"Bas les masques" ou comment on tente de "reprofiler" une profession sans décision réglementaire !

Ayant suivi l'actualité de notre profession, j'ai eu des échos assez précis des Rencontres SavoirsCDI de Rennes. Donc, je ne m'étonne pas du contenu de l’article de Pascal Duplessis dont je partage l'analyse. Je viens de rendre la 3ème édition de mon ouvrage sur les CDI, édition refondue et réécrite presque entièrement, qui paraîtra en février prochain. J'y développe (et dénonce) la même logique d'une stratégie volontaire, discrètement et habilement menée depuis 2004 et dont la cohérence prend son sens avec les projets de Learning centres, que j’ai appelée la "stratégie du Petit Poucet", les cailloux ayant été listés par Pascal.

Fidèle à ma ligne de conduite de mon expérience FADBEN et à mon attachement à convaincre par la raison et en argumentant, j'ai longtemps accepté de dialoguer avec J.-L. Durpaire, en défendant notre mandat enseignant, mais en pensant faire évoluer sa vision des choses, l’expérience du terrain, les recherches et expérimentations y aidant. J’ai collaboré à la rédaction, avec quelques uns, des nouvelles épreuves du CAPES. Les tensions autour des « non concernés » en 2008 avaient été « noyées » dans l’urgence de la mastérisation et du nouveau concours, mais après l’épisode du projet de circulaire modifié qui avait donné lieu à un échange « franc », est arrivé en mars dernier le séminaire ESEN sur les Learning centres.

Sa structuration verrouillée : tables rondes avec des Inspecteurs généraux de disciplines exprimant les besoins des disciplines, sans professeurs documentalistes du terrain, sauf un collègue qui ne travaille pas spécialement dans un CDI « lambda », le pilotage par les IA-IPR des ateliers, dont un seul était consacré à la formation, confirmait une opération descendante d’information vers les académies pour démultiplier le discours officiel vers le terrain. De plus les échos que j’ai eus par diverses sources croisées concernant les observations ou questions de certains participants, montraient qu’elle dérangeaient, agaçaient et donnaient lieu à des réponses quelque fois cassantes. Ces éléments m’ont amenée à cesser ces discussions (et même tout contact) ne voulant plus les voir exploitées comme une sorte de concertation « caution » à un projet dévoilé progressivement et devenu intolérable dans sa mise en cohérence récente. En outre, le constat que toute autre pensée que la "doxa" était contrée de manière de plus en plus abrupte, frôlant par moments une forme de censure, voire d’auto censure chez ceux qui ne pensaient pas dans la ligne officielle, rendait inutile le maintien d’un dialogue respectant les points de vue même divergents dans le débat.

On ne peut donc me taxer d’opposante systématique pour balayer mes propos d’une phrase dédaigneuse. Et je répète que je partage l'analyse de Pascal.

Simplement, je souhaite préciser, mais c’est là le privilège des témoins directs, que la mission pédagogique restait au centre de la réflexion de Guy Pouzard et que le concept de politique documentaire avait été introduit pour obliger les établissements à mettre la question documentaire à l'ordre du jour du CA au moins une fois par an, en s’appuyant sur le concept utilisé en BU. Je peux l’attester, ayant largement participé (comme Claude Morizio) à la rédaction du document qui devait après la réforme du CAPES de 2000, et la mise en débat du texte (d’où sa publication sur Savoirscdi), être suivi par la parution d’une circulaire de mission "pédagogique", déjà esquissée dans ses grandes lignes. D'ailleurs, dans la troisième partie (le document est encore en ligne) est listé ce que l'enseignant documentaliste doit faire et on peut facilement en déduire sa fonction pédagogique directe et les objectifs de formation élèves, même si la rédaction ne les cite pas. En outre, la conclusion précise bien que la vision proposée, est conditionnée à une réflexion plus globale sur le métier et ne peut s’effectuer sans moyens. Les élections de 2002 ont interrompu le processus. La reprise du concept en 2004 a été faite dans un objectif tout à fait différent. Je voulais apporter ces précisions qui ne sont pas de simples détails.

Parcourir l'histoire des CDI (et je l'ai encore refait récemment), c’est se rappeler que le CAPES fut une décision politique imposée par Lionel Jospin :

  • à une Inspection générale qui n'en voulait pas et qui a fait échouer (n’en citons pas les responsables, chacun les connaît) aussi le groupe de travail de 1996 (mais a entraîné la rédaction du référentiel FADBEN)
  • à une direction pédagogique restée à l'écart d'une négociation se passant entre Matignon (Yvon Robert), le cabinet de L. Jospin (Luc Soubré, son conseiller) et Pierre Dasté, Directeur des personnels enseignants, puisqu’il s’agissait d’une affaire statutaire
  • au CNDP qui voyait échapper à son influence, des « terminaux » naturels de réseau (les CDI) et des personnels « formés » jusque là par eux et désormais en IUFM.

Ce "triangle des Bermudes" de la documentation, comme je le surnommais, a fait ce qu'il pouvait (à l’exception de Bernard Toulemonde président du jury et DESCO au moment des TPE et de Guy Pouzard déjà cité) pour demeurer au mieux, dans une forme d'inertie, sinon d'opposition larvée voire plus assumée par périodes, au gré des Ministres successifs. Depuis 2004, l'Inspection générale Vie scolaire a été "convertie" à la position défendue par Jean Louis Durpaire Président du jury du CAPES externe et troisième concours1. La DGESCO aussi, qui n’a jamais eu une pensée originale dans ce domaine, sinon faussée quant au travail réel fait sur le terrain qu’elle ne fréquente jamais. Quant au CNDP, il avait déjà manifesté depuis quelques années la volonté de reprendre un rôle direct de tutelle et de formation aux TICE et au concept de politique documentaire auprès des professeurs documentalistes (dès le séminaire de Versailles sur les politiques documentaires en mai 2000).

Le « triangle » s'est aujourd'hui reformé et a repris vigueur. Les réformes, l'harmonisation européenne, la RGPP (grande moissonneuse d'économies budgétaires) et la nostalgie du bon vieux temps où les adjoints d'enseignement documentalistes bibliothécaires étaient dans la vie scolaire, ont convergé pour le souder à nouveau.
Ce contexte et les coûts de la mise en place d'une vraie formation progressive pour tous ont permis de tenter de marginaliser ces « enquiquineurs » qui se prennent pour des enseignants alors que ceux des disciplines sont tout désignés, naturellement, par leur motivation et leur formation bien sûr, à prendre en charge le cœur de métier que notre statut spécifique justifie (autant que les recherches actuelles, qui prennent corps et sont reconnues par les universitaires faisant autorité notamment en Sciences de l’information et de la communication et Sciences de l’éducation, et au delà du cadre national).

II y a eu en somme une forme de "hold up" sur notre mission, pour laquelle nous avons compétence par notre activité et notre statut, au profit de collègues qui ne l'ont pas demandé, ne sont pas formés et qui, légitimement, ne peuvent travailler les compétences info-documentaires que de leur point de vue didactique disciplinaire, s’ils en ont le temps et l’envie.

Considérant que « le dire, c'est le faire » (ça s'appelle un discours performatif ), l’institution n’hésite pas, pour autant, à nous traiter, de farfelus ou utopistes dans nos revendications, mais son projet (comme celui de faire créer par les professeurs des tutoriels, et cours en ligne pour que les élèves travaillent en autonomie ou avec l'appui de personnels peu "identifiés" en LC) est largement aussi utopique que le nôtre, mais surtout, beaucoup plus malhonnête vis à vis des élèves en difficulté, voire moyens.

On va même jusqu'à dire que le problème des compétences documentaires est réglé, que la dévolution aux disciplines est actée et que le rideau est tiré sur la prétention à une intervention directe des professeurs documentalistes. Et ils devraient, en somme, être bien contents qu'on les "rebascule" hors du champ "sacré de la classe " où ils avaient eu l'audace de s' aventurer à égalité avec les vrais professeurs, vers le "hors la classe ", la vie scolaire, dont ils avaient osé sortir pour s'articuler à l'action d'enseignement à parité et non en tant que fonction d'appui logistique. Il y a aussi un « périphérique virtuel » pour les professeurs documentalistes à ne pas franchir. L'ordre naturel est ainsi rétabli dans ce scénario. Circulez, il n'y a plus rien à voir ! et comme au bonneteau, vous n’avez pas vu changer la balle de place. On vous a agité une main apparemment ouverte, pour mieux dissimuler l’autre qui faisait étau. Vieux procédé mais qui fait toujours la fortune des prestidigitateurs !

A nous, l'accompagnement, et le "guichet", fonction évoquée dès 2008, pour gérer l'accès aux ressources numériques des ENT et des LC.
Mais où est donc passée la médiation pédagogique ? On l'a perdue au passage ! envolée en fumée. D’ailleurs, on n'en a plus besoin. Car il existe, c'est bien connu, une percolation magique, elle aussi, entre l'écran et le cerveau qui distille non de l’information à traiter mais du savoir tout prêt à consommer. D’ailleurs, c’est ce que les élèves souhaitent et comme il faut partir de leurs besoins… Comme disaient certains « anciens », « il n’y aura que la fin de triste » pour les élèves d’abord, dindons de la farce en terme d’apprentissage, promis par le titre même de l’espace.

Et on l’affirme haut et fort : donner priorité aux outils, les outils qui permettent de se donner une importance et une reconnaissance de compétence technique moderne, moins exigeante que le travail plus ingrat et peu visible (surtout pour les parents /électeurs/citoyens) de construction de dispositifs de formation. Les outils d'abord, même les sujets du concours y sont consacrés : ENT, etc. Car ils sont fascinants, évolutifs et magiques (et moins chers que des salaires à payer), d'autant que ce seront les collectivités (pas franchement consultées) qui mettront la main à la poche.

J'ironise et je raille certes, mais pour contenir ma colère et mon écœurement devant cette imposture organisée et sournoise, aujourd’hui mise au jour dans sa logique cynique, au mépris du respect des élèves et de leurs vrais besoins. C'est cela, le plus choquant. Ainsi cet emballement pour les machines et la technique au détriment de la médiation humaine et du respect des acteurs : élèves, parents et professeurs à qui le concept « d'école numérique » est servi avec un aplomb de bonimenteurs, le plus souvent au service d'intérêts qui n'ont pas grand chose à voir avec le service public d'éducation et de ses valeurs. Une logique libérale dans une économie juteuse de l’information payante, qui est d’ailleurs au cœur du tout dernier dossier du Capes sur « le budget en documentation d’un collège », lequel fait la part belle au tout numérique. Gageons, que l’évocation des Learning centres « sera positivement appréciée » dans le « point de vue personnel » des copies. Et en effet, ce n'est pas le type d’espace qui pose problème, c'est le contexte, l'intention et l'usage qu'on veut en faire.

Les Learning centres, moi aussi je dis, pourquoi pas ? et le schéma de Rouen (j'y ai participé donc je sais qu'il existe, il a été réalisé) que rappelle Pascal dans son article ne fait sens que parce qu'il y a une salle de formation incluse dans le CDI. Le concept de Learning centres ne convient qu’à des usagers bien formés capables de travailler en autonomie. Par qui, comment et quand, la question est posée, mais la réponse ne peut être satisfaisante dans le scénario proposé (qui a, aussi en université, et surtout à terme, un rôle d’économie budgétaire) s’il est inclus dans un environnement pédagogique inchangé et si les pratiques didactiques et pédagogiques des disciplines ne bougent pas. En fait, on fait comme si la présence des LC, comme des ordinateurs et des ressources numériques, entraînera le changement, par magie là encore. On peut douter, que sauf contrainte forte, et encore, les effets sur les pratiques enseignantes seront réels, surtout sans repenser la formation professionnelle des enseignants.

En outre, vanter l’autonomie, c’est tromper les élèves. L'autonomie c'est un processus autant qu'une finalité et un état toujours provisoire à un moment donné qui nécessite un étayage progressif et qui coûte en efforts et en apprentissage. Et que l'on ne nous oppose pas le discours sur les compétences naturelles des « digital natives » et les professeurs dépassés, l’argument a fait long feu.

Nos collègues, souvent peu informés et c’est normal, pris dans l’intensité du quotidien, n'ont peut-être pas conscience que cette stratégie conduit tout droit à la suppression du statut de certifié auquel, quelles que soient les divergences sur la nature de l'action pédagogique et didactique entre nous, ils n'ont pas envie de renoncer. La question aujourd’hui n’est même pas de débattre sur « comment ou quoi enseigner, c’est « garderons-nous un statut d’enseignant ? »

D'ailleurs, la réponse faite à la FADBEN du non à une discipline parce qu'on ne veut pas de cours magistraux en documentation est scandaleuse. On ne fera pas l'injure à l’Inspecteur général J.-L. Durpaire de nier ses convictions "documentaires" (même si elles sont opposées aux nôtres), ni sa veille scrupuleuse sur tout ce qui se dit ou s'écrit sur les sites ou dans les publications imprimées ou électroniques, ni sa faculté - moins scrupuleuse- à détourner les concepts et les mots, ni son activisme en tous lieux pour diffuser son message. Mais au moins devrait-il avoir la décence de ne pas argumenter ainsi, alors qu'il sait parfaitement que les approches didactiques proposées sur ce site par Pascal Duplessis et ses « invités », ou sur d'autres sites comme celui de Rouen, sont fondées sur une approche socio-constructiviste et une didactique qui emprunte à celle des sciences, (chère à mon regretté directeur de laboratoire Jean Pierre Astolfi et à Michel Develay ). Elle est bien éloignée de la transmission magistrale, ici évoquée comme un chiffon rouge pour faire peur aux collègues et masquer les vraies raisons du refus. Il faudrait en finir avec cette ambiguïté et cette caricature, qui confond statut et modèles d’enseignement.

Je crois qu'il est plus que temps de s'indigner mais aussi de combattre ce projet mortifère pour les professeurs documentalistes, qui tiennent à garder leur mission centrale et à contribuer de façon "noble" à la formation des élèves qui leur sont confiés. La circulaire de 1986 est effectivement notre dernier rempart et nous n'avons pas à accepter de voir la profession définie par des textes sans valeur réglementaire (auxquels la référence est plus moins insistante selon les académies d'ailleurs).

J'invite donc les collègues à se mobiliser sachant que la profession n'a avancé que sur des décisions politiques fortes.

En 1973, lorsque Joseph Fontanet a voulu rénover le métier d'enseignant en créant les 10% notamment. Il donna un nouveau nom au SDI devenus les CDI et en fit des outils porteurs des espoirs de la rénovation. Des CDI, dont l'Inspecteur général Georges Tallon définissait la mission essentiellement pédagogique et qui inspira la circulaire de 1977, donnant à leurs responsables mission de contribuer directement ou indirectement à la formation des élèves et de « leur enseigner les méthodes de travail sur documents ». La modernité n’est pas toujours dans le présent !

C'est bien, d'ailleurs, le refus de l’institution de ce genre de formulation qui a fait échouer tous les projets de texte nouveau depuis 1996. Nous sommes bien au cœur du débat.

En 1986, la circulaire de mission élaborée par Yvon Robert reprenait les objectifs encore généraux de formation des élèves mais en les plaçant en priorité, alors que s’esquissait dès 1985 un projet de CAPES.

En 1989, le CAPES était salué par Lionel Jospin « comme symbolisant l’ancrage pédagogique de [notre]profession » et impulsé par la mise en œuvre d’un plan important de créations de postes, réduit drastiquement après 93. Ces responsables institutionnels, cités dans cette évocation, restent dans l’histoire des CDI par leur action positive et innovante. Des échéances politiques approchent. Espérons qu'elles permettront la prise en compte (sans naïveté, car les moyens ne seront pas à l'aune de 1990!) des enjeux sociaux et citoyens dont notre projet est porteur pour nos élèves et de la contribution que nous pouvons y apporter.

On ne perd que les batailles qu'on n'a pas livrées.

2012 est l’année des 40 ans de la FADBEN et du congrès de Paris, et le temps de la retraite pour moi. J'aurais donc du temps pour continuer à me consacrer à la défense de ce mandat, mais il faut aussi que chacun se sente concerné et agisse. Et surtout les jeunes, au delà des difficultés et des désillusions du quotidien. C’est leur avenir et celui de nos élèves qui est en jeu. Comment se résigner ?

Françoise Chapron

A lire entre autres références :

  • Philippe Perrenoud. Quand l'école prétend préparer à la vie. ESF, 2011
  • Professeur documentaliste, un tiers métier. Educagri éditions, 2011
  • Anne Barrére. L'éducation buissonnière, quand les élèves se forment hors de l'école. Armand Colin, 2011
  • Jean Pierre Astolfi. La saveur des Savoirs. ESF, 2008 (clair pour aborder les points centraux qui font référence théorique pour les apprentissages scolaires)

  1. Comme du CAPES interne, situation peu fréquente mais favorable au contrôle de l'ensemble des recrutements.