Des curricula au Curriculum ? Les petits ruisseaux…

"Le cours de la rivière". P. Duplessis, 2006

Comment traduire dans la réalité des formations info-documentaires ces listes de savoirs scolaires publiées dans le Médiadoc de mars 2007 ?

C’est la question à laquelle ont choisi de répondre les enseignants-documentalistes de trois des douze bassins de l’académie de Nice. C’est du moins ce que l’on peut apprendre des comptes-rendus de la première réunion publiés sur Doc@azur en janvier dernier. Les collègues des bassins d’Antibes-Valbonne, de Nice Ouest-Cagnes et de Draguignan ont en effet choisi de réfléchir sur la répartition de ces savoirs selon les différents niveaux du secondaire, et de se doter d’outils en conséquence.

Quels sont les premiers enseignements à tirer de la réception du concept de curriculum en milieu professionnel ?

Un projet fédérateur

Une vision commune

Les réflexions des trois groupes se rapprochent autour de quatre points. Tous se réfèrent explicitement au document « Les savoirs scolaires en Information-documentation » publié en mars 2007 par l’association professionnelle FADBEN1. Ils prennent cette base comme point de départ à une réflexion sur tout ou partie des concepts secondaires qui n’avaient pas fait l’objet d’une définition dans cette publication. Ils choisissent ensuite une approche curriculaire en fixant leur travail sur un ou plusieurs niveaux précis (fin de 3ème pour Antibes-Valbonne, par cycles pour Nice Ouest-Cagnes, de la 6ème à la Tle pour Draguignan). Enfin, les trois groupes n’entendent pas en rester à de simples définitions de termes mais envisagent d’anticiper les niveaux de formulation attendus par les élèves au fil de leur cursus. Une large cohérence de projet peut donc être soulignée entre ces différentes équipes, laquelle tient certainement à une impulsion d’origine commune.

Des complémentarités

A ce foyer commun de réflexion et de perspectives, il faut ajouter la préoccupation manifestée par l’un des groupes de prévoir « un exemple de question permettant d’évaluer [les] acquisitions ». Cet intérêt pour l’évaluation est d’ailleurs repris par le groupe de Nice Ouest-Cagnes qui, lors de sa 2ème journée de travail, a prévu de faire correspondre à chaque niveau de formulation une question portant sur la compétence correspondante. Ce même groupe se donne également pour tâche de construire une carte conceptuelle pour montrer « l’interconnexion de ces notions ».

Plutôt une progression curriculaire

Passés le plaisir de la découverte et l’intérêt portés à ces projets, je me suis aussitôt demandé s’il était possible, au travers de ces comptes-rendus, de percevoir de quelle façon la profession se réapproprie la notion de curriculum. La réponse tient sans doute dans cette formule très réaliste du groupe de Nice Ouest-Cagnes qualifiant le produit à réaliser de « curriculum simplifié ». Dans tous les cas cités en effet, le curriculum est de fait réduit à la simple expression de progression des savoirs scolaires. La dimension évaluative elle-même est pensée terme à terme avec les notions sélectionnées, et non pas là où elle serait attendue, à savoir dans une perspective problématique élargie et globale.

La vision qui ressort ici est ainsi plutôt celle d’un programme au sens strict, une liste de notions décontextualisées que les élèves devraient acquérir. Rappelons que le curriculum, dans une acception plus générique, est plutôt à considérer comme un plan général d’études porté par une institution et comprenant, outre la dimension didactique (contenus, progression), les dimensions axiologique (les enjeux et les valeurs), opérationnelle (objectifs d’apprentissage), méthodologique (méthodes, matériels didactiques), organisationnelle (lieux, rythmes, horaires) et sociale (responsabilité de l’enseignement, attestation des acquis). Dans le cas des projets de ces groupes de bassin, le terme de « progression curriculaire » me semblerait par conséquent mieux convenir.

Comment expliquer cet écart avec ce qu’est le curriculum ?

Cette distorsion observée entre le curriculum « générique » et la réception qui en est perceptible ici tient sans doute à plusieurs facteurs.

Un manque de communication

Premièrement, ce qu’il faut sans doute imputer à un manque de communication, voire de vulgarisation de la notion dans la profession. Remarquons que la littérature du curriculum en Information-documentation est somme toute encore très restreinte. Ajoutons que, bien souvent, elle ne livre que des généralités et des exhortations, lesquelles, même si elles sont argumentées dans un sens axiologique et politique, n’apportent pas leur lot de précisions formelles et de propositions concrètes. Du coup, la partie émergeante, visible, celle que l’on a trop montrée ou celle qu’on a trop voulu y trouver, s’apparente à une approche centrée sur les concepts. Elle prête par conséquent très facilement le flanc à la critique qui ne veut voir là que l’expression exclusive d’un ‘modèle centré sur une démarche transmissive'2.

N’est-ce pas par là, pourtant, qu’il fallait commencer pour dégager l’Information-documentation de la gangue procédurale qui la maintenait au rang de méthode auxiliaire des disciplines, à l’heure même où des recommandations internationales attirent l’attention de tous sur l’urgence de l’accès à la culture de l’information ? Toujours est-il que cette stratégie d’élucidation de la matière conceptuelle de l’Information-documentation semble avoir pour conséquence de créer et d’entretenir la confusion, pour de nombreux acteurs, entre inventaire des concepts, pédagogie frontale et curriculum. Faut-il rappeler que, du point de vue de la didactique que nous défendons, les concepts n’ont d’intérêt, et surtout de réalité, que lorsqu’ils sont mobilisés en tant qu’outils opératoires pour résoudre des problèmes informationnels dans des problématiques et des contextes particuliers. Ils doivent donc être pensés en même temps que les situations qui leur donnent sens et en prenant compte des déjà là cognitifs des élèves, en termes de représentations et de pratiques informelles. Ce n’est qu’au travers d’une approche intégrative de l’élucidation des savoirs scolaires de l’Information-documentation, ainsi que de la constitution d’une démarche pédagogique originale en favorisant l’enseignement que le curriculum doit être abordé. Il reste ainsi aux promoteurs de l’idée curriculaire la tâche de communiquer mieux et davantage, en direction notamment des acteurs du terrain.

Des causes structurelles

Deuxièmement, la réception « simplifiée » que fait la profession du curriculum tient au fait qu’elle ne peut agir sur le plan structurel, tout en souffrant des fortes contraintes organisationnelles qui lui sont imposées. Le groupe de Nice Ouest-Cagnes en dresse d’ailleurs un constat lucide en quelques mots : l’impossibilité d’assurer des formations à chaque niveau fait que les élèves arrivés en 3ème et 2nde « n’ont pas gardé un grand souvenir » des formations reçues en 6ème ; le déséquilibre quantitatif du rapport professeurs-documentalistes/élèves fait qu’il est impossible de suivre et d’évaluer chaque élève ; l’absence d’enseignement spécifique institutionnalisé oblige à quémander des heures auprès des collègues de disciplines et oblige à réduire, « raisonnablement » s’entend, ses exigences pédagogiques.

Répétons-le, le curriculum est de la responsabilité de l’institution. Il engage l’organisation complète d’un enseignement sur tout ou partie du cursus de l’élève. Il assure le bon déroulement des apprentissages ainsi que leur validation sociale par le biais de l’évaluation. Dès lors, privée des moyens de ses ambitions éducatives, comment ne pas comprendre que la profession réagit en « poussant » du bas vers le haut des « curricula » par le biais des seules prises qui semblent à sa portée : les contenus (mais encore insuffisamment mûris), les progressions (mais sans certitude aucune de leur réalisation) et l’évaluation (mais dans un déni de la culture scolaire qui fait honte à notre profession). Cela dit, la profession n’a jamais eu d’autres possibilités, pour avancer, que de montrer ce qu’elle est capable de faire au bénéfice des élèves.

Des raisons identitaires

Troisièmement, enfin, la profession semble vouloir s’emparer de l’outil « curriculum » comme d’un levier pour exprimer et conforter tout à la fois son identité enseignante. Projetant ainsi sur la notion ce qu’elle entend y trouver pour assurer ses fins, elle a tendance à insister sur ce qui lui manquerait le plus, à savoir des contenus déclaratifs structurés et définis en regard d’une science légitimante. Dès lors, le document de référence peut être ce numéro de Médiadoc de mars 2007, perçu à juste titre comme le levain conceptuel d’une matière prête à se développer. Porteur de la légitimité enseignante, ce document n’est-il pas, qui plus est, réalisé par l’association professionnelle qui construit et promeut l’identité pédagogique des responsables des CDI ? La liste de notions qu’il contient, pour embryonnaire qu’elle soit, devient cependant la seule partie visible de l’insaisissable objet « curriculum » et finit par se confondre avec lui.

Qu’importe ! puisqu’il peut permettre à la profession de se souder autour de référents communs et stables, d’un langage enfin en voie de rationalisation et d’une culture pédagogique commune. C’est ce à quoi travaillent les groupes de bassin, saisis comme autant de structures, de moments et de lieux d’auto-formation continue.

Conclusion

L’appropriation professionnelle de l’outil curriculum engage, on le voit bien, des rapports complexes à différents endroits : avec les partenaires que sont les chercheurs, avec l’institution et avec l’image identitaire du corps des professeurs-documentalistes. Cela dit, ces travaux sont importants, et ce pour trois raisons. Ils sont importants parce qu’ils fondent, nous venons de le voir, une culture commune et qu’ils participent à la formation continue. Ils sont encore importants parce qu’ils révèlent à la communauté éducative locale ou nationale, ainsi qu’à l’institution, la consistance, en progression, de la matière info-documentaire et qu’ils anticipent par là même la concrétisation possible d’un enseignement, quelles que soient ses modalités. Il sont enfin importants, en tant que chantier praxéologique (la réflexion sur l’action), parce qu’ils interpellent la communauté scientifique et lui rappellent que la didactique de l’Information-documentation nécessite un dialogue approfondi, attentif et continu entre les chercheurs et les professeurs-documentalistes.

Ainsi, les petits ruisseaux feront-ils une grande rivière ?...


Appel : Dans quelles autres académies des chantiers de cette nature sont-ils prévus ou en cours ? Merci de bien vouloir me contacter afin de m'informer des projets curriculaires prévus ou en cours.

N.B. : Pour mieux connaître la notion de curriculum :


Pour commencer à se mettre au travail :


  1. Duplessis Pascal et Serres Alexandre. Une nouvelle étape vers une didactique de l’information ?. In Les savoirs scolaires en information-documentation : 7 notions organisatrices, Médiadoc, mars 2007. p. 5-9 

  2. Maury Yolande et Liquète Vincent. Culture de l’information, culture de l’autonomie. FADBEN. Culture de l’information : des pratiques… aux savoirs. 8ème congrès des enseignants documentalistes de l’Education nationale. Lyon, 28-29-30 mars 2008. Nathan, 2009. p. 61-69 


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