L'aède et la circulaire : apologue

Quand l'actualité d'une circulaire nous impose de savoir qui nous sommes et ce que nous voulons faire de nous-même, on peut avoir recours à la sagesse des anciens. Et si les professeurs documentalistes s'identifiaient à un héros grec ? (En toute modestie)

Télémaque dirigea son regard vers le visage de son père. Le fils de Laërte semblait enfermé en lui-même. À cet instant précis, les plis soucieux et fatigués de son front semblaient de marbre, plus que jamais l'homme illustre, le vagabond de l'Égée, personnifiait son destin fatal, il était à lui-même sa propre statue. Les prétendants gisaient à ses pieds inertes et lui seul se dressait. Ithaque retrouvait un roi.

  • Mon fils il est temps de rassurer le peuple inquiet. Envoie des messagers annoncer que je suis de retour et que le roi est de nouveau souverain en son royaume d'Ithaque.

    Le fils ne bougeait pas. L'écho de l'ordre résonnait dans les salles de la grande demeure. Ulysse ressentit, sans que cela affecte réellement sa conscience, une modification de l'espace autour de lui. L'air alentour semblait s'être subtilement condensé. Le rusé Ulysse pouvait presque concrètement « sentir » le regard de Télémaque posé sur lui. Il lui parut alors impossible de nier cette évidence : son fils avait prit la parole.

    « Père, le peuple attendra son roi, il a tant attendu et depuis si longtemps. Certes, il réclame son guide mais tu n'es qu'un roi et les rois passent et se ressemblent souvent. Je souhaiterais plutôt te parler de mon Père. Ma mère, Pénélope, me conta jadis, alors que je n'étais qu'un enfant, les exploits d'un homme sage et bon que les Dieux n'effrayaient pas et qui dominait les autres hommes, parlait d'égal à égal avec les rois. Je gardais longtemps cette image et j'en fus d'abord empli d'orgueil. Plus tard, il arriva un phénomène que je ne m'explique pas. Cet Ulysse qu'on évoquait encore autour de moi avec infiniment de respect me parut définitivement perdu pour son fils. Il ne me restait dès lors pour grandir que cette absence comme compagnon. Tu m'avais bel et bien abandonné. J'écoutais, j'observais, j'appris. Quelques jours avant ton retour je me retournais sur moi-même et l'image que je vis me surprit : étais-je un autre toi ? A présent je savais.

  • Que faut-il que je comprenne ? Mon retour serait donc vain ? Je n'aurais aujourd'hui plus rien à transmettre à ma descendance. Oublies-tu que je vainquis les Troyens et le grand Hector, que je bravais les Dieux et leurs envoyés pendant dix ans ? Les armes qui remplissent aujourd'hui mes sacs brillent d'un éclat que tu n'envisages même pas ; le fil de ces épées est d'une telle finesse et robustesse que toutes les lames autour de moi me font l'effet de jouets pour enfants. Aide-moi à les distribuer au bon peuple d'Ithaque !

  • Père, voilà ce que seul j'ai appris. Je sais que l'arme n'est rien sans le guerrier, que la flèche manque sa cible sans l'œil qui a visé, que l'épée est bien lourde et inexperte sans le poignet qui la manie. Tu combattais ? Peut-être. De mon côté je ne restais pas inactif, mon combat c'était vivre sans toi et apprendre. Je suis le seul à pouvoir te dire que tes sujets ne sont pas des hoplites exercés au maniement de tes armes nouvelles.

    • Fils, ce que j'appris sur les glorieux rivages de Troie en compagnie des braves Achéens, c'est que les enfants respectent et écoutent leurs pères.

    • Père, les forêts moins célèbres de la douce Ithaque ont connu mon errance solitaire quand les pierres de ton royaume restaient muettes à mes suppliques et ne disaient que ta vacance. C'est au cours de ces jours éplorés que je découvris cette simple vérité : un jour les fils deviennent les pères de leurs pères.

    • Tu n 'as donc plus besoin de mes conseils ?

    • Tes réponses ne peuvent plus être les miennes.

    • Télémaque, je comprends tout à coup le sens de ces trop longues années passées loin de toi. Je les croyais perdues et cette odyssée sans but. Il fallait sans doute que je m'éloigne pour que tu croisses et t'épanouisses. Je reviens à présent, je découvre qu'Ithaque a déjà un nouveau roi et que je le méconnais.

    • Père, à présent envoyons ensemble les messagers célébrer ton retour et ta nouvelle sagesse.