Partie 4- Les professeurs documentalistes et l'EMI

« Le ministère veillera à ce qu‘un média – radio, journal, blog ou plateforme collaborative en ligne – soit développé dans chaque collège et dans chaque lycée. Les professeurs documentalistes seront tout particulièrement mobilisés à cette fin. »

Najat Vallaud-Belkacem, 22 janvier 2015.


Quelle place l'institution laisse-t-elle aux professeurs documentalistes et quel rôle lui assigne-t-elle dans l’Éducation à l'information et aux médias ? Pour répondre à cette question, nous avons interrogé les vingt textes officiels qui annoncent, accompagnent et promeuvent l'EMI depuis son émergence en France en 2012. A partir de ceux-ci, et des signaux que nous donnent à voir les opérateurs de la « stratégie du numérique », peut-on tirer un premier bilan de l'impact que produit l'EMI dans le champ de l'information-documentation et sur l'identité professionnelle des professeurs documentalistes ? De quelles marges de manœuvre ceux-ci disposent-ils, quelles sont leurs raisons d'avancer et quels peuvent être leurs leviers d'action ?

Sommaire

1 Rôle assigné par l'institution aux professeurs documentalistes

2 Place laissée par les opérateurs de l'EMI aux professeurs documentalistes

3 Les marges de manœuvre des professeurs documentalistes

Conclusion générale

41- Rôle assigné par l'institution aux professeurs documentalistes

Le CLEMI, opérateur historique de l'éducation aux médias en France, a été très tôt désigné pour être celui de l'EMI. Si cet élargissement des compétences fondé sur une continuité de service peut paraître naturel à certains, il est pertinent de se demander si le même raisonnement pourrait être tenu s'agissant des professeurs documentalistes. Après tout, n'ont-ils pas été jusque là les acteurs pédagogiques in situ de l'éducation à l'information ? La question porte ainsi sur l'attribution, par le ministère, du rôle éventuel que pourrait – ou devrait – jouer le professeur documentaliste dans l'EMI. Son expertise pédagogique et didactique est-elle reconnue et mise au service de ce nouveau champ éducatif ? Est-il possible de préciser le rôle qu'on entend, ou pas, lui faire jouer ? Éventuellement, quelle collaboration avec le CLEMI est-il prévu ?

Pour le savoir, nous avons interrogé les textes institutionnels accompagnant l'émergence de l'EMI depuis ses origines. Nous avons recensé pas moins de vingt textes la mentionnant, allant d'octobre 2012 à juin 2015 1. Quatorze d'entre eux sont tirés du site du ministère de l’Éducation nationale, quatre d'EDUSCOL, un du Journal officiel et le dernier du site du Sénat. La méthodologie employée s'est résumée à repérer dans quels cas le professeur documentaliste était mentionné en lien direct avec l'EMI et de quelle façon, de manière à faire précisément ressortir la vision de l'institution à cet égard. Les résultats ont montré que, sur ces vingt textes, seulement cinq mentionnaient effectivement le professeur documentaliste en corrélant cette mention avec celle de l'EMI. Dans 75% des cas, par conséquent, l'institution n'établit aucun lien entre l'EMI et l'enseignant documentaliste, voire le CDI, ce qui, en soi, constitue déjà une réponse. Il reste donc à prendre note des cinq cas restants pour tenter de percer les représentations et les intentions de l'institution.

Deux périodes peuvent être distinguées pour rendre compte de cette répartition le long des bientôt quatre années que compte à présent l'EMI, périodes que nous placerons de part et d'autre de la publication de l'arrêté du 01-07-2013 relatif au Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation.

Avant le Référentiel des compétences professionnelles (juillet 2013)

Le rapport préparatoire à la Loi d'orientation de 2013, remis en octobre 2012 est, nous l'avons vu plus haut, le premier texte institutionnel à faire mention de l'EMI, inscrivant de facto celle-ci dans les dimensions citoyenne et numérique, mais sans pour autant évoquer la figure du professeur documentaliste. Le rapport Bisson-Vaivre sur la vie scolaire, paru un mois plus tard (11-2012), est le premier texte de notre corpus à associer l'EMI au professeur documentaliste lorsque, dans une recommandation, il appelle à « travailler sur la notion d’éducation aux médias et à l’information en favorisant les collaborations entre enseignants disciplinaires et documentalistes (sic) ». La présence de l'IGEN Durpaire en tant que co-rédacteur en est sans doute la cause. Mais c'est le discours du ministre Vincent Peillon (12-2012) qui, annonçant le lancement de la « stratégie numérique », introduit véritablement l'EMI dans le chantier de la Refondation, la présentant comme une éducation aux médias « renouvelée ». S'il évoque pourtant une « étroite collaboration avec les associations partenaires de l’École », nulle mention n'est faite des professeurs documentalistes. Pour autant, l'EMIconf est annoncée par une publication au Bulletin officiel le 6 décembre, alors que le discours du Ministre est prononcé le 13. Remarquons qu'au public invité sont associés les professeurs documentalistes : « Personnels d'encadrement / Enseignants dont documentalistes (sic) / Experts / Formateurs / Personnels du réseau CNDP-CRDP ». S'ils sont en effet mentionnés, même incorrectement, nous remarquons qu'ils n'apparaissent déjà pas comme des acteurs spécifiques, loin de là. Notons que cette deuxième occurrence a lieu dans un document qui est à nouveau préparé par l'IGEN Durpaire et, dans le cas présent, pour inscrire l'EMI dans une transversalité élargie d'où la figure du professeur documentaliste ne saurait émerger. L'EMIconf, intitulée « Cultures numériques : l'éducation aux médias et à l'information » se tiendra donc en mai 2013 à l'ENS de Lyon. Ses organisateurs ne mettront aucunement l'enseignant documentaliste au premier plan, ne le nommant même pas dans les documents préparatoires au colloque.

De leur côté, toujours en mai 2013, les élus à l'Assemblée nationale préparent la Loi de refondation et discutent longuement de l' «  Introduction d'une éducation aux médias numériques dans les collèges » (Article 35). Le pilotage par le CLEMI, à condition de réformer celui-ci, est présenté comme allant de soi mais le rôle des professeurs documentalistes (ou la place des CDI) n'est jamais évoqué. Le mois qui suit, et avant même la promulgation de la Loi, Eduscol publie une page pour présenter l'EMI (06-2012), ses objectifs et ses modalités (transversalité, Socle commun, B2i). Le rôle du CLEMI y est réaffirmé, mais toujours pas de professeur documentaliste en vue. Au lieu de cela, c'est la figure du CPE qui apparaît et dont on promet « une implication renforcée dans la veille des réseaux sociaux numériques de l'établissement ».

La loi d'orientation sur la Refondation de l’École parait donc en juillet 2013. Elle inscrit comme on le sait l'EMI, dans son article 53, au rang des formations obligatoires : « La formation dispensée à tous les élèves des collèges comprend obligatoirement une initiation économique et sociale et une initiation technologique ainsi qu'une éducation aux médias et à l'information ». Le professeur documentaliste, s'il n'est pas mentionné dans le corps de la Loi, l'est par contre dans son annexe, mais au chapitre « Apprendre à l'ère du numérique ». L'EMI n'est plus directement identifiée, mais on devine qu'elle se cache derrière cette « éducation numérique » et cette « éducation aux médias, notamment numériques ». On lira donc que « les professeurs-documentalistes doivent être particulièrement concernés et impliqués dans les apprentissages liés au numérique ». La dérive épistémologique de l'EMI vers le continent numérique est ici particulièrement notable et entraîne dans son sillage la mission du professeur documentaliste.

Quoi qu'il en soit, l'arrêté relatif au Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation (07-2013), qui accompagne la promulgation de la Loi, entérine cette implication du professeur documentaliste dans l'EMI. Quatre occurrences de l'EMI, auxquelles on peut même ajouter celle de «  culture de l'information et des médias » sont à retrouver dans l'introduction et l'axe 1, de portée pédagogique. Ce texte de mission est, à ce jour, le seul à présenter de manière explicite le rôle pédagogique des enseignants documentalistes. Ces derniers y sont appelés à intervenir selon différentes configurations, en tant que maîtres d’œuvre (« maîtres d'œuvre de l'acquisition par tous les élèves »), qu'auxiliaires pédagogiques (« apportent les aides nécessaires aux élèves et aux professeurs » ; « selon les besoins exprimés par les professeurs de discipline » ), qu'enseignants impliqués dans l'interdisciplinarité (« en concertation avec les autres professeurs ») et qu'enseignants disciplinaires (« de leur propre initiative » ; « Connaître les principaux concepts et analyses » ; « Savoir définir une stratégie pédagogique permettant la mise en place des objectifs et des apprentissages »). Cela dit, même s'ils ont vocation à devenir des « maîtres d’œuvre », ils ne sont pas présentés comme les uniques acteurs de l'EMI puisqu'ils « contribuent » à cette formation. Par ailleurs, la portée de ce texte, plutôt attendu par de nombreux professionnels, sera très largement minorée par la « Grille d’évaluation du professeur documentaliste stagiaire* » parue en mars 2015 2. Celle-ci vide tant que faire se peut la substance pédagogique du Référentiel, en excluant notamment les compétences pédagogiques qui en font l'intérêt 3.

En attendant, le Référentiel renforce ce qui n'était encore qu'une simple annonce, imprécise, dans la Loi. Cela est d'autant plus étonnant que non anticipé par les textes antérieurs comme nous venons de le voir. Quoi qu'il en soit, il aurait été logique que les textes parus en aval de cet arrêté s'y adossent et concrétisent le rôle pédagogique affirmé du professeur documentaliste. Or, qu'observe-ton ?

Après le Référentiel des compétences professionnelles (juillet 2013)

L'EMI n'avait pas trouvé sa place dans la circulaire de la rentrée 2013 publiée avant la promulgation de la Loi. C'est sans doute pour acter celle-ci que le Ministère communique, en septembre suivant, « les nouveautés de la rentrée 2013 ». L'EMI y est alors associée aux « collèges connectés » (dimension numérique) et place la maîtrise de l'information dans le giron de l'éducation aux médias. Est-ce une façon de subordonner l'enseignant documentaliste, sans le nommer une fois de plus, au CLEMI ?

Suite à l'EMIconf de mai 2013, une autre conférence "Éducation aux médias et à l'information" est annoncée en janvier 2014 pour le mois de mai suivant. Elle est inscrite au chapitre " Faire entrer l'École dans l'ère du numérique" du PNF 2014 et s'adresse aux "formateurs toutes disciplines, tout niveau y compris services sociaux et de santé ". La cible, toujours plus élargie, ne mentionne cette fois-ci même plus le "documentaliste" du PNF 2013.

L'enseignant documentaliste n'est pas non plus présent dans le dossier de présentation de la rentrée scolaire 2014-2015 (09-2014). L'EMI "renouvelée" est à nouveau inscrite dans le cadre d'un chapitre dédié au numérique. On lui demande cette fois d'intégrer des compétences de littératie numérique dans les disciplines afin de contribuer à la construction d’une véritable culture numérique.

Deux mois plus tard apparaissent sur le site EDUSCOL deux nouvelles pages dédiées à l'EMI. La première, « l'EMI dans la stratégie du numérique », au lieu de désigner le professeur documentaliste, fait de nouveau la part belle aux CPE dont on attend une vigilance accrue sur les réseaux sociaux relativement aux conséquences que ceux-ci peuvent avoir sur la vie scolaire de l'établissement. La seconde page, « EMI et pratiques pédagogiques » replace l'EMI dans les apprentissages numériques. Elle rappelle les textes de références (UNESCO, OCDE, Translit...), la personne de référence (Divina Frau-Meigs, directrice du CLEMI) et les deux dernières conférences du PNF. Enfin, elle fait état d'un TraAM EMI, sans mention des professeurs documentalistes, et d'un TraAM Documentation, bien distinct du premier, au motif que six académies travaillent conjointement sur un portfolio de compétences info-documentaires intégrant une progression EMI. Ce sont donc les professeurs documentalistes qui se sont invités ici à une réflexion sur l'EMI 4.

C'est en janvier 2015, en revanche, que les enseignants documentalistes sont cités dans un texte officiel, prononcé par la Ministre N. Vallaud-Belkacem lors de la « Grande mobilisation de l'Ecole pour les valeurs de la République ». A la suite des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, le Ministère prend conscience que l'EMI réduite à la seule dimension numérique ne peut répondre de manière satisfaisante aux défis de la laïcité, de la citoyenneté et de la démocratie. Un parcours citoyen est instauré qui couple le nouvel enseignement moral et citoyen à une éducation aux médias et à l'information. L'EMI y est une fois de plus présentée comme « un enseignement intégré de manière transversale dans les différentes disciplines ». Les professeurs documentalistes ne sont pas pour autant convoqués sur ces sujets majeurs qui les intéressent au nom de leur expertise sur l'information et ses enjeux, mais sont en revanche appelés au secours de la liberté d'expression... en faisant vivre un média dans chaque établissement ! Le rôle qu'ils sont appelés à jouer dans le cadre de l'EMI est en effet celui de simple mais vaillant animateur avec une mission plutôt inattendue au regard de ses potentialités en la matière : développer « dans chaque collège et dans chaque lycée un média – radio, journal, blog ou plateforme collaborative en ligne ». Notons que le CLEMI est également appelé pour son engagement.

Aucun des textes suivants ne mentionnera l'enseignant documentaliste en l'associant à l'EMI. Ni dans la brochure relative à « l'éducation artistique et culturelle, éducation aux médias et à l'information » (2015-01) ni dans celle présentant la réforme du collège (03-2015), bien que toutes deux reprennent cette annonce de la création d'un média par établissement.

Le projet de programme pour le cycle 4 (04-2015), s'il déroule un programme pour l'EMI (annonce faite sur la page d'EDUSCOL de juin 2013), ne l'associe toujours pas à l'enseignant documentaliste, au motif qu'elle « ne s’ajoute pas aux disciplines, mais se trouve en interdépendance avec elles : l’EMI irrigue tous les champs du savoir ». On ne le retrouve pas davantage dans les Éléments explicatifs au projet de programme du cycle 4, alors que deux mentions de l'EMI apparaissent, l'une en Éducation musicale, associée aux outils numériques, et l'autre à la Technologie où son enseignement trouverait naturellement sa place.

La circulaire de rentrée 2015 (06-2015), quant à elle, se borne à rappeler que l'EMI contribue au parcours citoyen pour fonder les valeurs de la République. Enfin, un récent discours de la Ministre (09-06-2015) à propos de la mise en œuvre du plan national pour l’éducation artistique et culturelle, apporte des précisions sur l'organisation de l'EMI par l'annonce de deux acteurs missionnés : le premier est « un coordinateur du CLEMI à temps plein [...] dans chaque académie pour que se développe partout, rapidement, la création de médias collégiens et lycéens », le second est « un référent pour l’éducation aux médias et à l’information [qui] sera désigné par académie » pour le primaire. D'enseignant documentaliste, toujours pas.

Bilan : une position intenable

La période d'après le Référentiel des compétences professionnelles n'est donc pas faste. Le professeur documentaliste n'est présent que dans un seul des dix textes où il aurait pu apparaître en lien avec l'EMI. Et dans ce texte, le rôle qui lui est dévolu est celui d'animateur de club média. La mission de maître d’œuvre et d'enseignant de l'EMI annoncée dans le Référentiel de compétences n'a donc jamais été relayée depuis par l'institution, sans qu'aucune explication ne soit fournie. Pire, nous avons déjà relevé comment la portée de ce texte a été diminuée par la note de service du 17-3-2015 au travers de sa grille d’évaluation du professeur documentaliste stagiaire.

Que penser de toutes ces occasions manquées d'évoquer la place et le rôle de l'enseignant documentaliste alors que son expérience, son statut d'enseignant, son CAPES adossé aux SIC, sa position dans chaque établissement, son rôle de responsable du CDI et de l'accès aux ressources imprimées et numériques font de lui un acteur incontournable de l'enseignement de l'EMI ? Si l'on recense les cinq cas où il est mentionné, au travers de ces vingt textes officiels, nous relevons qu'il est :

  • avant le Référentiel :
    • enseignant collaborateur avec les disciplines (Bisson-Vaivre, 11-2012)
    • acteur concerné mais sans spécificité (PNF, 12-2012)
  • autour du Référentiel :
    • enseignant impliqué dans les apprentissages liés au numérique (Loi, 07-2013)
    • enseignant spécialisé et maître d'oeuvre (Référentiel, 07-2013)
  • après le Référentiel :
    • animateur de club média (Grande mobilisation, 01-2015).

Le bilan est assurément très pauvre de part et d'autre du texte de juillet 2013, lequel reste le point d'ancrage, pour ne pas dire la seule bouée des ambitions pédagogiques de l'enseignant documentaliste. A part ce texte, la profession ne dispose d'aucun support solide pour asseoir sa légitimité enseignante en matière d'EMI. Mais suite à la parution de cette note de service de mars 2015 relative à l'évaluation et à la titularisation des stagiaires, et qui dénie au professeur documentaliste la possibilité de faire usage de ses compétences pédagogiques et didactiques, la profession fait une nouvelle fois l'expérience de sa très grande fragilité. Sans l'appui de ce texte fort que représente l'arrêté du 1er juillet 2013, tous les textes institutionnels d'accompagnement de l'EMI les condamnent, par intention ou par défaut, à être auxiliaires, maîtres d’œuvre et/ou animateurs. Position intenable pour des titulaires d'un CAPES.

42- Place laissée par les opérateurs de l'EMI aux professeurs documentalistes

Nous avons vu précédemment que la refondation de l'Ecole avait entraîné, à partir du lancement de la « stratégie du numérique », une réorganisation des services du Ministère autour de la création de la Direction nationale du numérique (DNE). Il est donc intéressant de regarder comment, en dehors des textes officiels, les principaux opérateurs de l'EMI que sont la DNE, Canopé et le CLEMI, considèrent la part que devraient jouer les professeurs documentalistes dans cet enseignement. Liés par la force des textes à ces partenaires, les professeurs documentalistes n'ont sans doute pas d'autres choix que de se tourner vers eux pour obtenir, sinon des garanties qui ne peuvent venir que des textes officiels, du moins l'assurance de devenir des opérateurs délégués sur le terrain.

DNE

Deux exemples récents permettent de se rendre compte de la manière dont la DNE met délibérément de côté les professeurs documentalistes dans la mise en œuvre de l'EMI.

Les TraAm 2015-2016

Le premier document est relatif aux TraAm (Travaux académiques mutualisés). Comme chaque année, la liste des thématiques proposées aux équipes volontaires dans les académies est publiée sur le site du Ministère. Cette année, le tout nouveau Département du développement des usages et de la valorisation des pratiques (en charge de l'EMI) de la DNE a lancé son appel à projets en avril 2015 5.

Parmi les 18 projets TraAM proposés, quatre s'intéressent particulièrement et substantiellement à l'EMI. Trois d'entre eux concernent directement des disciplines (Lettres, Langues vivantes, technologie), tandis que le quatrième est entièrement dédié à l'EMI. On remarque alors que dans aucun d'entre eux, et a fortiori dans celui consacré à l'EMI, le professeur documentaliste (ni même le CDI) n'est mentionné. Mais ce qui est encore plus étonnant, c'est de constater qu'il existe également un TraAm dédié à la « Documentation » ( Nouvelles pratiques pour informer, nouveaux usages pour s’informer ) mais pour lequel, paradoxalement, il n'est pas question d'EMI.

Blandine Raoul Réa invitée du webinaire du MoocDocTice

Le MoocDocTice de Bezançon, pour conclure sa dernière session consacrée à l'EMI, a invité, lors de son dernier « webinaire » du 23 avril 2015, Blandine Raoul Réa, chef du département du développement des usages et de la valorisation des pratiques (DNE A2)1. Son exposé sur l'actualité de l'EMI a consisté à repérer la présence de l'EMI dans les textes officiels et à l'étranger (Canada, Suisse, Belgique, Unesco). On apprend en outre qu'un groupe de travail, piloté par l'IGEN et composé d'enseignants, d'IPR et IEN, de la DGESCO et du CLEMI s'est attelé à l'élaboration de ressources pour aider les enseignants disciplinaires à intégrer l'EMI dans leurs pratiques. La deuxième partie du webinaire était réservée aux questions de la « communauté »2. On aurait pu légitimement s'attendre à ce que la représentante de la DNE en charge du dossier EMI, ancienne professeure documentaliste elle-même et invitée par des enseignants documentalistes sur un sujet qui les concerne, fasse la politesse de mentionner ne serait-ce que leur collaboration possible... Pas une seule fois il ne sera fait allusion à cette profession, que ce soit à propos de ce qu'elle enseigne en matière de culture de l'information, de son implication dans l'EAM ou même du CDI, que ce soit à l'occasion de la présentation de la Loi d'orientation ou de la Mobilisation de l’École pour les valeurs de la République. On s'attendait au moins à ce que soit évoquée la responsabilité du professeur documentaliste dans l'EMI au travers de l'arrêté de juillet 2013 relatif au Référentiel des compétences professionnelles, mais ce texte ne fut même pas mentionné. Il faudra attendre la toute dernière minute de l'émission pour que Mickaël Porte lui-même, co-responsable du Mooc, prononce enfin le mot de « professeur documentaliste » comme destinataire possible de cette intervention, sans que cette précision soit pour autant relevée par l'invitée. La posture même du MoocDocTice, qui n'interroge pas la responsable de la DNE sur ce point, est à cet égard étonnante.

Enseignant documentaliste et EMI sont ainsi systématiquement déconnectés l'un de l'autre par la DNE, celle-ci s'employant semble-t-il à écarter toute occasion de reconnaître, ou même de chercher à impliquer le professeur documentaliste.

CANOPE

Il est en revanche plus difficile de mesurer les intentions de Canopé vis à vis de la reconnaissance de l'expertise des professeurs documentalistes à propos de l'EMI. On sait que sa récente restructuration l'a placé sous la tutelle de la DNE et lui a fait reprendre le contrôle du CLEMI au motif d'un engagement total dans la stratégie du numérique 6. Toutefois, il est impossible de parler de Canopé au singulier tant ces ex-CRDP qui constituent l'entité peuvent être animés par des logiques régionales particulières. Deux exemples concrets montrent ainsi la diversité des approches en la matière.

SavoirsCDI a publié en octobre 2014 un dossier intitulé « L'éducation aux médias et à l'information » 7. Ce dossier, coordonné par les Canopé de Lyon et de Toulouse, fait preuve d'un réel intérêt pour la question en se demandant, s'agissant de l'émergence de l'EMI, « quelles conséquences au niveau didactique [elle peut avoir] pour l’enseignant documentaliste qui participe depuis de nombreuses années à l’éducation aux médias d’une part, à l’éducation à la maîtrise de l’information d’autre part ? ». Même si le professeur est plutôt pressenti comme « maître d’œuvre », et même si c'est au CLEMI qu'il revient, dans ce dossier, de proposer une progression appuyée sur les programmes des disciplines, on a toutefois demandé à trois professeurs documentalistes de présenter une séance pédagogique.

Canopé Aix-Marseille, à peine installé, ne s'embarrasse pas, quant à lui, de tels scrupules. Ceux qui se souviennent du site e-profsdocs peuvent en témoigner 8. Après dix années de bons et loyaux services estimés et reconnus par la profession, le voici entièrement refondu « pour aider à la généralisation des usages du numérique à l’école » 9. De fait Canopé Aix-Marseille a retiré toute référence aux enseignants documentalistes et à la documentation pour s'ouvrir à « toutes les disciplines, tous les domaines de l’éducation et tous les niveaux de l’enseignement scolaire ». Rien que ça. Quatre nouvelles rubriques structurent le site, toutes précédées du « e- » (e-classes ; e-information ; e-ressources ; e-veille) pour s'inscrire lisiblement dans la stratégie numérique. Pour autant, le nom du site a été conservé, laissant ainsi penser à tous que le professeur documentaliste est soluble dans le numérique et dans la transversalité, jusqu'à ne plus exister en tant que tel. Cet exemple, à espérer qu'il ne devienne pas un modèle, révèle à quel point et par quels moyens l'institution peut ignorer une expertise en occultant tout simplement le nom de ceux qui la détiennent.

CLEMI

Promu opérateur de l'EMI depuis ses origines en France, dirigé depuis la restructuration de Canopé par Divina Frau-Meigs, pilote de l'ANR Translit, et récemment missionné par la Ministre de l’Éducation nationale pour coordonner la mise en place d'un média dans chaque établissement, le CLEMI ne semble pas encore, du moins en apparence, prendre la mesure des changements que l'EMI semble nécessiter. Son site offre des contenus et des services identiques à l'ère de l'EAM et c'est tout juste si, quelques rares fois, on accole « et à l'information » à l'expression traditionnelle de « éducation aux médias », sans que les contenus en soient d'ailleurs altérés. Une seule page est à notre connaissance nouvelle, s'agissant de « l'éducation aux médias et à l'information dans les programmes ». L’enseignant documentaliste ne s'en trouve pas davantage visible, du moins pas plus qu'avant.

Toutefois, le CLEMI, sous l'impulsion manifeste de sa directrice, a dernièrement répondu à la concertation nationale sur le numérique à l'école, organisée par la DNE du 20 janvier au 9 mars 2015, en avançant une approche EMI. Cette réponse a pris la forme de cinq défis articulés autour des cinq thématiques de la consultation 10. Le professeur documentaliste est nommé à deux reprises seulement dans les cinq fiches présentées, dont une fois sous la forme « documentaliste ». La première fois dans le défi n°3 lorsque, répondant à la question des compétences (numériques) de demain, il est proposé de fédérer les élèves en communautés de production médiatique, par exemple autour de Wikipédia ou du wikiconcours du CLEMI. On peut lire ainsi que « plusieurs profs de disciplines et les documentalistes (sic) peuvent assister, accompagner, produire et guider la communauté des élèves ». La seconde fois dans le défi n°4, qui se révèle encore moins porteur du point de vue didactique, pour le professeur documentaliste, bien qu'il porte en titre « quels partenaires de l'EMI dans le numérique ? ». La réponse est simple puisqu'il s'agit du CLEMI lui-même, lequel peut « aider la communauté éducative (enseignants, CPE, professeurs documentalistes, chefs d’établissement et familles) à mettre en œuvre des projets permettant de s’approprier les compétences du 21e siècle et de réduire les inégalités par l’accès à l’expression et la publication ». Au-delà de la langue de bois utilisée dans chaque fiche, le sentiment qui ressort de cette lecture est que le CLEMI n'a fait là que répondre à une commande bureaucratique, laquelle ne fait pas avancer les enseignants documentalistes.

Tous comptes faits, il apparaît que les professeurs documentalistes ont peu de choses à attendre de la part de ces « partenaires » institutionnels, à commencer par la DNE. Pour autant, il est possible que ce désintérêt dont ils sont victimes, voire cette mise à l'écart, puisse se réduire à proportion de la distance physique entre eux et ces partenaires. La différence entre le local, au sein de l'académie et le distant, au niveau national, peut jouer en leur faveur, comme on le voit avec certains Canopé et comme on pourrait le voir si des professeurs documentalistes étaient référents CLEMI. Cela signifie en contre-partie qu'aucune situation pérenne et globale ne puisse être espérée et que la vigilance et la combativité seront toujours de mise.

43- Les marges de manœuvre de l'enseignant documentaliste 

Des freins aux revendications des professeurs documentalistes

De l'IRD à l'EMI... sans passer par la culture de l'information ?

Du point de vue des enseignants documentalistes, qui se rêvent encore les dépositaires légitimes de l'EMI, il n'est qu'à observer, considérant la triple dimension épistémologique de l'information ( knowledge, news, data ), comment, dans l’Éducation nationale, le numérique (DNE) en vient à avoir raison du médiatique (CLEMI) qui, lui-même, s'impose sur l'informationnel (Information-documentation). L'irruption de l'EMI a été si forte que l'on peut se demander si les professeurs documentalistes ont su, sans formation continue et dans un temps aussi court, l'articuler à leur champ d'action. On ne peut en effet que remarquer un écart important entre la conscience qu'à la profession, dans son ensemble, de ses contenus traditionnels de formation et leur actualisation sous la forme EMI. Une grande partie de la profession, dans ses représentations en matière de didactique, en est restée aux formations à la maîtrise de l'information ( information literacy ), maladroitement estampillées « IRD » depuis 30 ans, alors que montait en puissance une nouvelle matrice disciplinaire, la culture de l'information, laquelle est apparue dans ce milieu au début des années 2000.

Mais l'émergence rapide de l'EMI survient au moment où le nouveau paradigme de culture de l'information commençait à peine à être perçu bien qu'il ait pris tout son sens dans un environnement numérique bouleversant rapidement un paisible paysage informationnel. Délaissée par la recherche – dont la temporalité n'est pas la même que celle du terrain - qui s'est tournée vers la translittératie sans conserver les attaches récemment développées avec le terrain 11, insuffisamment étayée par la didactique de l'information-documentation, la culture de l'information, encore insuffisamment maîtrisée par la profession, se voit déjà remplacée par le nouveau concept de l'EMI, lequel est très fortement aimanté par la culture numérique. On observe ainsi qu'une partie de la profession troque d'un seul mouvement l'appellation IRD, qui lui paraissait ne pas devoir être remise en cause, contre celle d'EMI, parée de tous les attributs de la nouveauté. Projetant sans doute en même temps une nouvelle reconnaissance, certains se montrent prêts à lâcher un peu trop vite leurs objets d'enseignement légitimes que sont l'information-connaissance et l'information journalistique, le document et le média - et leur évolution numérique – au profit d'une « culture numérique » dont les contours épistémologiques sont pourtant loin d'être définis. Succombant aux sirènes de l'innovation technologique permanente ou bien réagissant à un sentiment de dépossession par une réappropriation hâtive, toujours est-il que le réflexe, une fois de plus, a court-circuité la réflexion. N'ayant pas suffisamment investi l'éducation aux médias (EAM) et se trouvant de fait désemparée devant ses objets d'enseignement fondamentaux redéfinis par la culture de l'information, voici la profession amenée à devoir affronter d'un seul coup ceux de la culture numérique, sans avoir les bases didactiques et épistémologiques solides pour allumer les contre-feux nécessaires.

Même en mettant l'expression « culture de l'information » au pluriel, tentative d'intégration des composantes « news » et «data » comme le fait astucieusement et stratégiquement la directrice scientifique du CLEMI et l'équipe Translit qu'elle pilote 12, il est peu probable que, sans programme dédié, sans heures attribuées, sans formation continue adaptée et sans appui de la communauté des chercheurs, les professeurs documentalistes puissent se prévaloir longtemps d'une expertise légitime et suffisante en matière d'EMI.

Des différences entre Culture de l'information et EMI ?

Du point de vue épistémologique des savoirs à enseigner, qui pourrait bien montrer la différence entre les contenus didactisés de la - ou les - culture(s) de l'information et ceux de l'EMI, tels qu'ils sont aujourd'hui définis ? Personne sans doute, tant ces différences sont minces, voire inexistantes. Cela est en bonne partie dû à l'absence, jusqu'à la publication par le CSP du projet de programme du cycle 4 en mai 2015, de textes définissant l'EMI. Les textes officiels, qui annoncent et escortent l'EMI davantage qu'ils ne la décrivent, déroulent des objectifs et des finalités convenus, assortis de quelques exemples d'application, mais ne donnent jamais à voir de contenus enseignables. On observe par contre un hiatus important entre Culture(s) de l'information et EMI dans le discours institutionnel puisque l'institution fait le silence sur cette filiation, voire cette synonymie et que même une partie des enseignants documentalistes semble à présent l'ignorer.

De l'aveu même de Denis Tuchais pourtant, membre de la commission d'élaboration du projet de référentiel EMI , « il n’est pas nécessaire de réinventer la roue ». Les contenus de l'EMI définis dans ce projet de programme sont en effet issus de « la volonté de faire la synthèse de différentes contributions déjà existantes, celle de l’éducation aux médias (Clemi - Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information), celle de l’information-documentation (GRCDI et Fadben - Groupe de recherche sur la culture et la didactique de l’information et Fédération des enseignants documentalistes de l’EN), les textes ministériels existants (Pacifi - Parcours de formation à la culture de l’information) et les expériences d’autres pays (Belgique et Canada) » 13. Les quelques dizaines de notions listées dans la colonne de droite du référentiel sont, pour la quasi totalité, extraites des travaux didactiques du champ de l'information-documentation de ces dix dernières années, travaux qui ont été, on le sait, toujours niés par l'institution (IGEN, DGESCO).

C'est d'ailleurs un comble de remarquer que la recherche didactique de l'information-documentation ne devient légitime que lorsqu'elle se nomme EMI. La question des étiquettes, quoi qu'on en pense, est d'importance. Surtout quand l'étiquette masque l'escamotage des mandats pédagogiques : imposer l'EMI permet tout simplement la confiscation de l'objet d'enseignement des professeurs documentalistes et sa distribution dans les programmes des autres disciplines. Le tour semblerait joué sans que les intéressés n'y trouvent à redire... Lorsque nous revendiquions un enseignement formel de l'information-documentation, au motif du développement nécessaire d'une didactique garante d'un enseignement de qualité et de l'égalité d'accès aux savoirs de l'information et des médias par es élèves du secondaire, l'IGEN nous rétorquait que cette didactisation était inexistante et impossible. Mais avec l'EMI, une fois sa transversalité érigée en postulat, les conditions d'une didactique semblent à présent possibles, et même souhaitées. La liste des notions info-documentaires publiée dans le projet de cycle 4 en constitue le premier pas. Ceci n'est pas une affaire de « spécialiste » ou de « préférence catégorielle » mais bien de volonté politique (IGEN, DGESCO, MEN, DNE) qu'il faut interroger de manière critique et documentée plutôt que d'accepter sans mot dire.

Le brouillage des repères

Ajoutons à cela, comme si cela ne suffisait pas, la perte totale des repères qu'induisent les amalgames concomitants des « éducations à » : éducation à la citoyenneté, éducation au numérique, éducation artistique et culturelle dont l'EMI, autre « éducation à » devrait devenir l'instrument. La transversalité la plus absolue imposée comme régime épistémologique de l'EMI ajoute à cette confusion en l'instrumentalisant au service des disciplines, en rendant concrètement impossible toute progressivité dans la construction des concepts clés et en la faisant dépendre des aléas des programmes et des compétences des enseignants de discipline. Cette perte des contours et cette fragilisation des fondements se manifeste jusque dans le choix des acteurs que l'institution mandate, lorsque des personnels extérieurs à l'équipe pédagogique, non certifiés par un CAPES, tels les CPE et les chefs d'établissement, sont désignés, sur un plan d'égalité avec les enseignants, à contribuer à l'EMI. Et quand bien même l'ensemble de la profession ferait la démonstration de ses capacités, elle devrait s'en référer dans ce cas à sa nouvelle tutelle, le CLEMI en tant qu'opérateur désigné, à moins que ce ne soit Canopé dont cet organisme dépend, ou encore la DNE qui contrôle en définitive directement l'EMI. L'urgence de la création d'une inspection spécifique en Documentation n'a jamais été aussi forte qu'aujourd'hui.

Des raisons d'avancer

Pourtant, et pour conclure, je vois au moins trois raisons pour lesquelles l'enseignant documentaliste devrait être le principal porteur de l'EMI ou « Culture de l'information et des médias », pour reprendre l'expression du Référentiel de compétences professionnelles (2013) qui nous paraît plus juste et qui est déjà adoptée par de nombreux collègues 14 :

  1. il l'est de fait dans l'arrêté relatif au Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation de juillet 2013 ;
  2. épistémologiquement et historiquement, ses contenus d'enseignement (maîtrise de l'information, éducation aux médias, culture de l'information, rassemblés sous le générique « information-documentation ») sont les seuls à pouvoir assurer une véritable continuité, voire identité, ainsi qu'une réelle cohérence avec l'EMI ;
  3. les sciences auxquelles se réfèrent son CAPES, les SIC, le légitiment pleinement, à la différence de toutes les autres disciplines et champ éducatif (CPE).

Des leviers d'action

Pour faire valoir la défense de l'expertise qu'ils ont de fait sur cet objet d'enseignement, et dénoncer sa confiscation, les professeurs documentalistes n'ont pas d'autres choix que de :

  • montrer à tous que les dimensions épistémologiques de l'information (knowledge, news, data) recouvrent déjà les trois cultures informationnelles, médiatiques et numériques de l'EMI ;
  • en finir avec l'IRD, assumer l'information-documentation comme matière d'enseignement et communiquer sur ses contenus et ses enjeux aujourd'hui ;
  • s'appuyer sur la ou les cultures de l'information et passer de la matrice « maîtrise de l'information » à la matrice « culture(s) de l'information » ;
  • démontrer que la (ou les) culture(s) de l'information est (sont), davantage qu'une composante essentielle de l'EMI, la matrice épistémologique de celle-ci ;
  • accélérer le processus de didactisation des savoirs info-documentaires, y compris médiatiques (EAM) ;
  • demander et proposer des stages de didactique de l'information-documentation en formation continue dans chaque académie par et pour les professeurs documentalistes ;
  • ramener l'évangile du numérique à la raison laïque en passant le flux des injonctions consuméristes et performatives des textes d'accompagnement du numérique au filtre de la pensée critique ;
  • investir toutes les instances locales, académiques, nationales, associatives et syndicales et rappeler qu'un CAPES sert avant tout à enseigner ;
  • placer l'éducation des élèves au premier plan et assumer d'y jouer un rôle spécifique et responsable en matière de savoirs et de compétences info-documentaires et médiatiques dans l'environnement numérique.

Faut-il rappeler une nouvelle fois que pour réussir l'interdisciplinarité, il faut une ou plusieurs disciplines fortes de leur didactique et de leur spécificité – et l'information-documentation a vocation à en être une -, partageant des compétences transversales à développer, capables de contribuer à des « éducations à », mais faisant porter avant tout une pluralité de regards construits sur des objets d'étude ?

EMI-Profs-docs-Developpement-durable Les profs docs et l'EMI : le "savoir devenir", ça s'apprend ! (P. Duplessis et Daz., 2015. @dazzdoc)

Conclusion générale

Partis, il y a quelques années à peine, des conférences de l'UNESCO où se construisait l'idée d'une littératie médiatique augmentée des littératies informationnelle et numérique, nous avons vu comment, aujourd'hui, le CLEMI est devenu l'opérateur incontournable – ou supposé l'être – de l'EMI à la française. Par le jeu d'une restructuration des services centraux de l’Éducation nationale, Canopé, ex-réseau CNDP, a été poussé à reprendre le contrôle du CLEMI et à l'entraîner dans une nouvelle orientation au service du dernier plan numérique du Ministère. Conduite par la Direction du numérique pour l'éducation, la stratégie numérique tire son énergie, mais sans doute aussi son idéologie, d'une logique de marché dont les maîtres mots sont compétitivité, mondialisation et croissance. Que devient alors, dans ce jeu d'emboîtements successifs, l'EMI ? Non pas tant dans sa forme, qui restera sans doute celle de la transversalité la plus large, mais dans sa teneur épistémologique ? Il y a fort à craindre, et l'analyse de la littérature institutionnelle que nous venons de faire semble le confirmer, que les littératies médiatique et informationnelle dont elle tire son nom ne convergent ou ne se dissolvent même dans une littératie numérique aux contours imprécis, incluant des parts de littératie informatique.

Les professeurs documentalistes, quant à eux, sont les grands oubliés de l'émergence de l'EMI, ce que confirme la simple lecture des textes officiels de ces trois dernières années. L'institution ne reconnaît pas en eux les porteurs authentiques de l'héritage didactique et pédagogique qui fonde l'EMI et préfère distribuer, quitte à les réinventer, ces objets d'enseignement dans les autres disciplines. Même l'arrêté du 1er juillet 2013, qui faisaient d'eux les «  enseignants et maîtres d'œuvre de l'acquisition par tous les élèves d'une culture de l'information et des médias » (axe 1) semble avoir été oublié, voire renié par un Ministère qui préfère reléguer les professeurs documentalistes dans le rôle unique d'animateur de club média. Le dossier en est à ce point que la profession s'est dernièrement mobilisée pour interpeller la Ministre de l’Éducation nationale 15. La dernière mobilisation remonte à janvier 2011, lorsque, pour des motifs comparables, il a été nécessaire de rejeter un projet de circulaire de mission qui s'attaquait à son mandat pédagogique 16.

Qu'on ne s'y trompe pas, cet article ne vise pas une critique de l'EMI « en soi » en tant que programme organisé de contenus d'enseignement, lequel demeure à l'heure où nous écrivons en suspens, mais il a cherché à explorer de manière documentée les conditions et le contexte de son émergence dans le système éducatif français. Cette émergence, nous l'avons constatée, se caractérise par :

  • une rupture délibérée avec les professeurs documentalistes dont l'EMI reste le domaine de spécificité ;
  • une absence de consultation des représentants de la profession ;
  • une carence de définition épistémologique et de références scientifiques qui masque la synonymie entre culture(s) de l'information et sa didactisation possible en EMI d'une part, et favorise la confusion entre EMI et culture numérique d'autre part.

L'EMI, telle que nous la connaissons aujourd'hui, nous paraît être issue d'une conception jacobine ( top-down ) de l'institution, laquelle reflète une vision nationale particulière de la France au service de fins économiques, citoyennes et politiques opportunistes.

NOTES


  1. Les 20 textes du corpus, classés par ordre chronologique : . M.E.N., 2012-10. Refondons l'école de la République. Rapport de la concertation. . M.E.N., 2012-11. Rapport Bisson-Vaivre. Observations sur les établissements et la vie scolaire en 2011-2012 : Synthèse nationale des rapports de spécialité des IA-IPR EVS.
    . M.E.N., 2012-12. Présentation des priorités du plan national de formation en direction des cadres pédagogiques et administratifs de l'éducation nationale. . M.E.N., 2012-12. Faire entrer l'École dans l'ère du numérique : discours de Vincent Peillon. . Sénat, 2013-05. Rapport fait au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication sur le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République, par Mme Françoise Cartron, sénatrice. Session ordinaire de 2012-2013. Enregistré à la Présidence du Sénat le 14 mai 2013.
    . M.E.N. - EDUSCOL, 2013-06. Éducation aux médias et à l'information . M.E.N., 2013-07. Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République. . M.E.N. 2013-07. Référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation. . M.E.N., 2013-09. Les nouveautés de la rentrée 2013 : donner à chacun les moyens de mieux apprendre. . M.E.N., 2014-01. Présentation des priorités du plan national de formation en direction des cadres pédagogiques et administratifs de l'éducation nationale. . MEN, 2014-09. Rentrée scolaire 2014-2015. Dossier de présentation.
    . MEN - EDUSCOL, 2014-11. L'EMI dans la Stratégie du numérique. . MEN, EDUSCOL, 2014-11. EMI et pratiques pédagogiques . M.E.N., 2015-01. Grande mobilisation de l'École pour les valeurs de la République . M.E.N., 2015-01. Éducation artistique et culturelle, éducation aux médias et à l'information. . M.E.N., 2015-03. Collège : mieux apprendre pour mieux réussir.
    . M.E.N. - CSP, 2015-05. Éléments explicatifs au projet de programme du cycle 4. 5 mai 2015. . M.E.N. - C.S.P., 2015-04. Projet de programme pour le cycle 4. . M.E.N., 2015-06. Circulaire de rentrée 2015. circulaire n° 2015-085 du 3-6-2015.
    . M.E.N., 2015-06. Réunion conjointe des recteurs et des DRAC : discours de Najat Vallaud-Belkacem.. 09/06/2015. 

  2. M.E.N. Modalités d'évaluation du stage et de titularisation des personnels enseignants et d'éducation de l'enseignement public. Note de service n° 2015-055 du 17-3-2015. Bulletin officiel n°13, 26-03-2015. /bulletin_officiel.html?cid_bo=87000 

  3. Duplessis Pascal. Entrée dans la profession : tou-te-s concerné-e-s !. Les Trois couronne, 05-2015. - FADBEN. La grille d’évaluation des professeurs documentalistes stagiaires : Analyse critique d’une omission. FADBEN, 04-2015. 

  4. C'est dans ce cadre des TraAM que l'académie de Toulouse publie en juin 2015 son « outil académique d'aide à la construction de séquences pédagogiques en EMI »

  5. M.E.N. - D.N.E. Liste des thématiques des Travaux Académiques Mutualisés (TraAM). Appel à projets aux académies pour l’année 2015 – 2016

  6. Voir les parties 1 « Le choc des cultures » et 2 « L'EMI dans la stratégie numérique » de ce texte. 

  7. SavoirsCDI. L'éducation aux médias et à l'information. Dossier. 10-2014. 

  8. C'est ce qu'a fait le site Docpourdocs qui a réagi aussitôt : « Déception, cette « ouverture » E-ProfsDocs annoncée comme une avancée est en fait un nom vidé de son contenu, nous avons perdu ce « site de référence pour de nombreux professeurs-documentalistes dans le domaine de la documentation à l’école », le nouveau site E-ProfsDocs n’a plus les mêmes objectifs et ne s’adresse plus aux professeurs documentalistes, même si certains articles du site leur seront utiles plus particulièrement dans la rubrique Formation à la maîtrise de l’information dans Enseignements transversaux. Il est avant tout un site centré sur les usages du numérique dans l’enseignement. » Docpourdocs. Où retrouver E-ProfsDocs ?. 29-03-2013. 

  9. Canopé Académie Aix-Marseille. E-profsdocs évolue vers un site ouvert à tous les enseignants. 19-03-2013. 

  10. CLEMI. Concertation Numérique éducatif : les cinq défis du CLEMI. 02-2015. 

  11. Nous en voulons pour preuve l'évolution du groupe de chercheurs en SIC qui a changé son objet d'étude, passant de la « Culture informationnelle et curriculum documentaire » (ERTé dirigée par A. Béguin, 2006-2010) à la translittératie depuis 2010 : LIMIN-R (2010-2012, dirigée par D. Frau-Meigs) pour « Littératies Médiatique, Informationnelle et numérique : Recherche », puis TRANS-I (2012-2013) et enfin TRANSLIT (2013-2016, dirigée par D. Frau-Meigs). La recherche se tourne également vers l'EMI, saisie comme levier de la transposition didactique du concept de littératie, et produit récemment des MOOC, comme le DIY EMI (Sorbonne Nouvelle – CLEMI, 2014, piloté par D. Frau-Meigs) ou le Mooc « Éducation aux médias et à l'information à l'ère du numérique (eFAN) » (ENS Cachan – ENS Lyon, 2015, dirigé par E. Bruillard, membre de Translit), ensemble de cours en ligne qui s'adressent à tous les publics. On citera encore l'ouverture d'un Master 2 MEEF Parcours « Éducation aux médias et à l'information » à l'ESPE de Toulouse (dir. N. Boubée), ouvert « à tous les enseignants et aux CPE ». Ces exemples précurseurs montrent d'une part la relation didactique transpositionnelle existant entre le concept de translittératie et l'EMI (« éducation à » constituée de contenus scolarisés) et, d'autre part, le changement de cap qui conduit aujourd'hui les chercheurs à ne plus soutenir le processus de disciplinarisation des professeurs documentalistes mais à s'engager, avec l'institution (via le CLEMI ou l'IGEN par exemple) dans la voie de la transversalité la plus large. 

  12. Agence nationale de la recherche. Métamorphoses des sociétés. Émergences et évolutions des cultures et des phénomènes culturels. (CULT) 2012 : Projet TRANSLIT. ANR, 2012. . Voir également : Liquète V. (Coord.). Cultures de l'information. CNRS, 2014 

  13. Tuchais, Denis. L’éducation aux médias et à l’information dans les programmes : une avancée ?. Cahiers pédagogiques, 29 mai 2015. 

  14. Expression utilisée par Gaëlle Sogliuzzo pour son blog « Culture de l'info et des médias en lycée ». /wp/cultureinfomedias/author/gsogliuzzo/ ou pour la page EMI du site des professeurs documentalistes de l'académie de Poitiers, " Culture de l’information et des médias"

  15. Pétition Professeur Documentaliste : vous avez dit Professeur ?

  16. Duplessis , Pascal. Changer le métier de professeur documentaliste, c’est non !. Les Trois couronnes, 29 janvier 2011. 


Téléchargements

Duplessis_2015-06_Partie-4_Place-du-prof-doc. (Fichier pdf)