Rester humble face aux outils… mais très ambitieux sur leur compréhension : Entretien avec Frédéric Rabat

Les Trois couronnes : « Une année avec Google » est un projet pédagogique original. Comment a-t-il été reçu ? 1 Frédéric Rabat : Initialement la séance sur le moteur de recherche Google avait été filmée avec une classe de seconde en janvier 2008 dans l'intention d'être présentée à un groupe de travail piloté par Agnès Montaigne de l'Iufm de Rouen. Ce groupe s'était donné pour mission d'observer et de lister des gestes professionnels propres à la profession. Par la suite la séance a été montrée au groupe de réflexion (pédagogique) de l'académie qui décida de la diffuser dans les réunions de bassins pour favoriser la discussion autour de la problématique de travail : Comment aborder avec les élèves des notions info-documentaires en partant d'usages réels ? Les collègues avaient alors paru très intéressés de voir cette expérience avec des élèves en chair et en film même si certaines réactions faisaient part de la difficulté à mettre en place ce type de séance et du manque de formation sur la question.


  1. Visionner la vidéo présentant intégralement la première séance. 

LTC : Revendiquez-vous, pour cette séance, une démarche que l'on pourrait qualifier de "réfutation" ? Si c'est le cas, pensez-vous qu'elle peut convenir à d'autres objets ? Quels sont ses intérêts et ses limites ?

FR : Le terme me paraît en effet assez adapté à cette séance. Depuis longtemps je souhaitais trouver des solutions didactiques pour contrarier ce que tous les professeurs documentalistes connaissent : le fameux « on sait déjà » (parfois si ce n'est pas exprimé leurs yeux les trahissent) de nos élèves de lycée dès que l'on aborde des questions relatives au Web. Par ailleurs je trouvais parfois ridicule de présenter, de détailler de manière déclarative des fonctionnalités qui ne cessent d'évoluer – il y a encore quelques jours, travaillant avec des élèves en TPE, je remarquai des évolutions dans Google suggest : le nombre de pages de l'index est dorénavant associé aux suggestions de mots clés). De plus cette évolution va toujours dans le sens - en prenant en compte les pratiques d'interrogation effectuées - d'une simplification des procédures. Voulant être définitivement crédible en tant qu'enseignant (qui ne le voudrait pas ?) j'abandonnais cette course désespérée et vaine pour investir pleinement et consciemment un tout autre domaine où je me sentais plus légitime.

« Vers l’objet lui-même et non plus vers la tâche »

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Partant du constat que nos élèves disposent de compétences réelles mais souvent stéréotypées (pas de choix de l'outil de recherche, requête dans des termes identiques au « sujet » de la recherche, activation d'un des trois ou quatre premiers résultats, etc.) je me retournais vers l'objet lui-même (et non plus la tâche) espérant trouver dans ce renversement matière à mettre en place une connaissance non plus des objets techniques mais des techniques de l'esprit (selon l'expression heureuse de Bernard Stiegler). Il me restait d'abord à prouver aux élèves que leurs connaissances sont parcellaires et que la trompeuse familiarité avec l'outil peut les entraîner vers des pratiques limitées. Je décidai alors de réfuter des connaissances intuitives ou issues d'une « doxa » (Google c'est le meilleur et il est notre « ami ») pour poser avec eux un paradoxe : Google (et à travers lui tous les moteurs de recherche), que nous utilisons tous (et de plus en plus systématiquement), est un des objets les moins connus qui soient.

LTC : Diriez-vous qu'il s'agit là, dans le cas de cette séquence sur Google, d'une approche par l'objet, ou plutôt d'une approche par les pratiques des élèves ?

FR : Je ne peux répondre ici que de manière nuancée. Je dirais que la focale se déplace au cours de la séance. Je m'efforçais d'abord de partir de pratiques novices pour délimiter les contours d'un objet socio-technique particulier et tenter ensuite de dresser une première liste de questions. La première de ces questions était la moins naturelle, me semble-t-il, dans ce cas particulier : suis-je certain de connaître réellement cet objet familier ? avec un premier obstacle implicite : est-ce que ma familiarité avec cet outil ne m'empêche pas de le penser ?

Je m'appliquais par la suite à poser l'objet, à « objectiver l'objet » pour glisser de la pratique standard, domestique vers une démarche réflexive un peu plus analytique ; avec des questions du type : pourquoi est-ce le moteur le plus utilisé ?, etc. C'est au cours de cette phase que j'ai ressenti la nécessité de bien connaître mon sujet. Si l'on souhaite instituer une approche par l'objet, on conçoit bien qu'il faut en envisager tous les aspects au risque d'être pris en défaut par les élèves. Je nuancerai ce propos en disant qu'il y a des degrés dans la profondeur de nos interventions et donc des niveaux de formulation débutants ou avancés à anticiper. Inutile à mon sens d'aborder la notion d'algorithme en classe de 6ème, mais il s'agit d'évidences. Je veux juste dire que la nécessaire formation personnelle n'atteint pas nécessairement le niveau d'une expertise ; il est juste question de bien délimiter le champ et les notions étudiées en sachant précisément vers quel terme nous souhaitons amener les élèves. Il n' y a d'ailleurs aucune honte (et j'en suis convaincu aucun préjudice pédagogique) à différer nos réponses face à des questions d'élèves inattendues ou déroutantes ou encore hors de propos : « Je n'ai pas la réponse mais je la chercherai pour la prochaine fois, pour lors nous nous contenterons de.... »

« Faire reposer nos interventions sur cet enthousiasme numérique »

Pour revenir à la question elle-même et à son énoncé, il me semble que nos interventions autour du web ne peuvent pas « faire comme si » les élèves n'étaient pas des usagers (compulsifs pour certains !). Si nous oublions volontairement leurs habitudes, certes novices mais réelles et fréquentes, nous courons plusieurs risques et celui de ne pas être écouté n'est pas le moindre. Nier les pratiques web des élèves c'est oublier que la recherche documentaire est toujours un apprentissage en progression, et cela vaut pour nous-même. En début de séance il faudra donc s'efforcer de savoir où ils en sont relativement à leur usage de la recherche informatisée. Une évaluation initiale précise – qui doit valider ou invalider nos impressions ou nos postulats reposant sur des observations empiriques - s'impose. Je crois donc qu'il nous faut partir de l'existant pour convaincre de la légitimité de réfléchir ses pratiques. Il faut convaincre car comme le dit souvent avec humour Françoise Chapron : « réfléchir ça fait mal à la tête ».

Sur un plan différent je crois également que nous aurions tort de ne pas faire reposer nos interventions sur cet enthousiasme numérique (certes agaçant parfois tant il est exclusif). Quand la motivation est toute trouvée, je me garde bien de la contrarier. La difficulté vient de la nécessité de canaliser cet enthousiasme naïf (natif ?) sans le briser.

LTC : La démarche par la situation-problème, que l'on devine dans la deuxième séance de la séquence, vous semble-t-elle pertinente en information-documentation ?

FR : À l'époque (il y a donc deux ans de cela) j'avais le souci que les élèves construisent pas à pas les notions abordées. Un des intérêts du Web est qu'il recèle lui-même tous les outils pour l'exploiter efficacement (FAQ, forum, support, conseils, mode d'emploi, etc.). On sait que Google encadre ses utilisateurs à l'aide de conseils de recherche, d'aide à la recherche mais souvent ces recommandations sont strictement orientées vers la manipulation ; elles n'ont pas pour objectif de lever la transparence de l'outil et encore moins de montrer qu'une meilleure connaissance des procédures favorise une meilleure anticipation des résultats de l'indexation automatisée.

« Construire la notion en fonction de ce qu'il savent déjà »

Or sur le Web on trouve également des contenus pour comprendre le Web (analyse, études, chronologies, études mercatiques, etc). Si l'on oriente les élèves vers une appropriation personnelle de ce type de contenus, on sort du cadre strictement scolaire pour leur montrer que dans d'autres contextes on pense aussi comme ils sont en train de le faire (validation sociale des contenus d'enseignement) et surtout on les amène à construire la notion en fonction de ce qu'il savent déjà (ils s'en trouvent confirmés dans ce qu'ils savent) pour investir ce qu'ils ne savent pas encore – l'appropriation respecte ainsi des rythmes très divers. Dans bien des cas une situation-problème reproduit (en laboratoire, donc de manière artificielle et condensée) une situation réelle comme lorsque nous sommes seuls face à l'outil. En 2007 j'étais sans doute trop attentif à mon objet pour que la situation problème soit pleinement assumée. Depuis l'année dernière j'expérimente (avec ma collègue Claire Fontan) une situation du type : « faut-il avoir peur de Google ? » (après avoir diffusé un court reportage sur l'entreprise Google qui se clôt sur : Don't be evil, l'inquiétante devise de Google SA).

Une des difficultés que je rencontre est de baliser la recherche, de trouver les étapes intermédiaires dans la construction de la notion et de prévoir les outils susceptibles d'aider les élèves dans l'avancement de leur réflexion (partir de ce que dit Google de Google nous a semblé intéressant de ce point de vue).

LTC : Cette séquence devrait-elle, pourrait-elle être articulée avec les autres disciplines ?

FR : Cette séance était « décrochée » parce qu'il m'avait semblé que la notion était largement partagée par toutes les situations de recherche que j'observais au lycée. Je souhaitais par ailleurs toucher tout un niveau. Je la présentais aux élèves comme un bilan, un retour sur leurs pratiques en matière de recherche. Cette présentation fut globalement bien acceptée par les élèves et les enseignants (qui tombaient des nues pour beaucoup d'entre eux).

Je crois cependant qu'il est possible d'articuler ces notions avec certaines disciplines. L'option IGC et la section STG par exemple qui abordent la question de la recherche documentaire (locale et globale) offrent des fenêtres d'intervention mais également la section ST2S qui propose de la méthodologie de recherche. Ces contextes sont propices à l'examen de la notion d'indexation automatique mais on peut imaginer que les sciences économiques et sociales ou la mercatique pourraient nous permettre d'aborder plus franchement l'économie des moteurs de recherche et plus généralement toute l'économie du Web (vaste chantier !).

LTC : Quels conseils donner aux collègues qui voudraient expérimenter à leur tour ce genre d'approche ?

FR : Aujourd'hui je suis convaincu que nous avons intérêt à ajuster nos interventions sur ce que savent réellement nos élèves. Ce savoir ne cessera d'évoluer (selon un rythme plus lent que celui des outils, ce qui nous laisse une marge). Faut-il passer par une évaluation systématique en début de séance, je ne suis pas loin de le penser. Je crois qu'aujourd'hui, plus qu'il y a deux ans, les élèves savent des choses sur Google SA. À nous de savoir jusqu'où ils savent.

« À nous de savoir jusqu’où ils savent »

Ensuite il me paraît important de bien délimiter notre domaine d'intervention. Je m'explique : nous prétendons corriger des pratiques maladroites ou partielles, or il ne suffit pas de montrer des démarches heureuses pour qu'elles soient adoptées. Si c'était le cas nous n'aurions plus que des élèves utilisant BCDI (ou PMB) et lisant de manière approfondie des livres documentaires de niveau universitaire. Si ce n'est pas le cas c'est qu'il y a des blocages, des résistances et c'est là où nous devons concentrer nos efforts. Il nous faudra donc identifier le plus rigoureusement possible les obstacles à l'apprentissage. Dans le cas qui nous occupe ici je perçois mieux à présent ce qui me paraît faire obstacle à une prise de distance par rapport à l'outil « moteur de recherche »: tout objet technique a tendance à masquer toute forme de médiation en proportion de son efficacité. Nous attendons d'un objet qu'il nous serve, qu'il soit efficient.

« Google n'est plus un simple outil amical mais une source »

Or qui prétendrait que Google n'est pas un outil efficace ? Ce qui bloque ici c'est que « Google est nécessairement bienveillant puisqu'il marche (sic) ». Nous sommes en présence d'un syllogisme qu'il faut contrarier. J'aimerais qu'on dise : « Il est efficace parce qu'il a tout intérêt à l'être. » Par cette formulation on met à jour le fait que l'objet technique obéit à une série de principes de fonctionnement déterminés par une communauté d'intérêt techno-économiques en vue d'une intention particulière que l'on peut identifier. Il faut bien conclure que, vu sous cet angle, Google n'est plus un simple outil amical mais une source. Google comme source, voilà vers quoi se portent à présent mes efforts au lycée. En collège on doit pouvoir préparer les élèves à ce saut avec, par exemple, des questions aussi étranges que : « Mais, au fait, où est Google ? »

« Nos interventions sont pharmacologiques »

En fait nos interventions sont « pharmacologiques » (au sens du grec pharmakon : remède mais aussi poison) c'est-à-dire qu'elles aident à mieux connaître les possibilités des outils mais également leurs limites et leurs dangers. Je crois qu'il faut emprunter ces deux axes simultanément mais ne pas se focaliser de manière exclusive sur un des deux aspects. Notre réponse à la question : faut-il avoir peur de Google ? fut : pourquoi avoir peur d'un objet technique dès lors qu'on le connaît ? (réponse éminemment humaniste et optimiste).

« Humbles face aux outils »

En guise de conclusion je dirai qu'il nous faut rester humbles face aux outils. Humbles face aux usages de nos élèves qui retourneront à Google après ces séances, ou au premier résultat de Google après des séances sur le logiciel documentaire. Le poids de la paresse et des habitudes ne se combat pas en un jour. Mais les élèves ont devant eux une scolarité et même une vie pour progresser. Cette brèche entrouverte ne se refermera jamais, ce caillou est la pierre inaugurale d'un vaste édifice.

Humbles sur la partie technique - qui ne laissera pas de nous perdre en route - mais très ambitieux sur la partie réflexive. Il y a quelques jours un collègue d'histoire faisait remarquer à ses élèves : « Monsieur Rabat aime bien que vous compreniez ce que vous faites ! » Je suis percé à jour et j'assume. Rappelons quand même qu'il s'agit ni plus ni moins de la grande finalité éducative de l'enseignement secondaire.

J'aimerais enfin remercier Pascal Duplessis pour l'intérêt qu'il porte à cette expérience et rappeler que ses propres travaux (et ceux d'Ivana Ballarini Santonocito) autour des notions info-documentaires ne sont pas étrangers à l'allure prise par ces séances. Je le remercie également pour la qualité de ses conseils en matière de didactique et plus généralement pour sa disponibilité bienveillante.


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