Référence documentographique

Duplessis Pascal. L'EMI, une « bonne nouvelle » pour les professeurs documentalistes ? Un exemple de conversion sur Docpoursdocs. Les Trois couronnes, fév. 2015.

http://lestroiscouronnes.esmeree.fr/identite-professionnelle/l-emi-une-bonne-nouvelle-pour-les-professeurs-documentalistes-un-exemple-de-conversion-sur-docpoursdocs

L'EMI, une « bonne nouvelle » pour les professeurs documentalistes ? Un exemple de conversion sur Docpoursdocs

Pourquoi réagir aujourd'hui plus qu'hier à un énième article sur le prétendu miracle de la révolution numérique à l'école ? Entre les pages d' Eduscol, les lettres TIC'Edu, les Traam, le MoocdocTice et jusqu'aux Boussoles du numériques et Ludovia, il y a pourtant mille et une occasions de marquer sa distance vis-à-vis de la massive online stratégie de l'institution consistant à précipiter « l'école dans l'ère du numérique », à moins qu'il ne s'agisse de faire entrer – par tous les moyens possibles - l'économie numérique dans l'école. Cette stratégie est le fait d'une institution (pourtant) publique qui semble pressée d'en finir avec le modèle humaniste de l'école française.

Non, c'est un humble article de collègues1 récemment publié sur docpourdocs qui provoque cette réaction et m'incite à appeler à la prudence, au risque de passer en l'occurrence pour retardataire ou technophobe, puisque aujourd'hui, tout discours appelant à prendre le temps de l'examen est qualifié de négatif. La question que pose cet article de docpourdocs s'inscrit bien dans cette réflexion que nous devons avoir, en tant qu'enseignant et en tant que professeur documentaliste, vis à vis des injonctions et des discours hégémoniques relatifs à l'intégration du numérique dans toutes les dimensions de l'école ou à l'implantation de tous les dispositifs, tels l'EMI, dans les programmes. L'article souhaite, par l'exemple, montrer « comment dynamiser les équipes autour de l'EMI ». Cette entreprise semblerait pourtant bien anodine si le secours ainsi prêté au discours officiel ne provenait de professeurs documentalistes, s'il ne s'agissait pas de professeurs documentalistes connus pour leurs travaux en didactique de l'information-documentation, si cet article n'était pas publié dans Docpourdocs et s'il n'était pas question de l'EMI, une « éducation à » qui intéresse particulièrement notre profession.

Depuis près de 15 ans maintenant, nous assistons de la part de la profession à une course sans fin aux dernières « innovations » institutionnelles, comme si de celles-ci, et uniquement de celles-ci dépendait son salut identitaire. A peine sortie du battage de la politique documentaire qui devait lui conférer une expertise technique au-dessus de tout soupçon d'incompétence, tout juste revenue du B2i ou du Socle commun censés lui fournir, sinon des contenus de formation, du moins une certaine légitimité pour former à défaut d'enseigner, et quasiment délivrée, enfin, de l'injonction comminatoire de dissoudre la fonction didactique des CDI dans les fameux 3C, ombre portée des learning centres universitaires, la voilà qui se rue à présent, sans plus de prévention qu'auparavant, vers le tout nouveau miroir aux alouettes que pourrait bien constituer l'EMI.

Comment, après autant d'espoirs déçus, cette profession peut-elle encore s'engouffrer à corps perdu dans le premier ascenseur qui lui promet la lune pour destination ? Pourtant, l'EMI, si tant est qu'elle se soit encore suffisamment dévoilée pour qu'on en perçoive bien les traits, ne lui promet pour l'heure que la transversalité la plus large alors même que la profession œuvre à la construction de sa didactique. L'EMI n'offre qu'une inclination vers le support (le numérique) alors qu'elle rêve, cette profession, de transmettre des contenus (information et média). L'EMI, enfin, et au mieux, ne lui garantit que de devenir son maître d’œuvre, sa coordinatrice ou sa référente alors qu'elle aspire à devenir enseignante dans les actes et en responsabilité devant élèves.

La représentation que nous donne à voir l'article de Docpourdocs, ne dépeint pas autre chose. On y relève certaines hésitations épistémologiques, on y perçoit l'emprise des discours dominants à propos de la fée numérique et on y regrette la posture acceptée d'animateur EMI sous l'autorité bienveillante d'un chef d'établissement sans doute bien heureux d'observer comment ces injonctions sont prises à la lettre sans plus de questionnement.

L'EMI : un concept non encore stabilisé et source de confusions

Le concept d'EMI à la française n'est pour l'heure qu'une enveloppe à peine ouverte dans laquelle chacun s'efforce de lire les nouvelles qu'il attend. De quoi dispose-t-on sinon de quelques pages généralistes d'EDUSCOL, d'une conférence inaugurale recherchant, outre la caution scientifique, le consensus autour de l'idée sans cesse remixée de la rénovation pédagogique placée sous les bons auspices du numérique, d'un livret CLEMI recyclant ses pages émérites dédiées à l'éducation au médias (EAM) et de quelques effets d'annonce ici ou là ? Si la loi d'orientation de 2013 et son décret sur le référentiel métier1 ne laissent aucun doute sur sa réalité, ils ne donnent pour autant aucune précision sur son contenu, son évaluation et ses modalités de réalisation. Il en est de même dans le projet de Socle commun qui se borne à évoquer, de manière d'ailleurs très minorée, de banals « ateliers d'éducation aux médias et à l'information » au rang des « champs d'activités » correspondants aux objectifs du domaine 1 consacré aux langages pour penser et communiquer2. Le récent rapport de l'ANR Translit et de Cost sur les « Politiques d'éducation aux médias et à l'information en France (2013) »3, s'il intéresse parce qu'il dresse l'état des lieux du CLEMI et de l'EAM, n'apporte absolument rien de nouveau sur les contenus ou l'organisation de l'EMI.

L'article de Docpourdocs est ainsi contraint à ne pouvoir donner comme base de légitimité à sa réflexion que l'habituel texte de référence que constitue le rapport international de l'UNESCO relatif à « L'éducation aux médias et à l'information : programme de formation pour les enseignants » (2011)4.

Si les contenus de l'EMI ne sont pas encore dévoilés (la brochure du CLEMI dans sa dernière édition 2014-20155 ne propose encore que son référentiel de compétences EAM), ses modalités de transmission ne le sont pas non plus. Au moins sait-on qu'il s'agit d'une « éducation à » de plus, dans le prolongement de l'éducation aux médias (EAM) et de l'éducation à l'information (EAI). Qu'à cela ne tienne, les auteures de l'article évoquent une « nouvelle discipline scolaire en construction » et lui attribuent même un corpus de notions (où « collaboration » et « partage », nous semble-t-il, font d'ailleurs figures d'intruses) emprunté pour l'occasion à l'information-documentation. Paradoxalement, elles ne cessent de rappeler la transversalité de leur projet. Cette contradiction entre des fronts aussi renversés que la logique disciplinaire et la logique transversale témoigne bien d'un manque de clarté entre les limites des différentes matrices disciplinaires de l'information-documentation (méthodologie, médiation, culture de l'information) et leur corollaire statutaire (formateur, médiateur, professeur). L'oscillation observée entre les différentes appellations de l'information-documentation utilisées par les enseignants documentalistes reflète parfaitement ce trouble, il est vrai entretenu par l'institution : IRD pour initiation à la recherche documentaire, CDI, AP, Documentation, information-documentation et, depuis peu, EMI ou même, comme dans le cas présent, Culture(s) numérique(s).

Brouillage entre EMI et culture numérique

Au-delà de l'étiquette choisie, une autre confusion, un autre brouillage apparaît ici à propos des contenus épistémologiques en jeu dans les formations. Ainsi cet article qui titre sur l'EMI mais consacre majoritairement sa réflexion aux contenus d'une culture numérique et à sa mise en place « distribuée » au collège.

Le terme « numérique » apparaît 31 fois dans cet article de quatre pages. Le premier chapitre s'intéresse ainsi à l'évaluation des apprentissages « en lien avec le numérique qui se font déjà dans l'établissement » et présente l'exemple d'un « parcours de culture numérique ». On y apprend que le choix de cette appellation tient d'avantage à une décision du principal du collège qu'à sa nature épistémologique, au motif d'une meilleure compréhension de publics sans doute sensibles à l'air du temps. Le deuxième chapitre place quant à lui « le numérique au cœur du projet pédagogique » (qu'est-ce que cela signifie que de mettre le numérique, un média support, au « cœur » d'un projet pédagogique ?) Le troisième chapitre est entièrement centré sur le management d'une équipe de professeurs de discipline attirée par « une nouvelle manière d'enseigner par et avec le numérique » dans le but de permettre aux élèves de devenir « de vrais acteurs du numérique ».

Ce brouillage entre EMI et culture numérique, dont cet article est un exemple parmi des centaines d'autres, est entretenu par les discours officiels porteurs de cette confusion. Ainsi la conférence nationale inaugurale sur l'EMI, co-présidée par l'IGEN Jean-Louis Durpaire (co-auteur de plusieurs rapports sur l'intégration du numérique à l'école dont celui sur le développement de la filière industrielle du numérique éducatif 6) et, notons-le, par Eric Bruillard, chercheur spécialiste des questions de conception et d'usage des technologies issues de l'informatique dans l'éducation, était-elle intitulée « Cultures numériques : éducation aux médias et à l'information ». Est-ce à dire que, en France, l'EMI serait synonyme de culture numérique, fut-elle au pluriel ? Nombreux sont les discours et les rapports institutionnels insistant sur cette culture numérique, autrement nommée « littératie numérique » par le Conseil national du numérique (CNNum) dans son récent rapport « Jules Ferry 3.0 »7, et la plaçant au premier plan des préoccupations, loin devant les cultures médiatique et informationnelle.

Les trois cultures de l'information

Pour autant, et les enseignants documentalistes devraient bien le savoir, l'idée translittéracique (processus de convergence intégrée des cultures informationnelle, médiatique et numérique) est fondée sur la reconnaissance des trois catégories épistémiques que sont l' info knowledge (scientifique et technique, documentaire et de vulgarisation), l'info news (journalistique, médiatique) et l'info data (données informatiques). Si l'information-documentation relève à l'origine de l' info knowledge, il est apparu bien vite que l'enseignant documentaliste devait compter l'info news parmi ses objets d'étude et d'enseignement, bien qu'il ait, sans considération épistémologique suffisante du bien fondé de cette double approche, laissé l'EAM au CLEMI et à sa logique entièrement transversale. Quant à l'info data, bien que la dimension informatique (codage, programmation), ne lui revienne pas directement, il reste attaché à la construction par les élèves de la distinction entre l'information digitale, traitée de manière quantitative par les ordinateurs, et l'information sociale (knowledge, news) véhiculant du sens. Il ne peut non plus se désintéresser du contexte majoritairement numérique dans lequel évolue aujourd'hui l'information, le document et le média. C'est dire si l'information-documentation articule, combine et intègre, au moins depuis la naissance du web, les trois dimensions aujourd'hui subsumées par l'EMI, cette transposition du concept de translittératie dans l’Éducation nationale.

Faudrait-il donc, pour se rendre plus lisible - mais a-t-on jamais véritablement essayé de l'être en mettant en avant sa matière : l'information-documentation - changer d'appellation soit au profit de l'EMI, alors que celle-ci n'est pas encore stabilisée, soit au profit de la culture numérique, alors que celle-ci réduit sa portée à la simple dimension technologique de support, de données et d'outil ? Divina Frau-Meigs, mentor de l'expérimentation présentée dans l'article de Docpourdocs, ne rappelle-t-elle pas régulièrement que «  l’éducation aux médias et à l’information n’est pas soluble dans le numérique »8 ?

Pour en revenir à l'article sur lequel s'appuie cette réflexion, force est de constater que les contenus d’enseignement évoqués et étiquetés EMI ou culture numérique se réclament de fait strictement de l'information-documentation, de même que les activités pédagogiques citées en exemples qui traitent des réseaux sociaux, de l'étude de la presse et des médias ou de l'identité numérique. Parfois, peut-on lire dans cet article, « les professeurs de discipline font de l'EMI sans le savoir ». On se demandera de la même manière si, parfois, les professeurs documentalistes ne feraient pas de l'information-documentation sans le savoir non plus, ou pire, en prétendant ne pas le savoir.

Les professeurs documentalistes à nouveau instrumentalisés : une stratégie en 3 étapes.

L'article de Docpourdocs offre un exemple classique d'une stratégie qui a pour conséquence le dévoiement de la mission pédagogique du professeur documentaliste. L'objet porteur de changement, ici le numérique, est survalorisé à l'excès. Excès qui, loin de susciter le moindre doute, semble au contraire galvaniser ses adeptes qui reprennent en cœur les éléments de langage et les accents prophétiques. Deuxième étape : la lumière de cette révélation se fait si aveuglante qu'elle permet d'éclipser l'existant, à savoir la culture de l'information, et de lui substituer un nouveau pseudo-paradigme, d'abord appelé EMI, mais en réalité véritable « éducation au numérique ». L'avantage de cet escamotage est de rendre évident pour tous le passage à la transversalité sous l'habit de « compétence distribuée » entre les disciplines, réduisant du coup toute velléité d’enseignement spécifique. La dernière étape consiste à présenter comme une métamorphose positive la posture de maître d’œuvre de professeur documentaliste, celui-là même à qui l'on demande d'organiser sa propre disparition en tant qu'enseignant.

Etape 1 : L'évangile du numérique

Qui ne voudrait pas, comme l'annoncent les auteures de l'article, « passer dans la posture d'un enseignant créateur » ? Ce nouvel enseignant est paré de toutes les vertus citoyennes et morales. Parmi celles-ci, la vertu cardinale semble être le partage (10 occurrences), et l'envie de partager et d'échanger. On partage ses réussites, on partage du temps, des compétences, des expériences, des productions, des idées, des informations, des outils et des séances mais aussi des repas (dans la salle informatique). Ce chemin partagé vers la lumière, comme toute entreprise de conversion, ne va pas sans questionnements ni doutes, que l'on partage également. Le discours se fait d'ailleurs quelquefois sur le ton du prêche : « je viens, je partage , je prends et peut-être que je donne. » Voici donc les lendemains promis à ceux qui entrent dans l'ère numérique, dans laquelle la notion de partage est présentée comme une « idée forte pour une culture numérique de demain ».

Le sème de la nouveauté est, on s'en doute, largement mobilisé. Nouvelle discipline, nouvelles envies, nouvelle dynamique, nouvel état d'esprit, nouvelle manière d'enseigner (« par et avec le numérique »), nouvelles séances et nouveaux apprentissages. Il s'agit bien de faire rupture avec une ancienne posture d'enseignant, peu enviable si l'on en juge par la peinture qui en est faite en creux. Le nouvel enseignant, lui, qui a été capable de « franchir le cap » et de vaincre ses réticences, est « créateur », il vient chercher du « travailler ensemble », il « co-construit », c'est un expérimentateur et un explorateur. Il se montre « motivé, curieux, souhaite travailler en équipe de façon formalisée et prêt à s'investir dans une temps d'auto-formation », il se distingue des autres par ses envies, envie de partager, envie de réflexion commune, envie d'explorer d'autres pistes. Mais il est surtout dynamique ! Inscrit dans une nouvelle dynamique pédagogique, une dynamique de recherche, il redynamise par son action le travail et la réflexion. La dynamique, avec ses 7 occurrences, est un élément de langage permettant la valorisation des acteurs par la distance qu'elle crée avec le reste de l'équipe pédagogique « réticente », saisie dès lors en creux comme sans énergie, abattue et apathique, ces principaux antonymes du dynamisme.

Parallèlement, une terminologie moderne envahit le discours, démontrant que l'on accède à un monde inédit et enchanté. On œuvre ainsi à l'intérieur d'un « pédagolab », on met en commun des « compétences distribuées », on ouvre une « twitclasse » pour « vivre ensemble dans un monde connecté sur le web », le tout autour de cette idée d' « empowerment » et de construction d'un « savoir devenir »...

Cette exhortation à entrer dans l'ère du numérique est un leit motiv du discours institutionnel, lequel n'a pas attendu la loi d'orientation de 2013 pour se faire entendre, mais qui prend depuis des accents laudatifs et patriotiques inédits. « L'enseignement numérique : une nécessité urgente pour la France ! » claironne par exemple Jean-Louis Durpaire en janvier 20149.

La déclinaison à l'échelle de l'établissement est bien évidemment attendue, et les sites comme Eduscol mettent en exergue toutes les expériences locales, présentées comme les avant-postes de la nouvelle ère. L'exemple de l'article de Docpourdocs est représentatif à cet égard : une équipe de pionniers visionnaires se vit comme une petite secte d'initiés promis à la grande conversion nationale. Dans les catacombes d'un pédagolab, ils se réunissent « tous les 15 jours sur le temps du repas en salle informatique [le temple du numérique !] avec [leurs] plateaux repas » pour partager nourritures terrestres et pédagogiques, réflexions et doutes, car il ne saurait y avoir de véritable foi qui ne soit agitée de temps à autre par le doute. La « bonne nouvelle » ( evangelium ) est ainsi diffusée depuis un blog appelé EMITHEO (sic).

Étape 2 : L'EMI, alias « culture numérique », occulte la culture de l'information

La deuxième étape consiste à investir le concept innovant, l'EMI, de tous les contenus et de toutes les valeurs dont on veut bien le remplir et le parer. Peu à peu présenté comme l'équivalente d'une culture numérique qui doit imprégner les pratiques pédagogiques, les comportements des acteurs et l'horizon des apprentissages des élèves destinés à être « de vrais acteurs du numérique », l'EMI trouve sa légitimité et sa place dans l'offre qu'elle apporte au regard d' « une focale info-documentaire centrée qui n'ouvrirait pas suffisamment selon nous à la dimension sociale et éthique de l'EMI ». Ici, les auteures cherchent à imposer l'EMI, chargée des valeurs et des richesses de la culture numérique, comme contrepartie à une information-documentation réduite à la dimension méthodologique de ses origines. Il semble que ces collègues soient passées directement de l'âge de pierre de la recherche documentaire à l'âge numérique de l'information, ce qui expliquerait cette fascination dénuée de critique. Ainsi pensent-elles que ce qui fonde la primauté de l'EMI sur l'existant en matière d'information-documentation est une réflexion inédite sur des notions telles que la présence numérique, les nouveaux médias, l'indexation, les licences encadrant la publication des œuvres ou l'économie de l'attention.

Ainsi la culture de l'information, grande absente de cet article, n'est jamais nommée ni identifiée, alors que la « culture numérique » l'est à 11 reprises. Ce phénomène de recouvrement d'un concept par un autre, qu'il soit ou non assumé, participe bien évidemment d'une stratégie ordonnée. De la même manière que le PACIFI (2010) de l'IGEN Durpaire occultait le véritable champ de la culture de l'information en employant systématiquement l'expression pour désigner autre chose, à savoir la maîtrise de l'information ( information literacy ), nous assistons aujourd'hui à la substitution du même concept par celui d'EMI à des fins d'évitement et d'abolition. Dans les deux cas, il s'agit d'occulter sa dimension épistémologique originale pour en faire un contenu et un dispositif d'essence transversale. L'expression de « compétence distribuée » relative à l'EMI montre bien le double parti pris d'un savoir pragmatique, s'agissant du statut, qui serait à partager entre toutes les disciplines, s'agissant des modalités d'enseignement. L'EMI a l'avantage de poser sans ambiguïté cette compétence en tant qu' « éducation à », ce qui lui interdit de facto toute prétention disciplinaire. Et les auteurs de conclure que « l'EMI nous oblige à élargir notre posture de professeures documentalistes ».

Étape 3 : La nouvelle posture du professeur documentaliste

Quelle peut donc être la posture du professeur documentaliste dans une « éducation à » ? Là encore, les auteures de cet article nous livrent des réponses significatives. Le titre même de l'article présente, sous la forme d'une question, la mission attendue d'un professeur documentaliste : « comment dynamiser les équipes autour de l'EMI ? » Trois qualifications de cette mission nous permettent de mieux comprendre.

  • accompagnateur des équipes : il s'agit de « créer un dialogue avec les collègues intéressés pour créer de la cohérence dans l'enseignement et accompagner ceux qui n'osent pas (encore) franchir le cap ». Plus loin, on peut lire « je veille juste à garder une cohérence de l'ensemble » ;
  • référent EMI : « c'est l'occasion de me positionner comme référente sur le sujet » lorsque le chef d'établissement propose d'inscrire le numérique au cœur du projet pédagogique ;
  • coordonnateur : le professeur documentaliste propose un espace de publication pour les enseignants lancés dans le projet : « le professeur documentaliste a alors un rôle de coordonnateur ».

Nous voyons là se déployer une attente proche de celle d'une maîtrise d’œuvre de l'EMI, portée par la profession et certainement en tout point conforme avec l'attente de l'institution. L'expression de « professeur documentaliste maître d’œuvre » est devenue une sorte de stéréotype, apparaissant à chaque nouveau dispositif pédagogique ou éducatif. Nous l'avons observé au sujet du B2i, du PACIFI, de la politique documentaire et de l'expérimentation des 3C. Cette ardeur à gommer l'expertise didactique des enseignants documentalistes et à diluer leurs contenus d'enseignement dans les programmes disciplinaires a marqué la dernière décennie. L'EMI, via un glissement de la culture de l'information vers la culture numérique, y parviendra-t-elle cette fois-ci avec la complicité naïve de la profession ?

Conclusion

La communication de l'institution rencontre quelquefois une écoute favorable de la profession. C'est le cas ici lorsque des professeurs documentalistes relaient avec complaisance le discours d'accompagnement de l'intégration du numérique dans les pratiques pédagogiques, l'assimilation de l'EMI à la culture numérique et, enfin celui de l'enseignant documentaliste facilitateur, maître d’œuvre et VRP de tous les nouveaux dispositifs (AP, B2i, HDA, Socle commun, parcours d'orientation, en attendant l'enseignement de la morale et de l'esprit d'entreprendre). Pour s'assurer de sa loyauté et de son dévouement, il faut en même temps le libérer de contraintes chronophages telles que l'enseignement et élargir le carrefour CDI aux dimensions d'une place ou d'un mall intégrateur de services divers sur l'exemple des learning centres. Mais la stratégie que nous dévoilons ici n'a pas pour but de disqualifier ou de requalifier la mission des professeurs documentalistes. Il ne s'agit là tout au plus qu'un moyen parmi d'autres dans la vaste « stratégie numérique » du M.E.N. pour faire souffler l'économie du numérique à l'intérieur de l'école, dynamiser un marché privé et public créateur de richesses et développer la filière industrielle du numérique éducatif.

Afin de rompre avec cette attitude conformiste, dénuée de tout sens critique à l'égard de la doxa institutionnelle, il faudrait se pencher rapidement sur l'apparition et le développement de l'EMI en France pour en comprendre les enjeux et mieux percevoir le rôle que l'institution tend à faire jouer au professeur documentaliste. Notons que, jusqu'à présent, elle ne prend même pas la peine de nommer celui qui a toujours porté les apprentissages info-documentaires et médiatiques dans des environnements imprimés ou numériques.


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Droit de réponse : Lire la réaction des auteures, Hélène Mulot et Muriel Alayrac, à cet article dans les commentaires de leur billet sur docpourdocs.