EMIcalement vôtre ?

Ce texte propose une analyse de la version finale des programmes proposée par le CSP en septembre 2015. Fort attendu par les enseignants et notamment par une grande partie des professeurs documentalistes, il est plus qu’important d’y consacrer une lecture minutieuse. Le rôle et la place du professeur documentaliste, la dispersion des contenus info-documentaires et enfin la teneur de l’EMI y sont passés au crible.

Introduction

Le 18 septembre dernier, le CSP (Conseil Supérieur des Programmes) rendait sa copie concernant les nouveaux programmes à venir pour la rentrée 2016 à la Ministre de l’Éducation nationale1. La précédente proposition publiée le 9 avril 20152 et les Éléments explicatifs au projet de programme du cycle 4 parus le 5 mai 2015 et mis à jour le 19 juin 20153 avaient provoqué de nombreuses critiques chez les professionnels de l’information-documentation4. Une partie du corps des professeurs documentalistes s’était mobilisée au début du mois de juin 2015, via notamment les réseaux sociaux, pour dénoncer l’absence totale du professeur documentaliste dans ces nouveaux programmes. Un autre sujet, celui de l’éducation aux médias (EMI), grande nouveauté annoncée, avait cristallisé les attentions tant il avait suscité d’espoirs chez ces mêmes enseignants : enfin la possibilité d’une reconnaissance par l’institution de l’existence des notions info-documentaires, enfin le mandat pédagogique du professeur documentaliste allait être gravé dans le marbre ! Comment pourrait-il en être autrement : les contenus de l’EMI sont clairement rattachés aux SIC (Sciences de l’Information et de la Communication) et qui d’autre que le professeur documentaliste est le mieux formé et le plus à même de prendre en charge cet enseignement ? Mais là encore, désillusion et déception sont venues assombrir l’horizon à peine dégagé de la profession. Certes 38 compétences ont été identifiées auxquelles des connaissances (des notions info-documentaires pour la plupart) leur ont été associées5 mais l’EMI, cette « éducation à… », était envisagée de façon transversale et confiée à tous les enseignants, ses contenus disséminés dans tous les programmes et leur approche majoritairement procédurale. Ces différents reproches ont été mis en exergue par de nombreux collègues lors de la consultation en ligne proposée par le ministère de l’Éducation nationale aux enseignants sur ces nouveaux programmes mais également par les spécialistes de l’information-documentation. Pascal Duplessis par exemple propose une analyse précise du projet du CSP concernant l’EMI dans son article intitulé Projet EMI du CSP : L’appel du 19 juin dans lequel il montre que « le CSP est tourné vers l’activité et la compétence » et non « vers la tâche et la connaissance » ce qui « révèle assez bien la teneur faiblement didactique de l’EMI vue par le CSP ». Il ajoute que « le texte […] fait largement pencher la balance du côté d’une approche procédurale plutôt que déclarative, du « faire » plutôt que du « connaître » ou du « comprendre » ». C’est pourquoi cette nouvelle proposition du CSP, entérinée par le CSE (Conseil Supérieur de l’Éducation) au début du mois d’octobre 2015, était fort attendue. Une première analyse de la place accordée au professeur documentaliste, de celle réservée aux contenus info-documentaires et enfin, de la teneur de l’EMI, issue de la lecture du projet de programme du CSP est ici proposée.

1. La place et le rôle du professeur documentaliste

Avant toute chose, rappelons que ces nouveaux programmes sont en lien avec le nouveau socle commun de connaissances, de compétences et de culture (S4C). Ce dernier est composé de cinq domaines, à savoir : « les langages pour penser et communiquer », « les méthodes et outils pour apprendre », « la formation de la personne et du citoyen », « les systèmes naturels et les systèmes techniques » et enfin « les représentations du monde et l’activité humaine ». Dans la version finale des programmes, l’action du professeur documentaliste s’inscrit soit d’une manière plus générale dans un des domaines du socle, soit de façon plus précise dans des programmes disciplinaires. Une recherche par occurrences dans cette version finale montre d’ailleurs que le professeur documentaliste est cité expressément comme tel à sept reprises et offre une vision précise de ce qui est attendu de lui. Cette vision est détaillée ci-dessous, cycle par cycle.

1.1. Le cycle 3

Au cours du cycle 3, le professeur documentaliste est tout d’abord invité à « intervenir » dans le cadre du domaine 2 du socle « pour faire connaitre les différents modes d’organisation de l’information (clés du livre documentaire, base de données, arborescence d’un site) et une méthode simple de recherche d’informations »6. Un peu plus loin, dans le programme de français cette fois, nous pouvons lire qu’ « en 6e, le professeur documentaliste est plus particulièrement en charge de ces apprentissages [la recherche, le traitement et l’appropriation de l’information], en lien avec les besoins des différentes disciplines »7. Enfin, concernant l’histoire des arts (HDA), il est écrit que « la contribution du professeur documentaliste à ces projets [interdisciplinaires] est précieuse »8.

Pour l’année de 6e, dernière année du cycle 3, il apparaît donc clairement que le rôle du professeur documentaliste se résume à  « intervenir » et à « contribuer » de façon ponctuelle et transversale à des projets. Il se place au service des autres disciplines pour apporter, selon les besoins, une aide méthodologique aux élèves dans la recherche d’informations.

1.2. Le cycle 4

Pour ce qui est du cycle 4, le constat est le même. Le programme de français stipule qu’il faut « veille[r] à développer, avec le CDI et le professeur documentaliste, les compétences essentielles, et omniprésentes maintenant à tous les niveaux de la formation, relatives au traitement de l’information, à la connaissance et à l’usage des médias »9. En HDA, il est précisé que « la participation du professeur documentaliste est précieuse pour susciter et accompagner une dynamique de projets »10. Concernant les approches interdisciplinaires possibles à partir des thèmes des programmes d’histoire et géographie, « on associe […] le professeur documentaliste, qui a ici un rôle majeur à jouer »11. Enfin, dans le programme de sciences et vie de la Terre (SVT), il est mentionné que, « pour les recherches d’informations, le professeur documentaliste est sollicité »12.

Les programmes du cycle 4 n’offrent pas une place différente au professeur documentaliste qui « participe », « suscite » et « accompagne » des projets. On l’ « associe » et on le « sollicite », notamment pour des besoins méthodologiques en recherche et en traitement de l’information, mais également dans le domaine des médias (à entendre ici au sens de « médias de presse »). Le professeur documentaliste coanime, apporte une aide méthodologique, participe à des projets interdisciplinaires mais n’enseigne pas. Ses deux domaines de prédilection sont alors la recherche et le traitement de l’information ainsi que l’éducation aux médias (EAM). Rien de bien nouveau en somme, mais surtout rien qui n’aille dans le sens d’une culture de l’information, pourtant revendiquée et reconnue comme porteuse d’enjeux essentiels pour les futurs citoyens que sont les élèves du secondaire.

2. Des contenus info-documentaires disséminés

L’importance de plusieurs thématiques chères à l’information-documentation (la recherche d’informations, l’évaluation de l’information, l’identité numérique, le droit de l’information) est reconnue et leur prise en compte est annoncée dans l’introduction du cycle 313 :

  • « Les élèves se familiarisent avec différentes sources documentaires, apprennent à chercher des informations et à interroger l’origine et la pertinence de ces informations dans l’univers du numérique. Le traitement et l’appropriation de ces informations font l’objet d’un apprentissage spécifique, en lien avec le développement des compétences de lecture et d’écriture ».

ainsi que dans celle du cycle 414 :

  • « Dans une société marquée par l’abondance des informations, les élèves apprennent à devenir des usagers des médias et d’Internet conscients de leurs droits et devoirs et maitrisant leur identité numérique, à identifier et évaluer, en faisant preuve d’esprit critique, les sources d’information à travers la connaissance plus approfondie d’un univers médiatique et documentaire en constante évolution. Ils utilisent des outils qui leur permettent d’être efficaces dans leurs recherches ».

L’information-documentation n’étant pas une discipline scolaire mais ses contenus étant reconnus comme indispensables dans le monde informationnel et numérique actuel, l’acquisition de ceux-ci est envisagée de manière transversale soit au travers de l’EMI, soit directement au sein des disciplines.

2.1. Information-documentation et EMI

L’éducation aux médias et à l’information (EMI), introduite dans le cycle 4, est de nombreuses fois mentionnée et systématiquement convoquée lorsqu’il s’agit de travailler avec les élèves des compétences info-documentaires. Présente à tous les niveaux du socle, l’éducation aux médias et à l’information « aide à maitriser les systèmes d’information et de communication à travers lesquels se construisent le rapport aux autres et l’autonomie »15 (domaine 1), « apprend aussi la maîtrise des environnements numériques de travail »16 (domaine 2) et « fait connaître et maîtriser les évolutions technologiques récentes des produits médiatiques »17 (domaine 4). De plus, pour les démarches d’investigation en sciences, l’EMI « constitue une précieuse ressource. Elle aide en effet à distinguer une information scientifique vulgarisée d’une information pseudo-scientifique grâce au repérage d’indices pertinents et à la validation des sources »18 (domaine 4). Enfin, l’EMI contribue à donner des repères temporels à travers la connaissance « des éléments de l’histoire de l’écrit et de ses supports »19 (domaine 5). Le lien entre l’EMI et l’information-documentation est ici plus qu’évident.

2.2. L’information-documentation dans les programmes

Les enjeux info-documentaires sont reconnus et pris en compte par le CSP mais la vision qu’il en a est transversale, notamment en ce qui concerne l’évaluation de l’information. En effet, le domaine 3 du socle, consacré à la formation de la personne et du citoyen dont le but est de développer le jugement des élèves, indique que « chaque discipline y concourt à sa manière en enseignant l’évaluation critique de l’information et des sources d’un objet médiatique (…) »[^20]. L’évaluation de l’information est donc prise en charge par tous les professeurs, même si seul le professeur documentaliste a de réelles compétences en la matière, de par sa formation universitaire. Cette vision transversale conduit naturellement et logiquement à saupoudrer tous les programmes disciplinaires de contenus info-documentaires, privant le professeur documentaliste de sa matière de prédilection.

Dans le programme de français, par exemple, la lecture et la compréhension de l’image est abordée. Les caractéristiques de différents documents étudiés (scientifiques, médiatiques…) mettent l’élève en situation de traitement de l’information ou bien encore d’interprétation de dessins de presse ou de caricatures[^21]. Au sein de croisements entre le français et d’autres enseignements (dont l’EMI) dans le cadre des EPI (Enseignements Pratiques Interdisciplinaires), il est proposé de faire mener aux élèves « un projet de recherche documentaire autour de questions comme « internet aujourd’hui et demain » en alimentant le site du collège »20.

Dans le programme des enseignements artistiques et de leurs croisements possibles avec d’autres enseignements, le thème de « l’impact des technologies et du numérique sur notre rapport à l’art ; aux sons, à la musique ; à l’information »21 est donné en exemple. En revanche, aucune allusion à une collaboration possible avec l’EMI ou le professeur documentaliste n’est explicitement mentionnée.

En éducation physique et sportive, toujours dans le cadre d’enseignements croisés au sein des EPI, une thématique « image différée et droit à l’image »22 est suggérée.

En histoire et géographie, sept grandes compétences sont travaillées, dont deux relèvent explicitement de l’information-documentation23. La première, intitulée « S’informer dans le monde numérique », se décline en cinq sous-compétences :

  • connaître différents systèmes d’information, les utiliser.
  • trouver, sélectionner et exploiter des informations.
  • utiliser des moteurs de recherche, des dictionnaires et des encyclopédies en ligne, des sites et des réseaux de ressources documentaires, des manuels numériques, des systèmes d’information géographique.
  • vérifier l’origine/la source des informations et leur pertinence.
  • exercer son esprit critique sur les données numériques, en apprenant à les comparer à celles qu’on peut tirer de documents de divers types.

La seconde s’intitule « Analyser et comprendre un document » et compte également cinq sous-compétences :

  • comprendre le sens général d’un document.
  • identifier le document et son point de vue particulier.
  • extraire des informations pertinentes pour répondre à une question portant sur un document ou plusieurs documents, les classer, les hiérarchiser.
  • confronter un document à ce qu’on peut connaître par ailleurs du sujet étudié.
  • utiliser ses connaissances pour expliciter, expliquer le document et exercer son esprit critique.

Enfin, en SVT, sur les sept grandes compétences également travaillées, une renvoie particulièrement à des connaissances et compétences info-documentaires : « Utiliser des outils numériques »24. Celle-ci est divisée en deux sous-compétences, dont la première au moins relève clairement de l’information-documentation :

  • conduire une recherche d’informations sur internet pour répondre à une question ou un problème scientifique, en choisissant des mots-clés pertinents, et en évaluant la fiabilité des sources et la validité des résultats.
  • utiliser des logiciels d’acquisition de données, de simulation, des bases de données.

De nombreuses thématiques entre les SVT et d’autres enseignements25, dont notamment l’EMI, sont ensuite proposées dans le cadre des EPI mais il serait trop long de les énumérer toutes ici.

Outre la spoliation pédagogique dont est victime le professeur documentaliste, cet éparpillement des compétences info-documentaires dans les différents programmes pose la question de la qualité de l’enseignement dispensé dans le cas notamment où les professeurs de disciplines ne veulent ou ne peuvent pas travailler avec le professeur documentaliste bien qu’ils ne soient pas experts de ces questions. C’est sans doute dans cette optique qualitative que l’EMI a été créée et mise en place mais là encore, pourquoi ne pas avoir chargé le professeur documentaliste de cet enseignement ?

3. L’EMI, une vision procédurale et transversale des compétences info-documentaires

Une première clarification de ce qu’est l’éducation aux médias et à l’information apparaît lors de la présentation des contributions essentielles des différents enseignements au socle commun pour le cycle 4. L’EMI est en effet mentionnée dans la partie consacrée au domaine 2 du socle (les méthodes et outils pour apprendre) et il y est précisé que « l’éducation aux médias et à l’information passe d’abord par l’acquisition d’une méthode de recherche d’informations et de leur exploitation mise en œuvre dans les diverses disciplines. Elle pousse à s’interroger sur la fiabilité, la pertinence d’une information, à distinguer les sources selon leur support. Elle aide à exploiter les outils, les modes d’organisation de l’information et les centres de ressources accessibles »26. Le ton est donné d’emblée et aucun doute quant à l’approche procédurale de cette « éducation à… » n’est permis.

Mais ce sont les trois dernières pages du projet de programme rédigé par le CSP qui sont les plus instructives concernant l’EMI puisqu’elles lui sont entièrement consacrées27. Certains éléments sautent d’emblée aux yeux du lecteur avant même de s’intéresser en détails au contenu de ces pages. Ils concernent principalement le flou de la mise en œuvre de l’EMI proposée par le CSP. En effet, à la différence des autres programmes disciplinaires mentionnés et détaillés auparavant, le tableau dans lequel sont répertoriées les « connaissances et compétences associées » d’une part et les « exemples de situations, d’activités et de ressources pour l’élève » d’autre part n’a pas été élaboré pour l’EMI. De plus, et là encore à la différence des autres programmes, aucun repère de progressivité n’est fourni et aucun attendu en fin de cycle n’est explicitement formulé. Cependant, après une lecture attentive, on peut déceler les grandes lignes d’un programme.

3.1. Une ébauche de programme 

Avant toute chose, il est rappelé que « l’éducation aux médias et à l’information (EMI), présente dans tous les champs du savoir transmis aux élèves, est prise en charge par tous les enseignements ». La vision transversale de cet enseignement est une nouvelle fois mise en avant afin de ne pas la perdre de vue. Vient ensuite la présentation des trois grands objectifs qui sont les mêmes que ceux présentés lors du précédent projet publié en avril 2015, à savoir :

  • une première connaissance critique de l’environnement informationnel et documentaire du XXIe siècle.
  • une maitrise progressive de sa démarche d’information, de documentation.
  • un accès à un usage sûr, légal et éthique des possibilités de publication et de diffusion.

La lecture des trois paragraphes suivants permet de dégager les grandes lignes d’un programme :

  • connaissance critique de l’environnement informationnel et documentaire du XXIe siècle.
  • publier et diffuser de façon légale et éthique.
  • la démarche informationnelle et documentaire : méthodologie de la recherche, veille.
  • les médias sociaux, les réseaux et les phénomènes informationnels : dimension économique, sociétale, technique et éthique.
  • lire de façon critique et distanciée les contenus et formes médiatiques.
  • histoire de l’écrit : étape de sa diffusion et de ses supports.

On peut regretter que le CSP n’ait pas développé plus avant cette possibilité, d’autant plus qu’il l’avait envisagé précédemment dans les Éléments explicatifs au projet de programme du cycle 4 : « le programme [de l’EMI] est présenté sous une forme curriculaire […], conçu de façon spiralaire et […] de façon progressive »28. Même si dans les faits ces formules n’étaient suivies d’aucun élément concret, il n’en demeurait pas moins que certains concepts, notamment celui de curriculum, semblait avoir fait leur chemin vers l’institution. La version finale des projets de programme est, de ce point de vue aussi, un recul.

3.2. Un enseignement à visée procédurale

Le texte mentionne quatre grandes compétences à travailler avec les élèves, ce qui est nouveau par rapport à l’ancienne proposition du CSP. Ces compétences sont rattachées aux domaines du socle et sont ensuite déclinées en sous-compétences. À la lecture de l’intitulé de ces quatre compétences, on comprend plus précisément l’orientation procédurale que le CSP donne à l’EMI :

  • utiliser les médias et les informations de manière autonome. (Domaines du socle : 2)
  • exploiter l’information de manière raisonnée. (Domaines du socle : 1, 3, 5)
  • utiliser les médias de manière responsable. (Domaines du socle : 3)
  • produire, communiquer, partager des informations. (Domaines du socle : 1)

Ces compétences sont ensuite détaillées en sous-compétences afin d’éclaircir et de clarifier les attendus. Le tableau ci-dessous répertorie les 29 sous-compétences mentionnées et indique pour chacune d’elle s’il s’agit de savoir (S), de savoir-faire (SF) ou de savoir-être (SE). Les quatre compétences principales apparaissent en gras. Tableau1-1 Tableau1-2 Tableau1-1 Tableau n°1 : Énoncés d’apprentissages et formats de connaissances de l’EMI.

Cette mise en relation des compétences et sous-compétences listées avec les formats de connaissances est édifiante puisque 20 d’entre elles, sur un total de 33 (4 compétences + 29 sous-compétences), relèvent de savoir-faire. Les objectifs d’apprentissage liés à un savoir sont quant à eux nettement moins représentés.

Concernant ces derniers, deux sous compétences ont retenu notre attention tant leur cas semble intéressant. La première, intitulée « Découvrir les représentations du monde véhiculées par les médias » (numérotée 2.5 dans le tableau n°1), se rapporte bien à un savoir mais la notion info-documentaire n’est pas précisée. Il incombe alors aux professeurs, pour la plupart non spécialistes rappelons-le, d’induire les notions à faire acquérir aux élèves. Cet objectif d’apprentissage est donc soumis à l’interprétation de ceux qui prendront en charge l’enseignement de l’EMI.

La seconde sous compétence, « Se familiariser avec les notions d’espace privé et d’espace public » (numérotée 3.2 dans le tableau n°1), relève également d’un savoir mais se présente ici la difficulté d’identifier la notion correspondant à « espace privé/public ». Nous supposons fortement que le CSP se réfère à l’idée de « vie privée/vie publique » ou encore à celle « d’espace de publication privé/public » (blog, commentaire, réseaux sociaux…) dans le cadre, sans doute, d’un travail autour de l’identité numérique. Mais là encore, comment des enseignants non spécialistes pourront-ils « deviner » ce qui est attendu à travers cet objectif d’apprentissage ?

Afin de creuser plus avant le sillon des formats de connaissance présents dans les compétences de l’EMI, nous avons effectué un inventaire des verbes utilisés, présenté dans le tableau suivant selon l’importance que leur accorde le CSP. Cet inventaire confirme le constat de la prédominance des savoir-faire. Tableau2 Tableau n°2 : Occurrence des verbes utilisés.

Ici aussi, les verbes d’actions rattachés à un savoir-faire sont de loin les plus nombreux. Les verbes renvoyant à un savoir sont, quant à eux, deux fois moins utilisés. Hormis la cohérence dont fait preuve le CSP, ce deuxième tableau met en évidence de façon plus précise ce qui est attendu des élèves. En effet, ces derniers doivent surtout être capables d’ « utiliser » et d’ « exploiter » mais pas tellement de « comprendre ».

Cependant, il n’est pas toujours facile d’identifier les différents formats de connaissance. Comme l’expliquait déjà Pascal Duplessis en 201129 dans un article à propos des fiches « Repères » publiées dans le Pacifi30 (Parcours de formation à la culture de l’information), « la véritable difficulté de la discrimination réside dans l’interpénétration du savoir à l’intérieur de ces trois types de connaissance ». Il montre en effet que dans chaque format de connaissance se cache un savoir. Par exemple ici, pour « distinguer la citation du plagiat », il faut d’abord savoir à quoi renvoient chacune des notions de citation et de plagiat. De même, pour « respecter le droit et l’éthique de l’information » faut-il connaître ce qu’il est. Afin de faciliter ce travail d’identification des formats de connaissance, Pascal Duplessis propose de s’appuyer plutôt sur les trois formes conceptuelle, analytique et opératoire du savoir. Cela permet de différencier ce qui relève directement d’un savoir à travers la définition ou la fonction d’un objet (forme conceptuelle), de ce qui relève de l’analyse d’un objet à travers son fonctionnement et le rôle qu’il peut jouer (forme analytique) et enfin de ce qui relève de la construction d’un savoir afin de résoudre un problème (forme opératoire).

En suivant cette typologie, les verbes et expressions utilisés pour décrire les compétences à acquérir en EMI se répartissent comme suit : Tableau3 Tableau n°3 : Classement des verbes utilisés dans la formulation des compétences EMI selon les formes du savoir.

Sur les 40 verbes relevés dans le tableau, seuls 17 (soit 42%) correspondent à des formes de savoir. La répartition établie dans le tableau 3 montre que, pour les 17 verbes concernés, c’est la forme conceptuelle qui est la plus sollicitée (10 fois soit 59% des cas). La forme analytique, qui demande à l’élève de comprendre, est un peu moins représentée (7 fois soit 41% des cas). En revanche, la forme opératoire du savoir se trouve complètement absente des compétences de l’EMI. En effet, il n’est jamais proposé à l’élève d’apprendre un « savoir pour » faire quelque chose. On lui demande par contre souvent de « savoir utiliser », ce qui n’est pas la même chose que « savoir pour mieux utiliser ». Très proche de la compétence intégrative, la forme opératoire du savoir est, selon les didacticiens, la forme la plus élaborée du savoir. Elle « ne regarde pas le savoir comme un moyen au service de la performance, mais comme une fin pour l’étude, considérant le pouvoir structurant qu’il exerce sur le sujet »31. En délaissant cette forme du savoir, le CSP s’en tient à une vision théorique « classique » de celui-ci (lorsqu’il est présent), négligeant ainsi les apports des didacticiens de l’information-documentation et la vision constructiviste qu’ils ont de leur enseignement, à travers notamment l’entrée opératoire que sont les situations-problèmes.

Les deux typologies des compétences EMI mettent en évidence la vision majoritairement procédurale du CSP concernant celles-ci. Cette vision des objectifs d’apprentissage, souvent info-documentaires, de l’EMI va à l’encontre du concept de culture de l’information et de son nécessaire dépassement procédural pour aller vers une formation intellectuelle. L’EMI se situe pleinement dans le champ de la maîtrise de l’information (information literacy) alors que de nombreux chercheurs en SIC ont montré depuis une quinzaine d’années la nécessité qu’il y a à la dépasser car elle ne permet en rien aux élèves d’acquérir un recul critique. Il leur faut bien sûr être efficace dans la recherche d’informations et maîtriser la technologie mais il leur faut surtout comprendre les univers informationnels et atteindre une distance critique vis-à-vis des outils technologiques de l’information afin de lutter contre les info-pollutions, l’invasion de la publicité ou encore l’idéologie des grandes firmes américaines de communication. Il s’agit bien pour eux de dépasser les formations procédurales permettant une utilisation experte des outils pour montrer les limites de ceux-ci ainsi que les enjeux politiques et économiques qui les sous-tendent dans le but d’en maîtriser réellement l’usage.

3.3. La présence de notions info-documentaires

Même si l’approche de l’EMI envisagée par le CSP est majoritairement procédurale, de nombreuses notions info-documentaires sont présentes dans les objectifs et compétences cités. Cependant, et contrairement à la précédente proposition publiée par le CSP, ces notions ne sont pas clairement mises en évidence. En effet, la version d’avril 2015 présentait un tableau dans lequel se trouvaient côte à côte une colonne « Compétences à construire » et une colonne « Connaissances associées »32. Cette version reconnaissait officiellement qu’il existait des notions info-documentaires ce qui, malgré tout, allait dans le bon sens. La nouvelle version de septembre 2015 fait disparaître ce tableau et par la même occasion, la reconnaissance des notions info-documentaires. Pourtant, elles n’en demeurent pas moins présentes, même si elles ne sont pas mentionnées comme tel.

Liste des notions info-documentaires mentionnées, présentées selon l’ordre alphabétique :

  • Architecture de l’information
  • Centre de ressources
  • Citation
  • Classement
  • Cloud computing
  • Discours (rhétorique, intention)
  • Document
  • Droit de l’information
  • Économie de l’information
  • Éthique de l’information
  • Évaluation de l’information (fiabilité, validité)
  • Exploitation de l’information
  • Hiérarchisation de l’information
  • Identité numérique
  • Indexation
  • Information (participative, journalistique)
  • Média
  • Médias sociaux
  • Méthodologie de la recherche
  • Moteur de recherche
  • Navigation arborescente
  • Outil de recherche
  • Pertinence
  • Plagiat
  • Publication
  • Source
  • Structure du document
  • Support
  • Trace numérique
  • Type d’information
  • Veille informationnelle

Cette liste, peut-être légèrement incomplète suivant la lecture que l’on fait des compétences à travailler en EMI, met en évidence 31 notions info-documentaires. La plupart apparaissent de manière évidente et quelques unes de manière sous-jacente (signalées en italique) car contenues en filigrane dans l’objectif visé. Toutes ces notions sont répertoriées dans le Wikinotions33 de la FADBEN, ce qui vient appuyer leur caractère info-documentaire.

Parmi ces 31 notions, seules neuf (soit 29%) sont envisagées comme de véritables objets d’étude (ces notions apparaissent en gras) car elles relèvent de savoir (voir le tableau n°1). Cela confirme une fois de plus l’orientation procédurale que le CSP donne à l’EMI. Mais alors, que penser de la présence des 22 autres notions ? Pourquoi ne sont-elles pas envisagées comme telles par le CSP ? Celui-ci considère-t-il que les élèves n’ont pas besoin de les acquérir ? Ou bien qu’ils les maitrisent déjà ? Dans un cas comme dans l’autre, cela montrerait, pour le coup, une certaine méconnaissance de l’institution sur le sujet.

Conclusion

L’EMI fait son apparition dans les programmes et sa mise en place, rendue obligatoire au cours du cycle 4, se fait au travers des EPI en collaboration avec d’autres disciplines. Le caractère interdisciplinaire de l’EMI est une nouvelle fois martelé et il ne saurait être question d’en faire un enseignement à part entière. Le rattachement de l’EMI aux SIC (Sciences de l’Information et de la Communication) est pourtant évident et cela légitime la prise en charge de cet enseignement par le professeur documentaliste puisqu’il est le mieux formé et le plus compétent dans ce domaine. Le Référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation paru le 25 juillet 2013 exige d’ailleurs pour les professeurs documentalistes de « maîtriser les connaissances et les compétences propres à l’éducation aux médias et à l’information »34. Pourtant, comme nous l’avons vu, l’EMI est dispersée dans les programmes et « les professeurs de toutes les disciplines et les professeurs documentalistes veillent collectivement »35 à ce que tous les élèves reçoivent ces enseignements. L’EMI et ses nombreux contenus info-documentaires n’existent qu’au travers des autres disciplines et leur transmission est confiée à des professeurs qui se trouvent bien souvent éloignés des problématiques inhérentes à ce domaine. Se pose alors légitimement la question de la qualité de cet enseignement dont vont bénéficier les élèves. De plus, l’approche procédurale dont bénéficie l’EMI vient une nouvelle fois souligner la méconnaissance de l’institution concernant les enjeux informationnels, politiques et économiques auxquels doivent désormais faire face les élèves.

Son caractère obligatoire au cours du cycle 4 et non à partir de la dernière année du cycle 3 pose également problème puisque la réalité du terrain montre que c’est au cours de l’année de 6e qu’une grande partie des enseignements info-documentaires ont lieu. De nombreux professeurs documentalistes forment en effet les élèves aux problématiques informationnelles actuelles lors de séances d’information-documentation (encore appelées IRD). N’ampute-t-on pas ici encore un peu plus le peu du mandat pédagogique que l’on voulait bien leur confier ?

Il faut ajouter à cela que cette nouvelle mouture du CSP n’apporte aucune avancée sur le rôle pédagogique du professeur documentaliste dont la place est cantonnée à celle d’intervenant, d’animateur ou encore de maître d’œuvre au service des disciplines. Il est sollicité tout au plus pour des questions d’ordre méthodologique ou pour la mise en place de projets interdisciplinaires. Son expertise pédagogique est peu ou pas reconnue, lui qui est pourtant titulaire d’un CAPES de documentation depuis 1989.

Ces nouveaux programmes n’aident donc en rien les professeurs documentalistes à sortir de la schizophrénie dans laquelle ils se trouvent depuis la création du CAPES, diplôme qui fait pourtant d’eux des enseignants à part entière. Quels autres enseignants supporteraient comme eux la non reconnaissance de leur expertise disciplinaire et pédagogique ? Quels autres enseignants tolèreraient comme eux la confiscation systématique du moindre contenu d’enseignement relevant de leur compétence ? Il est vrai que leur statut est particulier et que leur mission est double, voire triple. Mais leur accorder un CAPES et ne pas leur donner de contenus à enseigner, ou pire, en créer et le confier à d’autres témoigne d’un certain mépris de l’institution envers ce corps enseignant.



  1. CONSEIL SUPÉRIEUR DES PROGRAMMES. Projet de programme pour les cycles 2, 3 et 4. * éducation.gouv.fr.*, 18 septembre 2015. 

  2. CONSEIL SUPÉRIEUR DES PROGRAMMES. Projet de programme pour l’école élémentaire et le collège. éducation.gouv.fr, 09 avril 2015. 

  3. CONSEIL SUPÉRIEUR DES PROGRAMMES. Éléments explicatifs au projet de programme du cycle 4. éducation.gouv.fr, 19 juin 2015. 

  4. Voir par exemple l’article de Pascal DUPLESSIS, Projet EMI du CSP : L’appel du 19 juin disponible sur : (http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/actu/projet-emi-du-csp-l-appel-du-19-juin) ou encore l’analyse des projets de programme et les propositions faites à ce sujet par la FADBEN disponible sur : (http://www.fadben.asso.fr/Projets-de-programmes.html). 

  5. CONSEIL SUPÉRIEUR DES PROGRAMMES. Projet de programme pour le cycle 4. éducation.gouv.fr, 09 avril 2015, pp.53-55. 

  6. CONSEIL SUPÉRIEUR DES PROGRAMMES. Projet de programme pour les cycles 2, 3 et 4. Op. cit.p.92. 

  7. Ibid. p.124. 

  8. Ibid. p.148. 

  9. Ibid. p.248. 

  10. Ibid. p.276. 

  11. Ibid. p.308. 

  12. Ibid. p.339. 

  13. Ibid. p.90. 

  14. Ibid. p.211. 

  15. Ibid. p.213. 

  16. Ibid. p.215. 

  17. Ibid. p.218. 

  18. Ibid. 

  19. Ibid. p.219. [^20] : Ibid. p.217. [^21] : Ibid. p.229. 

  20. Ibid. p.248. 

  21. Ibid. p.275. 

  22. Ibid. p.291. 

  23. Ibid. p.294-295. 

  24. Ibid. p.328. 

  25. Ibid. p.339-340. 

  26. Ibid. p.214-215. 

  27. Ibid. pp.371-373. 

  28. CONSEIL SUPÉRIEUR DES PROGRAMMES. Éléments explicatifs au projet de programme du cycle 4. Op. cit. p. 91. 

  29. DUPLESSIS, Pascal. La Pacifi : Un hiatus entre les fiches « Repères » et le cadrage institutionnel. Analyse critique du document Pacifi (4). Les Trois couronnes, 09 février 2011. 

  30. MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE. Repères pour la mise en œuvre du Parcours de formation à la culture de l’information. éduscol, octobre 2010. 

  31. DUPLESSIS, Pascal. Un hiatus entre les fiches « Repères » et le cadrage institutionnel. Analyse critique du document Pacifi (4). Op cit. p.5. 

  32. CONSEIL SUPÉRIEUR DES PROGRAMMES. Projet de programme pour l’école élémentaire et le collège. éducation.gouv.fr, 09 avril 2015, p.54-55. 

  33. FADBEN. Wikinotions infodoc(http://fadben.asso.fr/wikinotions/index.php?title=Accueil). 

  34. MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION NATIONALE. Le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation. éducation.gouv.fr, 25 juillet 2013. 

  35. CONSEIL SUPÉRIEUR DES PROGRAMMES. Projet de programme pour les cycles 2, 3 et 4. Op. cit. p.371. 


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