseignement prioritairement du point de vue des savoirs. En fait, ce ne sont pas tant les contenus qui forment l’objet d’étude des didactiques que les interactions à l’œuvre dans le système didactique, lequel articule les trois actants que sont le savoir, l’enseignant et l’élève.  

Cela permet d’accepter l’idée que la centration n’est pas seulement opérée sur les savoirs mais également sur le sujet apprenant. Cette orientation a d’ailleurs été prise dès les origines de la didactique. Comenius, encore lui, dans La Grande didactique, ou « Traité de l’Art universel d’enseigner tout à tous », écrit dans son prologue qu’il dirigera la « barque de sa Didactique […] à la recherche et à la découverte de la méthode qui permettra aux enseignants de moins enseigner et aux étudiants d’apprendre davantage » [Coménius, 1952] ! Critiquant les méthodes déductives issues de la Scholastique du Moyen Âge, Comenius propose, dès ce milieu du XVIIème siècle, l’établissement de programmes scolaires qui soient organisés en progression, afin de tenir compte des capacités des élèves et de leur âge. Il défend par ailleurs l’idée que des méthodes inductives doivent être employées et mises en œuvre à partir des centres d’intérêt des élèves [Bronckart et Chiss, 2005]. . Mais revenons aux temps modernes, où la dimension psychologique a d’abord été mise en évidence et promue par la thèse de Hans Aebli (Didactique psychologique, 1951). Celle-ci s’appuie notamment sur la psychologie génétique piagétienne [Martinand, 1996]. Par la suite, et à l’inverse d’une centration sur les contenus, il s’est agi de rechercher, dans les processus d’apprentissage des élèves, des structures de pensée invariantes, appelées schèmes, et ce, dans une démarche transversale aux contenus [Astolfi, in Martinand, 1996]. En symétrique de l’intérêt porté au savoir, le didacticien va ici s’intéresser à la réception de ce savoir par l’élève et, notamment, aux représentations que celui-ci se fait du savoir et qui finissent par faire obstacle à son appropriation. C’est dire si l’élève occupe une place centrale : « il devient responsable de la conquête de ses connaissances ». Les didactiques lui préfèrent d’ailleurs l’appellation d’ « apprenant » [Develay, 1992].

En miroir, le statut épistémique du Savoir est modifié, et c’est bien du savoir scolaire dont il est en définitive question. Un savoir scolaire qui s’autonomise de sa prétendue dépendance aux savoirs savants, ce qui ouvre de fait un champ de questions relatives à l’élaboration de ces objets d’enseignement et au processus de transposition didactique qu’ils subissent ou génèrent. Un autre point mérite d’être rappelé qui explique cette distanciation opérée entre ces deux régimes du savoir. Les didacticiens postulent en effet que l’origine des difficultés rencontrées par les élèves, hormis les facteurs socio-psychologiques mis en évidence ailleurs, est à trouver dans la définition, l’organisation et la présentation des savoirs scolaires aux élèves.

Ainsi, l’objet central de l’étude des didactiques, au travers de l’intérêt porté à l’apprenant, s’avère constitué d’un certain rapport au savoir, celui qu’entretient ce dernier avec le sujet cognitif . Tout travail sur la matière scolaire, i.e. les contenus à enseigner, perdrait alors toute pertinence à ne considérer que l’aspect transpositionnel (leur attache aux savoirs de référence) dans un rapport exclusif. Il convient au contraire, et en terme de complémentarité, de considérer avec le même intérêt les mécanismes d’appropriation, comprenons les opérations de réception et de construction (re-construction, co-construction), du savoir par l’apprenant.

Ces préoccupations qu’assument les didactiques font dire à Marguerite Altet, et pour en revenir à nouveau à un argument qui viserait à caractériser l’opposition tant recherchée entre pédagogie et didactique, que si la pédagogie est du côté de l’enseignant, la didactique, quant à elle, se situe du côté de l’apprenant et des contenus [Altet, 1994].

2. Un objet d’étude à trois facettes : le système didactique

Nous venons de délimiter au moins deux champs de la réflexion didactique : la question de l’élaboration des contenus et la question psychologique de leur appropriation par le sujet cognitif. Il est temps d’inscrire à présent ces perspectives dans un système plus large qui les articule et leur restitue tout leur intérêt. Il ne s’agit ni plus ni moins que de définir l’objet d’étude des didactiques des disciplines, à savoir le système didactique.

21. Le système didactique exprimé par un modèle ternaire : le triangle didactique

Évoquer le système didactique, c’est faire référence à Yves Chevallard et à son ouvrage La Transposition didactique [1985]. Pour ce didacticien des mathématiques, la didactique s’intéresse au jeu qui se mène entre un enseignant, des élèves, et un savoir (disciplinaire), i.e. le « savoir enseigné ». Trois places, donc, organisent le système didactique (fig. 1).

Triangle-didactique_1

Yves Chevallard semble vouloir promouvoir ce triptyque en réaction contre le modèle binaire de la pédagogie qui privilégie, selon lui, la relation binaire enseignant/enseigné. Dans cette nouvelle combinaison est introduit un troisième pôle, qui est le Savoir, « si curieusement oublié ». On retrouvera là cette revendication de la spécificité disciplinaire déjà pointée.

Ces trois actants du système didactique entretiennent évidemment des relations entre eux. Ce sont elles qui font l’objet même des recherches en didactique, et que nous allons bientôt rappeler. Notons déjà que le triangle ainsi établi propose une approche de type systémique, ce qui explique l’appellation proposée par Yves Chevallard de « système didactique ». Ces trois constituants agissent et réagissent entre eux dans toute situation d’enseignement-apprentissage.

Cette relation ternaire est généralement représentée sous la forme du fameux « triangle didactique », devenu la figure emblématique de la réflexion didactique [Langlade 1997]. Par conséquent, le fait que cette figure puisse interférer avec une autre figure bien connue, tel le « triangle pédagogique » [Houssaye, 1988], amène à se demander si le premier n’est pas un doublet du second - ou inversement. Cette question ne peut être ignorée, d’autant plus qu’elle devrait permettre de préciser la spécificité de l’approche didactique.

22. Triangle didactique ou triangle pédagogique ?

Si, pour Bertrand et Houssaye [1995] le triangle didactique et le triangle pédagogique sont, tout compte fait, à considérer comme identiques, il en est autrement pour l’ensemble des didacticiens, loin s’en faut. Si ces derniers reconnaissent une identité des composés de base (les trois pôles), ils s’accordent néanmoins à en tirer des analyses et des champs de questionnements bien différents.

Chronologiquement, il semble que l’idée de cette triangulation ait d’abord été émise dès 1979 par le pédagogue Jean Houssaye, lequel en fait le sujet même de sa thèse en 1982. Il publie quelques années plus tard, en 1988, cet essai largement diffusé et reconnu, au titre éponyme [Houssaye, 1988].

Yves Chevallard, didacticien des mathématiques, dépose quant à lui cette idée de triangle didactique en 1985, dans un ouvrage intitulé La Transposition didactique [1991].

Tentons d’en présenter les différences en quelques mots.

221. Le triangle pédagogique

Jean Houssaye inscrit son triangle dans la situation pédagogique. Il y est question de déterminer la place, le rôle dévolu ou revendiqué par les trois actants (fig. 2).

Triangle_didactique_2

Cette situation pédagogique est alors caractérisée par le jeu qu’entretiennent deux des trois actants aux dépens du troisième, exclu ou s’excluant, et qui doit accepter la place du mort (il se retire du « jeu » laissant les deux autres actants développer une relation exclusive) ou, à défaut, se mettre à faire le fou (il va tenter d’empêcher la tranquille relation espérée entre les deux autres).

Selon la configuration de la triade qui est ainsi déterminée par la relation privilégiée de deux des trois actants, Jean Houssaye détermine trois processus pédagogiques possibles :

  • enseigner : sur l’axe Savoir (S) – Enseignant (P), lorsque, par exemple, l’élève est exclu du jeu ;
  • former : axe Enseignant (P) – Elève (E), lorsque, par exemple, l’appropriation du savoir n’est plus la priorité ;
  • apprendre : axe Elève (E) – Savoir (S), lorsque, par exemple, l’enseignant s’efface pour interférer le moins possible entre l’élève et le savoir.

La réflexion va dès lors consister à caractériser les différentes familles pédagogiques à l’œuvre dans l’histoire de l’éducation en les répartissant sur chacun des côtés de ce triangle. Il s’agit là d’un « modèle éducationnel », au même titre que celui de Louis Not, par exemple, servant à classer des modèles pédagogiques, au travers du « style » du professeur. Ainsi, le triangle pédagogique, à partir d’une vision macroscopique des situations pédagogiques, permet avant tout de s’intéresser à la relation pédagogique et à la place du professeur [Develay, 1992].

222. Le triangle didactique

Le triangle didactique, quant à lui, s’inscrit dans une structure systémique, appelée système didactique. Le système didactique détermine également trois axes, toujours à partir des relations nouées entre les trois pôles, mais ces interactions vont servir à caractériser des points de vue particuliers quant au rapport au savoir. Elles vont conditionner des heuristiques selon trois approches disciplinaires à la fois distinctes et complémentaires (fig. 3) :

  • approche épistémologique : sur l’axe Savoir – Enseignant
  • approche psychologique : axe Enseignant – Élève
  • approche pédagogique : axe Élève – Savoir

Triangle_didactique_3

Ces trois axes offrent autant de dimensions à explorer. Ils servent à désigner des recherches, des travaux, des pistes, des entrées possibles à la réflexion dont le système didactique est l’objet. Ici, la question des méthodes pédagogiques n’est pas primordiale [Reuter et al., 2007]. La réflexion va plutôt s’orienter sur les interactions systémiques de ces trois dimensions à l’œuvre dans toute situation d’enseignement-apprentissage, ainsi que sur le rapport au savoir que ces interactions interrogent.

23. Limites du triangle didactique

Rappelons ici quelques critiques, réserves ou rappels à l’ordre émis par des didacticiens eux-mêmes quant à l’appréhension et l’utilisation du triangle didactique.

Le système didactique ne doit pas être réduit à l’espace de la classe ni au seul temps du cours [Reuter et al., 2007]. Plus largement, il se dessine dans toute situation où une personne apprend intentionnellement quelque chose à une autre.

La notion de « Savoir » ne saurait être appréhendée de manière générique. Il convient plutôt de distinguer ses différents états : savoir à enseigner / savoir effectivement enseigné, i.e. présenté à la classe [Reuter et al., id.]. C’est d’ailleurs le but du système didactique que de produire ces derniers. De même, il importe d’identifier son statut épistémique, en différenciant les contenus d’enseignement des savoirs de référence (savants, experts, sociaux).

Enfin, la critique interroge la pertinence, au sommet du triangle, du pôle « Savoir ». Peut-il être considéré acteur au même titre que les deux autres ? Certains chercheurs préfèreraient voir là l’ « Institution » [Cornu et Vergnioux, 1992], tandis que d’autres proposent d’inscrire le triangle dans une figure plus vaste qui permettrait ainsi de l’inclure dans un contexte éducatif et social [Audigier, 1996 ; Dabène, in Reuter et al., 2007].

24. Les trois dimensions de la recherche didactique

Le triangle didactique délimite, à partir du champ découpé par les interactions entre les pôles, les trois grands domaines d’investigation de la didactique (fig. 4). Cette approche fait consensus dans cette discipline, du moins sur l’idée générale et s’agissant des deux premiers domaines que nous avons déjà rencontrés.

Triangle_didactique_4

S’agissant de l’axe 1 en effet, la dominante épistémologique est largement reconnue pour désigner l’élaboration didactique des contenus d’enseignement. Il est également observé une stabilité pour la dominante psychologique, ou psycho-cognitive (Axe 2), désignant la problématique d’appropriation de ces contenus par les élèves. Mais s’agissant du troisième domaine (Axe 3), la diversité des appellations recensées révèle deux aspects. Le premier témoigne de la pluralité des approches quant aux objets de l’investigation ; le second désigne la base du triangle didactique comme le lieu de la polémique entre pédagogie et didactique. Ainsi les appellations convoquées pour nommer ce champ de recherche divergent-elles :

  • champ de la pédagogie et des Sciences de l’éducation [Develay , 1992]
  • ingénierie pédagogique [id.]
  • pôle de la situation de formation [Meirieu, 2005]
  • pôle Former [Bronckart et Chiss, 2005]
  • dominante praxéologique [Halté, 1992]
  • domaine de l’intervention didactique [Halté, 1992 ; Langlade, 1997]

Pour Marguerite Altet [1994 ] par exemple, qui reconnaît pourtant aux didactiques l’empire sur les deux axes épistémologique et psychologique, la base du triangle ne peut relever que du domaine de la pédagogie.

Quoi qu’il en soit, ouvrons ces trois dossiers pour définir au mieux, et au travers de ces trois dimensions, les objets que se proposent d’étudier les didactiques.

241. La dimension épistémologique (Axe 1 : Savoir – Enseignant)

C’est ici le lieu privilégié de l’élaboration didactique [Halté, 1992] des savoirs à enseigner. Les didacticiens se proposent d’y examiner les objets d’enseignement et, en particulier, d’y répertorier les principaux concepts de la discipline, d’étudier leurs relations, leur structuration et leur hiérarchisation à l’intérieur du domaine considéré. La question de la référence et de l’origine des savoirs y est également posée avec, notamment, l’histoire des savoirs référents, qu’ils soient savants, experts ou sociaux. S’agissant des savoirs scientifiques, il reste à déterminer quel cheminement ils ont suivi et quels obstacles ils ont rencontrés et surmontés. Il convient en effet de sortir du « hiatus pédagogique » qui fait que les savoirs scolaires sont « présentés comme des faits établis » sans histoire, sans dimension culturelle, humaine ou sociale [Giordan, 1983]. S’agissant des savoirs scolaires et de leur histoire institutionnelle, on étudiera la manière dont ils ont été transposés, comment et pourquoi ils sont apparus [Astolfi et Develay, 1989 ; Halté, 1992 ; Giordan, 1994].

Cette dimension épistémologique est bien à saisir dans la perspective didactique. Il est bien question d’analyser et de produire des savoirs à enseigner, en tenant compte du développement cognitif des élèves concernés, et donc de leur présentation ainsi que du choix d’une terminologie facilitatrice. Les deux axes 1 et 2 trouvent ici leur nécessaire articulation.

Pour Reuter et al. [2007], ce champ d’investigation ne saurait d’ailleurs appartenir qu’à la didactique, laquelle est seule à même de fournir aux enseignants les outils de régulation dont ils ont besoin dans leur pratique [Giordan, 1994]. Mais l’enseignant, récepteur d’un programme de savoirs à enseigner, doit encore les décontextualiser et les recontextualiser pour ses classes, en fonction des niveaux, de ses choix méthodologiques et de ses objectifs spécifiques [Cornu et Vergnioux, 1992]. L’analyse de la matière doit être mise à l’épreuve de la pratique éducative. C’est ici que se produit une autre interaction, celle des dimensions épistémologique (Axe 1) et praxéologique (Axe 3).

L’une des tâches que se fixent les didactiques à l’intérieur de cet axe concerne la délimitation du champ disciplinaire et la construction de curricula, lesquels permettent d’organiser l’enseignement des contenus retenus, tout le long du cursus scolaire. Le fait de devoir structurer le champ disciplinaire renvoie au processus de didactisation, tandis que la nécessité de le référer et de le légitimer concourt à sa disciplinarisation.

Les concepts produits sur l’axe 1 par les didactiques des disciplines sont alors :

  • la transposition didactique
  • les pratiques sociales de référence
  • la trame conceptuelle
  • les niveaux de formulation
  • les champs conceptuels
  • les niveaux de formulation

242. La dimension psychologique (Axe 2 : Élève – Savoir)

Sur cet axe Elève-Savoir se joue le processus de l’ « appropriation didactique » [Halté, 1992]. Ce registre puise aux sources de la psychologie génétique piagétienne et du constructivisme, partant de l’idée que l’élève construit ses connaissances. Il est alimenté par les recherches en psychologie cognitive, portant sur la mémoire, les représentations, la résolution de problèmes et, globalement, sur la manière dont le sujet cognitif traite l’information qu’il reçoit.

Cet axe se donne pour perspective l’exploration des conditions de l’apprentissage, et notamment :

  • la construction des concepts par l’apprenant, leur utilisation, leur réinvestissement ;
  • les pré-requis que supposent les contenus à assimiler ;
  • les stratégies particulières d’apprentissage ;
  • les structures cognitives préexistantes (schèmes), les processus mentaux ;
  • les représentations que se font les élèves de ces connaissances et les conflits cognitifs ;
  • les obstacles à l’apprentissage.

La critique porte ici principalement sur la réduction possible de l’élève à l’état de sujet épistémique.

En retour, les observations enregistrées sur les conditions nécessaires à la construction des savoirs peuvent infléchir la détermination et la présentation de ceux-ci (lien avec l’Axe 1). Ces observations influent également forcément sur les stratégies pédagogiques mises en œuvre dans la classe par l’enseignant (lien avec l’Axe 3).

Les concepts produits sur l’axe 2 par les didactiques des disciplines sont alors :

  • les conceptions des élèves ;
  • l’obstacle ;
  • l’erreur ;
  • la résolution de problème.

243. La « dimension praxéologique » (Axe 3 : Enseignant - Élève)

Cet axe sert de cadre à l’étude des conditions de l’ « intervention didactique » [Halté, 1992]. L’épithète « praxéologique » fait référence au système de tâches complexes et plurielles qui sont dévolues à l’enseignant dans la gestion de la situation didactique. Ce sont des tâches composées, articulant théories et techniques, qui sont orientées vers l’action et la recherche d’efficacité. Elles comprennent des tâches de conception et d’organisation de dispositifs d’étude d’une part, des tâches d’aide à l’étude, ou de direction d’étude d’autre part [Chevallard, 1997].

La réflexion didactique vise ici à pouvoir rendre compte de la manière dont l’enseignant, au travers de ces tâches, peut prendre en charge du mieux possible l’articulation aux deux autres axes. L’étude portera alors sur les processus suivants :

  • l’organisation des situations d’enseignement-apprentissage ;
  • la construction de cycles et de séquences pédagogiques ;
  • la définition des objectifs ;
  • l’organisation de l’évaluation ;
  • la mise en œuvre de stratégies adaptées à la classe.

Mais cet axe recouvre encore le domaine de la relation pédagogique [Bronckart et Chiss, 2005] et, à ce titre, s’intéresse à la nature des relations que l’activité de médiation des savoirs instaure entre les élèves et l’enseignant, le type de contrat didactique qui s’établit entre les deux types de partenaires, les régulations nécessaires au décalage entre la temporalité de l’enseignement et la temporalité de l’apprentissage ainsi que les styles d’enseignement.

Les concepts produits sur l’axe 3 par les didactiques des disciplines sont alors :

  • le contrat didactique ;
  • les styles didactiques d’enseignement ;
  • la dévolution ;
  • les modèles didactiques.

3. Quelques concepts nomades des didactiques des disciplines

Pourquoi qualifier ces concepts de « nomades » ? Pour rendre compte du fait que, comme le précisent Cornu et Vergnioux [1992 ], des concepts produits par les didactiques de certaines disciplines ont « migré » vers d’autres et y ont fait fortune au point que l’on peut disposer aujourd’hui de quelques outils conceptuels communs.

Le Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques de Reuter et al. [2007] recense ainsi une quarantaine d’objets paraissant « constituer l’armature conceptuelle fondamentale des didactiques à l’heure actuelle ».

Ils sont encore qualifiés par les mêmes Cornu et Vergnioux [1992 ] de « concepts impurs » pour de multiples raisons : ils proviennent d’une discipline spécifique ; ils ont été forgés de manière pragmatique ; ils empruntent à des disciplines annexes (épistémologie, linguistique…) ; enfin, ils peuvent être altérés par les effets du transfert. Cela rappelé, ces concepts demeurent toutefois féconds et révèlent leur grande valeur heuristique. C’est une des raisons pour lesquelles ils peuvent intéresser la didactique de l’Information-documentation.

Nous allons en passer en revue quelques-uns, à titre d’exemple.

31. La perspective épistémologique : transposition didactique ; trame conceptuelle

311. La transposition didactique

Issue de la didactique des mathématiques, retenons qu’elle désigne le processus d’élaboration d’un savoir scolaire, réalisé à partir de savoirs référents qu’ils soient savants, experts ou sociaux.

La transposition didactique est dite restreinte ou générale, selon qu’elle désigne, respectivement, le processus allant des savoirs savants aux savoirs à enseigner, ou celui menant des pratiques sociales de référence aux activités scolaires [Martinand, 2001]. Mais l’expression peut être discutée selon les disciplines. En didactique du français, par exemple, est alors préférée l’expression de « traitement didactique des savoirs » pour marquer une distance d’avec la transposition didactique restreinte [Garcia-Debanc, 1997]. Par ailleurs, des recherches aujourd’hui prennent en compte l’auto-référence scolaire, pratique qui consiste pour l’école à devenir elle-même génératrice de savoirs. Nous en trouvons un remarquable exemple dans le constat observé, chez certaines disciplines instituées, de pratiques de prescription de la recherche documentaire.

Il est également possible d’opposer à une transposition dite « descendante », lorsque le processus conduit des savoirs savants vers les savoirs à enseigner, une transposition dite « ascendante » qui, à l’inverse, fait émerger des savoirs scolaires spécifiques à partir de problèmes que la pratique pédagogique rencontre [Pagès, 1993].

Enfin, il convient de considérer ce mouvement transpositionnel comme étant constitué de deux phases : une phase externe, s’agissant d’une part des savoirs extérieurs à l’école influant sur les savoirs à enseigner dans l’école, et une phase interne d’autre part, désignant les relations qu’entretiennent les savoirs devant être enseignés avec, en premier lieu, les savoirs effectivement enseignés par le professeur, et avec, en second lieu, les savoirs effectivement appropriés par l’élève.

312. la trame conceptuelle

La trame conceptuelle représente la mise en relation de chacun des concepts d’un domaine entre eux, dans une appréhension de type réticulaire. Elle renvoie principalement à deux types d’approche, l’une psychologique, l’autre épistémologique [Cornu et Vergnioux, 1992 ; Astolfi et al., 1997 ; Reuter et al., 2007].

L’approche psychologique s’attache à représenter et à analyser la trame conceptuelle constituant le capital cognitif des apprenants à partir de leurs représentations. Elle permet de faire apparaître l’organisation mentale des connaissances d’un sujet et de mieux saisir ses modalités de mise en mémoire.

L’approche épistémologique cherche à rendre compte, a priori, de l’organisation du savoir à enseigner. Pour ce faire, elle se concentre sur l’élaboration d’une série d’énoncés langagiers complets décrivant ces savoirs, et devant être avant tout opératoires, i.e. reliés à un problème à résoudre. Ces énoncés ne sont pas juxtaposés mais hiérarchisés entre eux. Ils ne correspondent pas à une progression chronologique mais à des implications logiques [Astolfi, 1990].

Jean-Pierre Astolfi [1998] résume ainsi l’intérêt des trames conceptuelles : elles clarifient la matière à enseigner ; elles conduisent à un choix de concepts intégrateurs ; elles permettent à l’enseignant de situer chaque apprentissage particulier par rapport à tout son champ conceptuel et, conséquemment, elles facilitent la mise en place de moments de structuration.

Par contre, les trames conceptuelles ne tiennent pas compte des différents niveaux scolaires. A l’enseignant revient alors la tâche de projeter, à partir des trames établies, les progressions dont il a besoin pour conduire progressivement les élèves à l’appropriation des concepts. (Reuter et al., id.)

32. La perspective psycho-cognitive : conceptions des élèves ; obstacle

321. Les conceptions des élèves

Le concept de « conception des élèves » est l’un des plus anciens que la didactique des sciences ait forgé et étudié. Le terme de « conception » a été préféré à celui de « représentation » pour en limiter le domaine d’application et le réduire aux seuls champs cognitif et didactique.

Ce concept désigne l’ensemble des a priori, des idées et des façons de raisonner que l’élève projette sur le monde en général et les objets d’étude en particulier. C’est son cadre premier de référence, ce qu’il mobilise en premier lieu pour appréhender un phénomène ou résoudre un problème donné, « c’est à la fois sa grille de lecture, d’interprétation et de prévision de la réalité, et sa prison intellectuelle » [Giordan, 1996].

Ce corps d’idées préalable peut être totalement inconscient. Il ne constitue pas un « déjà-là conceptuel », mais a été construit de longue date par l’élève, aussi bien par l’acquisition d’expériences personnelles, que par transmission d’un héritage social et culturel. De ce fait, ces conceptions peuvent résister très fortement à l’enseignement [Astolfi, 1990]. Elles peuvent ainsi perdurer de manière parallèle à celui-ci tant qu’elles continuent d’apporter au sujet des réponses satisfaisantes en situation courante, en tant que répertoires de stratégies facilement disponibles.

On a pu croire que tout apprentissage devait commencer par le repérage et la destruction de ces conceptions. Aujourd’hui, le point de vue constructiviste, postulant que le savoir ne se transmet pas mais se réélabore de façon personnelle, s’appuie plutôt sur l’idée qu’apprendre nécessite que ces conceptions soient progressivement transformées (Dalongeville et Huber, 2000]. L’apprentissage est alors saisi comme le passage médiatisé de conceptions personnelles à des conceptions scientifiques et disciplinaires.

322. L’obstacle

Le concept d’obstacle constitue le prolongement naturel de celui de conception. Ainsi les conceptions des élèves, en résistant aux nouvelles représentations scolaires que constituent pour eux la plupart des contenus d’enseignement, fonctionnent comme des obstacles à la construction des savoirs. Les obstacles sont par conséquent définis comme « des structures et des modes de pensée qui font résistance dans l’enseignement et dans l’apprentissage » [Reuter et al., 2007].

Les didactiques des disciplines ont investi le concept d’obstacle épistémologique de Gaston Bachelard, pour lequel les obstacles représentent autant de causes d’inertie, de dérives ou d’erreur dans la démarche de construction des sciences [Bachelard, 2004]. Transposé de sa dimension philosophique dans l’histoire des sciences, ce concept est appliqué à l’étude de la genèse du savoir chez le sujet cognitif dans une approche psycho-cognitive. En didactique, le concept d’obstacle permet en outre de re-questionner le statut de l’erreur, en l’écartant de celui de « faute ».

Guy Brousseau, didacticien des mathématiques, propose de distinguer différents types d’obstacles, liés à leur nature [Brousseau, 2003]. Sont ainsi différenciés les obstacles ontogénétiques dus à des déficiences neurophysiologiques,  les obstacles didactiques qui sont causés par des choix inappropriés du système didactique, et enfin les obstacles épistémologiques, lesquels sont inhérents à la structure et à l’histoire du savoir lui-même. Les deux derniers types ressortissent parfaitement aux heuristiques de la didactique, questionnant d’une part la dimension praxéologique dans sa relation aux deux autres axes, épistémologique et psychologique, et d’autre part interrogeant l’élaboration des savoirs scolaires lorsqu’ils mobilisent l’interaction entre ces mêmes dimensions, épistémologique et psychologique.

Dans le dernier cas notamment, l’idée d’obstacle s’avère féconde dans la mesure où l’obstacle peut fournir un levier à l’apprentissage dans l’idée d’un dépassement ou même d’une rupture d’avec les anciennes conceptions. Ainsi le concept d’ « objectif obstacle », mis au point par Martinand [1986] permet de déterminer les objectifs de la séquence à partir des obstacles identifiés et qu’il est possible de surmonter. Du coup, la situation didactique est toute entière construite autour de cette idée d’obstacle, laquelle devient « un moteur pour la construction des connaissances » [Reuter et al., 2007].

Ce concept doit être encore corrélé à ceux de « situations-problèmes », d’ « évaluation diagnostique » et d’ « erreur ».

33. La perspective praxéologique : contrat didactique ; dévolution

331. Le contrat didactique

Ce concept, élaboré par Guy Brousseau [1987 ; 1992 ; 2003], désigne un contrat social implicite passé entre le maître et la classe, et qui a pour fonction de légitimer les statuts, les rôles, les attentes plus ou moins normatives et les obligations de chacun des partenaires l’un envers l’autre, pour autant qu’elles concernent l’acquisition des connaissances d’une discipline.

Ces obligations implicites maintiennent l’équilibre difficile à tenir du système didactique. Le contrat s’exprime, par exemple, par le projet de l’enseignant, auquel les élèves vont adhérer ou non selon qu’ils consentent à faire le sacrifice de leurs désirs pour un gain espéré de connaissances. Bien qu’aucun contrat ne saurait être, comme l’est précisément celui-ci, principalement implicite, l’idée à retenir est celle d’un engagement réciproque. L’enseignant comme l’élève sont tenus de réussir dans le projet réservé à ce dernier en matière d’appropriation des connaissances. Si le maître a l’obligation sociale de tout mettre en œuvre de manière à ce que l’apprenant résolve le problème qu’il lui a proposé dans le but qu’il construise un savoir, l’élève, de son côté, est tenu de se saisir des conditions offertes par l’enseignant pour aboutir.

En fait, le contrat se manifeste le mieux dans les moments de rupture. Par exemple, lorsque l’enseignant rompt ses habitudes en aidant les élèves plus qu’à l’accoutumée, ou plus qu’il ne le faudrait. Cette situation produit un effet pervers, appelé « effet Topaze » par Guy Brousseau, où les élèves sont conduits à « réussir » sans pour autant apprendre. D’une manière générale, le contrat, ou plutôt la nécessité pour les deux partis que soit redéfini un nouveau contrat, n’apparaît clairement que lorsque les attentes ne sont pas tenues et qu’une crise éclate. Il faudra dépasser les reproches réciproques adressés par les deux partis pour recréer les conditions nouvelles permettant à chacun de retourner dans le jeu didactique.

Le concept de contrat didactique présente de multiples avantages. Il permet de penser les dysfonctionnements de la classe en d’autres termes pour écarter les interprétations relationnelles ou affectives. Il aide l’enseignant à réfléchir sur ses méthodes et l’oblige notamment à préciser les conditions de la tâche demandée, ses propres exigences et le degré de réussite attendu en fin de séquence [Cornu et Vergnioux, 1992].

332. La dévolution

Ce concept, également développé par Guy Brousseau [1987 ; 1992 ; 2003], doit être associé au précédent. S’opposant à la transmission traditionnelle du savoir, effectuée dans une situation communicationnelle où les réponses des élèves sont soufflées par le jeu des conventions didactiques et l’utilisation d’algorithmes, Brousseau propose la construction de situations permettant de susciter chez les apprenants des activités de résolution de problèmes non convenues, et dont ils puissent en outre se sentir responsables.

Mais dans ce cas, le professeur est mis devant une injonction paradoxale : comment obtenir de l’élève, auquel on demande de trouver seul une solution au problème, ce qui ne peut être dit ou signifié alors que celui-ci, par définition, ne peut savoir et donc produire ce qu’on attend de lui ? Il en est de même pour l’élève : comment véritablement s’émanciper du maître, c'est-à-dire prendre en charge le problème de façon autonome, sans rompre le contrat didactique qui le fait dépendre de celui-ci [Brousseau, 2003] ?

Jean-Pierre Astolfi rappelle que dans le projet constructiviste, le savoir ne peut être imposé, ni dogmatiquement, ni même par des pratiques de pseudo-dialogue pédagogique [Astolfi et al., 1997]. Le rôle du maître est alors d’amener les élèves à assumer intellectuellement un problème qui, au départ, leur est extérieur, afin qu’ils prennent en charge les moyens conceptuels de sa résolution. L’enseignant s’efforce de déléguer à l’élève une part de responsabilité dans le processus didactique afin que celui-ci puisse élaborer et développer des démarches d’apprentissage personnelles [Bronckart et Chiss, 2005].

Ce qui est visé est le transfert d’acquisition d’une situation didactique, c’est-à-dire scolaire, médiatisée, dont le but est la construction de connaissances, à une situation dite « a-didactique », à savoir placée hors cadre scolaire et hors enseignement [Brousseau, id.].

En Information-documentation, ce concept devrait être utile à la réflexion sur l’élaboration de situations-problèmes spécifiques.

Conclusion

Pour conclure, je voudrais tenter d’éclaircir trois points où la confusion est souvent entretenue : la distinction à faire entre didactique, didactisation et transposition didactique ; la différence à saisir, dans le domaine de l’Information-documentation, entre didactisation et disciplinarisation ; enfin le problème relatif à la question de la référence.

1. Confusion entre didactique, didactisation et transposition didactique 

Si les didactiques fournissent des outils d’analyse permettant de décrire et d’améliorer le système didactique, la didactisation quant à elle, se réfère à un processus qui ne se réduit pas à la simple reconstruction programmatique d’un savoir de référence. Le traitement didactique consiste en effet à intégrer les trois prospectives proposées par les recherches didactiques. Ainsi la construction d’un savoir scolaire doit pouvoir bénéficier des dynamiques combinées des trois mouvements que nous venons de passer en revue dans toute situation didactique, et non d’un seul.

Or, il apparaît bien souvent que l’on confonde transposition didactique et didactisation. La transposition didactique, nous l’avons rappelé, si elle constitue un instrument majeur pour penser le problème didactique, ne peut le faire que d’un point de vue essentiellement épistémologique. Nous même avons collaboré à la rédaction d’inventaires de concepts et à leur définition, mais toujours en rappelant qu’il ne s’agissait là que de combler un retard préjudiciable pour l’avancée de notre proto-discipline, et que le processus de didactisation ne pouvait en aucun cas s’arrêter là : il fallait bien commencer par proposer un corpus de savoirs à partir duquel il serait dès lors plus commode de faire travailler le triangle didactique.

Ce travail ne doit en aucun cas se cantonner aux portes de l’épistémologie didactique, mais continuer à se déployer dans l’interaction avec les deux autres axes du triangle. L’élaboration d’un savoir scolaire doit intégrer ses conditions d’appropriation, conditions à la fois psychologiques et praxéologiques.

2. Opposition entre didactisation et disciplinarisation 

Je voudrais profiter de l’occasion qui m’est donnée ici pour réagir à l’article de Muriel Frisch [2007], lequel propose de distinguer didactisation et disciplinarisation, et de dissocier les deux entreprises en condamnant la seconde. Bien qu’appartenant à des registres bien distincts, je pense au contraire que ces deux processus sont complémentaires sur un plan stratégique.

La didactisation, dans sa visée de production de contenus scolaires, appartient au registre éducatif. Il s’agit de révéler et de promouvoir un domaine spécifique d’enseignement. La disciplinarisation renvoie quant à elle au registre sociologique, à savoir la sociologie des professions, l’identité professionnelle et la conquête connexe d’un statut, le processus de professionnalisation d’un corps de métier.

Didactisation et disciplinarisation s’avèrent cependant complémentaires et trouvent à s’articuler sur un plan stratégique. La didactisation d’un côté, peut se faire l’instrument de la disciplinarisation dans la mesure où, en rationalisant des contenus pouvant être enseignés, elle favorise du même coup la légitimation d’une prétention chère à notre corps de métier, relative à l’enseignement et, in fine, à la responsabilité pédagogique qui y est attachée. La disciplinarisation, de l’autre côté, peut venir en appui de la didactisation : dans l’organisation institutionnelle, matérielle, temporelle qu’elle apporterait, elle permettrait à la didactisation de rencontrer son but, qui est l’établissement d’un curriculum.

3. La question de la référence

Ce dernier point traite du conflit de préséance quant au rattachement de l’Information-documentation à une discipline de référence. Comme le fait également et justement remarquer Muriel Frisch [id.], on oppose régulièrement les Sciences de l’information aux Sciences de l’éducation. Or, introduire le jeu didactique dans la réflexion sur la construction d’une matière d’enseignement revient à introduire en même temps la dialectique entre didactique générale et didactique spécifique.

Cette dialectique apparaît bien évidemment dans le cas d’autres disciplines. En français par exemple, Alain Pagès donne à la didactique la figure d’ « un carrefour intellectuel où aboutissent des savoirs variés » [Pagès, 1993]. Ces savoirs, précise-t-il, sont alors de deux types. Ils peuvent être généralistes, s’agissant des Sciences de l’éducation et des Sciences cognitives, et encore disciplinaires, en l’occurrence les Sciences de la langue et les Sciences du texte.

Revenant à l’Information-documentation, transposant et prolongeant la démarche de ce didacticien du français, nous proposons, mutatis mutandis, la typologie suivante :

  • des savoirs généralistes : Sciences de l’éducation, Sciences cognitives, Epistémologie ;
  • des savoirs spécifiques : Sciences de l’information et de la documentation, disciplines techniques (bibliothéconomie, bibliographie)
  • des savoirs référentiels : experts (expertise des professionnels de l’information et de la documentation) et sociaux (usages domestiques), ainsi que les savoirs issus des pratiques scolaires.

Nous plaidons ainsi à notre tour pour la reconnaissance de la « multiplicité fondatrice » de la didactique de l’Information-documentation ou, en d’autres termes, pour une multi-référentialité légitimante.

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