Professeur documentaliste, un logiciel libre ?

Après les débats qui ont occupé la liste de diffusion e-doc à la fin de l'année 2011, réfléchissant à l'écriture d'un article sur l'actualité de la profession de professeur documentaliste, ce titre est le premier qui me soit venu à l'esprit. Il m'est apparu toutefois quelque peu risible, peu sérieux, pouvant être suivi de sous-parties pour le moins loufoques : « une profession en version bêta depuis 1986 », « le MEN, une start-up sur le retour », « et la gratuité dans tout cela ? ». Passant davantage de temps sur le contenu de l'article, je constate que le titre, finalement, convient tout à fait, posant la question de la programmation de l'individu professeur documentaliste, dans une liberté souvent revendiquée par la profession. Cette liberté apparaît pour le moins problématique au vu de certains témoignages, les textes qui encadrent nos missions, comme la circulaire de 1986 ou les rapports d'inspection, permettent largement que cette liberté se retourne contre la profession. Les directions actuelles des services d'inspection et, plus globalement, des services administratifs, montrent d'ailleurs qu'ils peuvent s'appliquer sans vergogne à la nouvelle programmation et à la nouvelle rédaction d'un mode d'emploi du professeur documentaliste. Enfin, ce titre pose bien sûr la question des TICE et de leur développement, TICE pour lesquelles le professeur documentaliste pourrait bientôt apparaître seulement comme un vecteur organisateur, au lieu d'en être un acteur pédagogique.

Convaincu de l'importance du développement numérique et de la nécessité d'y accorder une place forte dans les établissements scolaires, je souhaite ici, en m'appuyant sur un certain nombre de textes scientifiques ou administratifs (1), proposer un état des lieux, aussi court que modeste, de mon point de vue, sur les évolutions récentes, sur les orientations parfois malheureusement promises et sur celles que l'on pourrait souhaiter. Je pousserai jusqu'à présenter quelques pistes, pas toujours originales, non seulement pour ne pas m'en tenir à une posture seulement critique et négative, mais surtout pour démontrer que l'optimisme est de rigueur quand on peut espérer que le courage et la volonté s'affirment à l'avenir aux bons endroits.

Bien entendu je ne reprends pas les sous-titres énoncés ci-dessus. Nos problématiques n'étant pas isolées, j'essaierai d'abord de faire un point sur le contexte actuel de l’Éducation nationale, en y observant la place particulière de la profession de professeur documentaliste, avant d'analyser le récent développement des technologies de l'information et de la communication dans l'école et ses conséquences sur nos missions et sur nos pratiques, en abordant l'aspect technique et documentaire avant l'aspect pédagogique de la question.

Note : 1. Très inspiré en particulier par la relecture du rapport Fourgous (Réussir l’école numérique : Rapport de la mission parlementaire de Jean-Michel Fourgous, député des Yvelines, sur la modernisation de l’école par le numérique. Assemblée Nationale, 2009) et par la lecture de OCDE (2011), Regards sur l’éducation 2011 : Les indicateurs de l’OCDE, Éditions OCDE.. Ou encore par la lecture de Karine Aillerie, Pratiques informationnelles informelles des adolescents (14 - 18 ans) sur le Web, déc. 2011, thèse disponible en ligne.

1. Le glissement du pédagogique à l'administratif

La profession exprime quelques craintes quant à un avenir qui semblerait à plusieurs égards incertain. On observe que certaines attributions professionnelles sont remises en question, encore davantage après la publication du rapport Fourgous (2009), et dans l'expression de réorientations, à travers les productions récentes de la DGESCO ou de Jean-Louis Durpaire, sur les sujets du Learning Centre1, de la veille documentaire2, en passant par le discours donné par ailleurs au public sur la profession3 et par les idées rapportées de Jean-Pierre Véran4. Tous ces points ont été analysés sur le site des Trois Couronnes, dans le même temps que Françoise Chapron présentait son point de vue sur la situation actuelle par le même média, avec un discours beaucoup commenté sur la liste de diffusion des professeurs documentalistes e-doc5. Pour autant, ces points de vue ne sont pas sectaires, et la crainte exprimée, partagée par beaucoup, peut se justifier, en regardant notamment du côté des orientations politiques prises récemment l’Éducation nationale.

1.1. Des charges contre l'essence pédagogique de l'enseignement

Il apparaît une tendance politique plus générale à faire fi d'un ensemble de réflexions, en partie pédagogiques, dans un contexte parfois pris pour motif ou subterfuge, d'un point de vue essentiellement économique. La crise devient un prétexte rhétorique de facilité, utilisée pour défendre et renforcer des idées qui la précèdent, ainsi quand il s'agit de diminuer le nombre de fonctionnaires, dont le statut, sur un angle politique libéral, était attaqué avant le coût. Il en va de même lorsqu'il s'agit de développer les outils numériques comme vecteurs pédagogiques au détriment d'autres médiations possibles, humaines et plus coûteuses, alors qu'on pouvait espérer auparavant que les deux médiations iraient de pair, comme il est évident que l'outil numérique a toute sa place dans les établissements scolaires, la profession ne rejetant pas cela, contre ce que pourrait parfois faire penser certains personnels des services de l'inspection.

Nous observons, dans ce contexte, une tendance rigide aux décisions bureaucratiques, avec une économie de moyens qui minimise, par les choix effectués, le rôle des instances nationales de réflexion au profit des instances décisionnelles qui, elles, en viennent à se targuer de compétences scientifiques6, avec l'appui de structures oligarchiques. L'opportunité politique est à la décision autoritaire, avec une assise qui devient particulièrement faible au niveau théorique.

La fatigue du corps enseignant, mais aussi d'autres corps de la fonction publique, vient entre autres du fait que les seules compétences rhétoriques des acteurs des différentes réformes ou des projets en cours ne sont même plus nécessaires, en tout cas sur le niveau spécialisé des services administratifs, comme ces discours ne touchent personne d'autre que les individus directement concernés, qui s'en trouvent simplement insultés dans leur corps, dans leur choix, parfois dans leur vocation même. Ces discours sont encore plus violents quand ils touchent, et cela compte au sujet des professeurs documentalistes, à l'essence des missions éducatives, qui s'appuient quant à elles sur de véritables enjeux pédagogiques. Les arguments déployés pour soutenir certaines destructions du métier sont ainsi perverties par un glissement des enjeux didactiques, d'une politique pédagogique réelle, nécessaire et pourtant peu reconnue, clairement mise à mal dans les récents projets, vers une politique d'équipement surévaluée, souvent surjouée, mise en valeur par une déqualification de l'enseignant, documentaliste ou non, de l'enseignement, au travers d'une politique d'équipement qui existe déjà pourtant et qui peut se développer dans un cadre bien plus rationnel et responsable que celui qu'on nous prépare.

1.2. Une liberté toujours aussi factice

Ces discours des services administratifs, et leurs suites, ont tout de même un impact public dans la vulgarisation qui en est faite, mais sans que la base de la profession puisse véritablement se donner les moyens d'une communication efficace, avec des éléments contradictoires au débat qui n'apparaissent pas dans le discours officiel, malgré l'idée émise par Richard Peirano de développer les publications numériques individuelles pour porter nos pratiques et nos revendications (sur des blogs, sites web)7. Cette communication via Internet, faite par la profession elle-même, tout à fait louable, évidemment indispensable à l'interne, peut amener à cacher le problème véritable, celui de la responsabilité des services d'inspection et des responsables politiques à prendre les décisions les plus justes et les plus à même de répondre aux enjeux contemporains.

Je ne pense pas, par exemple, que l'institution se tourne vers les articles et contributions de bibliothéconomie parce qu'il n'existe pas de discours visibles liés aux apports spécifiques des professeurs documentalistes8. Il paraît a contrario que le contenu de la bibliothéconomie, ou une partie seulement faut-il le souligner, correspond aux orientations présentement défendues par l'inspection, sans véritable reconnaissance institutionnelle des missions pédagogiques scolaires de la profession, esquissée rapidement dans le PACIFI, texte dont la valeur est pour le moins difficile à définir9.

On trouve là le premier problème lié à la liberté parfois défendue pour des avantages sans doute réels en pratique, à savoir qu'elle peut dans le cas présent se retourner contre la profession, dans le sens où les marges de manœuvre permises dans les statuts flous de la profession conduisent l'institution à modeler les contenus comme bon lui semble, selon les conjonctures et les fantasmes, allant même en arguant de l'obsolescence d'une circulaire de 26 ans pour modifier les orientations du métier et se proposer de la remplacer par des textes qui n'ont pas la même valeur légale. On n'oserait pas ce type d'arguments pour des textes de droit bien plus anciens et bien plus importants qui ont, comme la circulaire de mission des professeurs documentalistes, une portée encore tout à fait justifiée, si ce n'est pour remettre ainsi totalement en question l'essence du métier sans parvenir à le faire avec assise, raison et consensus.

1.3. Une assise institutionnelle fragile et mouvante

Les discours varient, c'est un autre problème important, selon les modes, selon de nouvelles orientations qui apparaissent parfois aussi vite qu'elles disparaissent, ce qui paraît d'autant plus incompréhensible, avec des incohérences à mettre à jour entre les différents niveaux éducatifs, jusqu'à ce qu'une décision soit officiellement prise. On observe ainsi que l'inspection peut tout à fait préciser de façon informelle que le rôle pédagogique du professeur documentaliste est essentiel, qu'il a raison de le défendre, mais avec un flou problématique toutefois sur l'inscription officielle de l'individu dans son établissement, avec une distinction louable du seul lieu CDI, mais sans rattachement statutaire suffisamment clair par ailleurs au niveau pédagogique10.

Notons du reste que l'absence d'une inspection spécifique en documentation aggrave la situation de la profession, sans l'indépendance d'esprit qui peut exister dans les disciplines au niveau académique, sans l'apport théorique et pratique de responsables locaux au niveau national tel qu'il existe par ailleurs. Combien d'inspecteurs EVS ont été nommés et sont encore nommés sans savoir ce qu'est un professeur documentaliste ? Combien d'inspecteurs EVS ont exercé ce métier par le passé ? Pour ce que vaut le vécu, que penser quand un inspecteur tout juste nommé vient assister à votre soutenance d'année de stage pour mieux découvrir le métier ? Et quand, trois mois plus tard, débarqué dans une nouvelle académie, l'inspectrice tout juste nommée explique devant l'ensemble des collègues qu'elle ne connaît pas bien le métier ? Dans ce cadre, l'institution ne donne aucune valeur à l'inspection et ne donne en conséquence qu'une valeur minime, toute relative, au métier.

2. Les TIC au CDI, le CDI aux TICE

Un autre glissement s'opère, avec une mise à l'écart de l'individu professeur documentaliste et du fonds documentaire imprimé global au profit des matériels et ressources numériques, glissement clairement perceptible dans les politiques financières observées, avec des recrutements en baisse : il s'agit bien d'une volonté politique, non pas d'un manque de candidats, cette carence venant bien en conséquence d'une contrainte économique11. Ce point concerne aussi des budgets qui ne sont pas définis de manière uniforme pour les acquisitions possibles dans les CDI, avec à côté de cela pourtant des efforts constants d'équipement numérique.

2.1. Contre des choix logiques et autonomes : l'Inspection

Dans ce cadre de l'équipement informatique, si les efforts financiers sont importants, on peut relever une grande hétérogénéité dans les définitions départementales et/ou régionales des priorités, alors que des rapports nationaux ou référentiels existent12. Ces textes de référence ne peuvent pas être pris en considération dans la capacité d'autonomie des établissements à définir leurs priorités raisonnées en termes de politique numérique, à cause de pressions politiques et financières qui poussent à des choix qui, eux, ne sont pas aussi intelligents, peu respectueux des spécificités locales et des besoins matériels et pédagogiques réels.

Il faut alors se demander en quoi on peut être amené à définir des politiques académiques et nationales sans assise théorique et/ou scientifique. On observe par exemple que c'est depuis l'académie de Versailles - académie dans laquelle peu d'enseignants souhaitent s'engager13- pour des raisons profondes et toujours éminemment politiques, que sont prises au sujet des TICE, les décisions les plus importantes au niveau national, avec le rapport Fourgous, l'influence du conseiller TICE auprès du recteur vis-à-vis de l'inspection nationale, sans prise en considération des enjeux pédagogiques et des problématiques essentielles rencontrées dans la pratique à travers les textes présentés. Cela peut poser question par ailleurs dans le sens où cette académie, selon les services, peut paraître quelque peu hermétique à ce qui relève de publications ou d'expérimentations nationales qu'elle n'a pas directement actées, en particulier sur le sujet sensible des solutions de réseaux ENT (espace numérique de travail), avec une mainmise certaine et peu justifiée qui écarte parfois d'autres projets possibles, ou encore au sujet du référentiel TICE de décembre 2009, pour lequel on ne voit d'ailleurs dès l'origine aucune participation d'acteurs de cette académie.

Cette observation ne concerne pas seulement cette académie. On retrouve par ailleurs le souci d'une inspection non spécifique et dépendante qui répond à des enjeux plus politiques que pédagogiques, tout simplement de par sa position, sans observation objective des réalités.

2.2. Contre l'autonomie des établissements : Conseils généraux et régionaux

On constate que l'on s'occupe de donner au numérique un rôle dans la médiation pédagogique, pour les professeurs à travers l'acquisition de TNI14, à travers la mise en place de solutions de réseaux ENT15, ou pour les élèves en autonomie, sans apprentissages, avec des postes souhaités en libre service ou avec des tablettes, éventuellement des liseuses, en collège comme en lycée16, sur des coûts monstrueux qui laissent de côté la définition d'une véritable éducation à la maîtrise pratique et intellectuelle des outils ou d'une véritable éducation aux médias.

Il s'agit d'orientations imposées par les Conseils généraux et régionaux, plus ou moins à l'écoute et plus ou moins en contact avec les réalités, en matière d'équipement, mais en contradiction fréquente avec les rapports institutionnels et/ou les préconisations scientifiques. L'intérêt pédagogique d'un EPLE, la politique autonome de l'établissement et la culture de l'établissement, qui passent aussi par la constitution de son budget, de son projet, viennent au second plan derrière des intérêts hautement communicationnels et financiers, sans raisonnements solides. Il peut y avoir de même un discours intéressant de la part d'équipes TICE académiques légitimes, mais dont on ne mesure pas bien l'indépendance et l'impact ou l'écoute auprès des instances de décisions.

L'importance de la prise en compte du point de vue local est par exemple présentée par Alain Séré, IGEN, dans une intervention du 20 novembre 2009, lors de la journée Porteurs de projet ENT (Educatice)17 : le développement d'un ENT, au sens le plus large du sigle, nécessite la mise en projet commune dans l'établissement, la mise en œuvre d'une stratégie cohérente, l'intégration d'objectifs éducatifs et pédagogiques, enfin « l’examen critique et l’auto-évaluation de l’organisation, des pratiques, des résultats », ce qui n'est pas toujours permis, donc, dans la réalité, par les orientations des organismes de tutelle.

2.3. Des orientations nationales désastreuses

Dans la même année 2009, le rapport Fourgous paraît particulièrement décevant sur le développement orienté des TIC à l'école, malgré des éléments évidemment intéressants, sur plus de 300 pages, mais dans un esprit idéologique problématique, utilitariste, avec la mise en exergue de grandes affirmations, sans apports contradictoires, quand ce n'est pas le dictionnaire de citations, ouvert à chaque début de sous-partie, qui sert à asseoir ce discours18. Le point principal mis en avant est l'intérêt de l'ordinateur comme outil pour favoriser la mise au travail et l'apprentissage des jeunes (p. 106), mais le développement assumé de leur esprit critique vis-à-vis de l'outil et le recul sur ces avantages à long terme ne sont pas évoqués. On reprend là des rapports permettant d'énoncer que les TIC sont un « moteur de la confiance et du bien-être de la population » (p. 137), dans une verve idéologique qui transpire à travers ce rapport, dans le sens d'en accroître le besoin et la dépendance, avec toutes les conséquences que cela implique. On va jusqu'à poser, en pages 167 à 173, en s'appuyant parfois sur le discours de Pascal Cotentin, le numérique contre l'ennui, contre l'absentéisme, contre la démotivation, pour la prise de conscience des progrès individuels. Et, comme le travail d'un député peut, semble-t-il, se passer facilement de rigueur scientifique, on oubliera aisément, dans les sources, les études qui ne vont pas dans le sens des orientations souhaitées19.

Dans le discours présenté pour défendre les TICE, les professeurs documentalistes, qui ont pris en réalité la question du développement numérique à cœur, passent pour des résistants, sur une tension pourtant concrètement faible entre l'imprimé et le numérique, plutôt mise en scène que véritablement observée. Mais la défense de l'imprimé pour tous les élèves n'est pas une résistance, elle reste même un progrès intellectuel, malheureusement largement relégué, pour des raisons économiques, derrière le progressisme technicien. Voici ce que l'on peut lire d'ailleurs parmi les indicateurs de l'OCDE sur l'éducation en 201120 : « Les élèves qui prennent plaisir à lire et qui réservent une place à la lecture dans leur vie au quotidien améliorent leurs compétences en lecture par la pratique. [...]. Il en résulte que pour améliorer la performance en compréhension de l’écrit, les établissements d’enseignement doivent non seulement inculquer des techniques de lecture aux élèves, mais aussi éveiller leur intérêt pour la lecture. […] Les élèves les plus performants en compréhension de l’écrit sont ceux qui lisent des livres de fiction mais, dans les faits, il apparaît que de nombreux élèves privilégient des lectures qui ont une pertinence plus directe dans leur vie. Encourager les élèves à diversifier leurs lectures, à lire des magazines, des journaux et des livres documentaires peut les amener à faire de la lecture une habitude. Sont particulièrement visés les élèves moins performants en compréhension de l’écrit, qui ne sont pas nécessairement enclins à lire des livres de fiction. » Le rapport est très clair au sujet des livres de fiction, par ailleurs au sujet des magazines, sans que le support numérique, dans l'état actuel des financements et usages, ne permettent l'utilisation d'e-books à destination de tout le public scolaire.

Cette étude et le constat qui en découle apportent aussi des éléments importants à l'éducation aux nouveaux médias, à la maîtrise des TIC, car, comme le rappelle par exemple Karine Aillerie dans sa thèse, si « apprendre à lire n’implique pas automatiquement la compréhension et encore moins la mise en œuvre d’une distanciation critique sur ce qui est lu, sur l’acte de lire lui-même », les cogniticiens précisent bien que l'environnement numérique et hypertextuel « sollicite durement la mémoire de travail, les capacités de manipulation de la machine (et les aléas techniques qui vont avec) et des compétences de lecture expertes (relatives non seulement au contenu mais aussi à la structure du document). »21 Développer, dans ce cadre, l'utilisation des outils numériques en dévalorisant, par les orientations financières, l'usage de l'imprimé, conduit à remettre en question le développement des compétences de lecture, de compréhension, des élèves ainsi que leurs compétences à maîtriser un accès aux ressources numériques qui nécessite des compétences accrues en la matière.

3. Une éducation aux médias toujours plus nécessaire

Le développement de l'intelligence et le désir d'excellence exigent un espace pour l'observation critique à l'égard du survol, de la rapidité, de l'ici-et-maintenant. Que certains voient cela comme une résistance, pour des raisons communicationnelles, me semble dramatique. Cela démontre à quel point l'esprit qui s'exprime ainsi est dépendant d'un contexte qu'il est pourtant autorisé à relativiser, surtout avec de telles responsabilités éducatives et pédagogiques.

3.1. Pour des usages responsables et intelligents des TIC

S'il y a une résistance, elle se pose contre un discours normé, indûment accepté, et non pas contre la modernité et le progrès, deux thèmes qui n'entrent pas prioritairement dans le domaine scolaire avec un souci réel observé d'adaptation du milieu scolaire aux évolutions sociétales. On peut même aller à affirmer que le fait de ne pas s'adapter aux habitudes quotidiennes des individus pour aborder la maîtrise d'outils, n'a rien à voir avec de la résistance. Il s'agit de défendre un accompagnement vers des usages responsables et intelligents, à moins de laisser réagir l'animal humain devant chaque objet qu'il produit et qu'il commercialise, ne le laissant pas, alors, devant la neutralité d'une démarche auto-formatrice, mais bien devant la manipulation subjective des espaces numériques qu'il parcourt avec des automatismes non questionnés dans un cadre qui n'a rien à voir avec la liberté, mais bien avec une libéralité économique contraignante pour les usagers, ou, si on souhaite encore en former, pour les citoyens.

Le rapport Fourgous met en avant le besoin d'une éducation aux nouveaux médias, avec un développement assez important (p. 197-201), mais dans une intégration aux enseignements, sans changement donc par rapport à l'existant, ce qui, sur les contenus, est proprement absurde au vu des programmes déjà construits sur des bases scientifiques et pédagogiques réelles et non fantasmées. On retrouve par ailleurs dans ce rapport l'intérêt pourtant tout relatif du jeu sérieux ou serious game (p. 175), présenté comme média éducatif, formateur, en pointant fortement des arguments économiques et en laissant presque penser que le jeu éducatif n'a jamais existé : un bilan sérieux sur le jeu éducatif des vingt dernières années suffirait à montrer ses limites, sans que le changement de support, à mon humble avis, ne modifie quoi que ce soit à ce que l'on peut en attendre.

3.2. Un cadre institutionnel insuffisant ou inexploitable

En somme, pour l'éducation aux médias, on s'en tient à des formes de bricolage. Le tableau laborieux établi par le Clemi, organisme sous-exploité, le montre à lui seul : on s'en tient à des apprentissages informels, éventuellement à des classes à projet, à des temps forts sur l'année, pour l'essentiel, faisant de la manipulation le moyen d'acquisition, sans mise en œuvre d'enseignements dignes de ce nom22. On y suppose au contraire une autonomie originelle devant l'outil, en s'en remettant par ailleurs, si cette autonomie est déficiente en certains cas, à l'intelligence supposée de l'industrie numérique, la défendant sur le même sempiternel argument économique. On se retrouve dans une problématique sérieuse, celle d'une inscription systématisée des apprentissages numériques dans l'expérience des élèves, par le biais du Socle commun par exemple (Aillerie, 2011, p. 153-154), sur des perspectives pragmatiques d'utilisation des outils numériques, sans véritables connaissances techniques et critiques.

Le fade PACIFI n'obtient par ailleurs aucun écho dans le monde enseignant, si discrètement et officieusement lancé sur le web, sans aucune circulaire, sans aucune directive concrète. La pluridisciplinarité tant désirée dans le discours officiel ne peut avoir d'ailleurs dans le cadre de cette éducation aux médias, qu'une valeur très limitée, comme elle n'est pas mise en valeur autrement que dans des discours vains, sans reconnaissance nouvelle des besoins liés à des dispositifs nouveaux pour des contenus nouveaux, en termes de formation, de moyens horaires23, ou encore de reconnaissance statutaire au sujet des seuls professeurs documentalistes. Rappelons ici que plusieurs rapports écrits sur le sujet des médias24 préconisent une institutionnalisation de l'éducation aux Médias : ces textes d'analyse ne sont jamais suivis d'effets.

Un véritable enseignement permettrait pourtant de prendre en compte l'expérience des élèves, mais aussi l'espace numérique en soi, sans références parasites amenées par la seule expérience quotidienne que les élèves en ont, sur des savoirs nécessaires qui ne peuvent se rattacher seulement à leur seul vécu. Ce point semble d'autant plus important que le principe de partir du vécu est orienté sur des pratiques majoritaires, parfois préjugées, sans que les changements et les particularités locales soient si aisées à percevoir, alors que l’École n'a pas vocation, comme sur la question sensible des genres, à soutenir les pratiques communes et les attitudes normées, contre la nécessité d'approches objectives et critiques.

3.3. Une mise en œuvre pédagogique à redéfinir

Comme pour le développement des médias, la réaction politique est matérielle, et non pas critique. Pourtant, le besoin d'une éducation aux médias se fait d'autant plus urgent que les outils numériques nouveaux dépassent de loin le cadre des activités culturelles et de loisirs. On l'observe à travers les outils numériques scolaires avant de le retrouver dans un usage professionnel parfois massif, mais sans assumer la part réelle de ces outils numériques dans le cadre actuel. Ils relèveraient encore naïvement, à écouter et lire les textes officiels, d'enjeux essentiellement juridiques ou d'une autodidaxie pourtant impossible pour la plupart du public scolaire.

Et cette nouvelle éducation, à mettre en œuvre, concerne d'abord deux points. La question des compétences de lecture, d'une part, revues avec le support numérique en ligne, sur des outils pour lesquels n'a pas été anticipé le remplacement du support imprimé vers le support nouveau, particulièrement pour des textes longs, avec un développement que l'école peut accompagner pour les plus jeunes tout comme on leur apprend à déchiffrer et à lire du texte25. Et, d'autre part, dans le cadre pédagogique en particulier, il s'agit du recours à ce que l'on trouve en ligne, par les enseignants et par les élèves, reléguant toujours plus la documentation pédagogique adaptée au seul usage des manuels scolaires. Cette évolution nécessite un questionnement encore rare sur la différence importante dans l'approche des contenus sur des formes plus variées, plus hétérogènes, là encore avec un changement qui se fait sans accompagnement pédagogique nouveau, alors que cela peut supposer une approche pédagogique plus importante en classe au sujet du document et de ces mutations.

Le fait de renvoyer tout cela à une évolution subie que l'on se doit d'éprouver en forçant l'autodidaxie plutôt que l'approche pédagogique réfléchie, avec une reproduction qui paraît naturelle de la part d'une majorité d'enseignants, n'est pas hautement responsable, c'est le moins que l'on puisse dire. Le chapitre 9 de la thèse de Karine Aillerie donne des éléments importants d'étude sur cette question, au sujet de la représentation que peuvent avoir les élèves de leurs propres compétences, dans son analyse sur le sujet des recherches informationnelles seules, avec tout un questionnement induit sur l'approche pédagogique actuelle en la matière.

Ce n'est pas tant en termes d'équipement et d'accessibilité que l'écart entre les pratiques informationnelles scolaires et non scolaires peut être étudié et éventuellement réglé, mais bien en termes pédagogiques, avec des espaces de réflexion qui ne sont pas mis en valeur actuellement. L'éducation aux nouveaux médias et aux outils numériques reste un domaine intégré dans des disciplines qui s'en tiennent essentiellement au média comme vecteur de connaissances et de savoirs, mais assez peu dans l'optique d'en améliorer la maîtrise, ce que l'on renvoie à la débrouillardise26.

Conclusion

Regardons davantage du côté des élèves, de leur point de vue, en particulier sur les différences déclarées entre deux usages. Selon Karine Aillerie, « certains soulignent que cet écart déclaré entre usages scolaires et usages personnels est nécessaire, qu’ils apprécient de ne pas 'apprendre internet' à l’école, cela permettant le tâtonnement, la découverte par soi-même ressentie comme plus formatrice et gratifiante. » (2011, p. 386) Je retrouve cette idée au niveau local, quand il est demandé aux élèves quels outils ils souhaitent utiliser à l'école et pourquoi, entre wiki, site web et blog : certains les rejettent tous en précisant que ce type de pratique est réservé à leur convenance personnelle, dans la sphère privée. La problématique se retrouve au sujet des habitudes de navigation et de recherche27. Il s'agit bien d'un ensemble de normes, que l'on doit comprendre mais que l'on doit aussi intégrer dans la réflexion et le travail pédagogique, sans se servir de la reproduction de ces habitudes et de ces volontés qui amènent à dégager constamment des pratiques numériques intimes, dès le plus jeune âge, qui sont toujours transférées dans les usages en sphère publique. Déjà investi dans les pratiques pédagogiques liées à l'accès aux outils et aux ressources numériques, le professeur documentaliste a toute légitimité, aux côtés des professeurs de discipline, pour développer ce champ de l'éducation. Encore faut-il que cette légitimité soit reconnue par l'institution, qui se garde bien de citer notre fonction dans les textes officiels relatifs au sujet vaste des TICE.

Il paraît nécessaire, si l'on veut mettre en valeur cette éducation aux TIC et aux médias, d'avoir un professeur documentaliste certifié par établissement de l'enseignement secondaire (ce qui d'ailleurs ne demande pas que des re-créations de postes supprimés en quantité ces dernières années), avec un enseignement reconnu, globalement, de six heures au minimum par semaine (intégrant l'assurance d'une initiation à la recherche documentaire pour tous les élèves, la contribution à l'éducation aux TIC et aux médias, du point de vue documentaire et critique, dans un travail pluridisciplinaire raisonnable et acté dans les établissements), avec un référentiel ou un programme (qui n'empêche aucunement d'ailleurs la liberté pédagogique dans la mise en œuvre, le référentiel existant déjà de manière informelle, en particulier sur les paliers d'exigence en recherche documentaire), avec une inspection spécifique à la profession. Évidemment, le nombre de professeurs documentalistes ne pouvant être dépendant du nombre d'élèves, il reste une grande marge de manœuvre selon les établissements, une marge mise à mal par l'absence de règles claires et légitimes pour beaucoup de collègues. Nous pouvons en outre exiger que l'accompagnement dans l'orientation soit véritablement assuré par des personnels qualifiés, Conseillers d'Orientation-Psychologues, plutôt que par les professeurs documentalistes et les professeurs principaux qui sont actuellement mis à contribution de manière cavalière tandis que les postes des premiers sont directement menacés.

Je ne pense pas, enfin, comme le propose Françoise Chapron dans l'interview donnée à Ghislain Chasme, s'il faut que je sois en désaccord avec un seul point, que l'on puisse prioriser certains établissements28. Tout en défendant les spécificités locales, on peut tout à fait inscrire l'exigence d'une éducation obligatoire et véritablement instituée à la maîtrise des outils numériques et à la recherche des ressources imprimées et numériques, de même que l'on peut souhaiter qu'un budget de CDI ne dépende de volontés trop locales, mais que des indices élaborés au niveau national permettent un équilibre entre les établissements, avec un minimum de subventions (5 euros par élève) accordées sur ces lignes spécifiques, afin d'éviter les aberrations actuelles en la matière.

Tels qu'ils sont actuellement définis et mis en place, les Learning Centres, projets appuyés par une rhétorique officielle insultante à l'égard des professeurs documentalistes, s'élaborent contre les enjeux éducatifs et pédagogiques. Ils montrent à quel point modernité et médiocrité ne forment pas un couple idéal pour la formation des citoyens. Ils montrent comment les orientations actuelles se dessinent à mille lieues des problématiques contemporaines et futures.


  1. Pascal Duplessis, Les learning centres dans le secondaire : stratégie institutionnelle et enjeux pour la formation des élèves et l’identité de l’enseignant documentaliste,, 15 nov. 2011. 

  2. Gildas Dimier, De la veille à la redéfinition du métier de professeur documentaliste ?,,11 déc. 2011. 

  3. Gildas Dimier et Pascal Duplessis, Représentation institutionnelle du professeur-documentaliste dans le nouveau répertoire des métiers du M.E.N., 23 nov. 2011. 

  4. Pascal Duplessis, Réinventer les CDI » : analyse d’un slogan. Regard sur la stratégie de communication de l’IGEN EVS pour faire entrer les Learning centres dans le secondaire, 19 déc. 2011. 

  5. Françoise Chapron, "Bas les masques" ou comment on tente de "reprofiler" une profession sans décision réglementaire !, 18 nov. 2011. 

  6. Deux articles à ce sujet, le premier de François Jarraud, le 5 janvier 2012 ; le second de cdsp, sur les blogs de Mediapart, le 4 novembre 2011. 

  7. Richard Peirano, Besoin d'une classe moyenne d'enseignant documentalistes, 4 jan. 2012. 

  8. Je renvoie entre autres au chapitre 3 de la thèse de Karine Aillerie (2011), dans lequel on trouvera un commentaire bibliographique important sur le sujet, orienté là sur les TIC. 

  9. Parcours de formation à la culture de l'information, avec un raccourci qui n'a aucun sens, et des « repères » que l'on peut trouver, en cherchant bien, et je ne parle pas des enseignants de discipline, ici. On pourra d'ailleurs lire que ce parcours est « institué », par cette seule publication ? 

  10. On se reportera ainsi à l'entrevue de Jean-Louis Durpaire, de la fin août 2011, mais qui s'en tient malheureusement au lycée, et c'est un souci, pour le CDI de même que pour le sujet des ENT, avec des transferts qui ne sont pas possibles entre université, lycée et collège, ce qui n'est pas correctement pris en compte pour l'instant. 

  11. On notera en effet que, selon le compte rendu donné après audience auprès de l'inspection générale EVS par le SNES le 7 juillet 2011, la baisse des recrutements est expliquée officiellement par la baisse de niveau des candidats. 

  12. Ainsi le Référentiel matériel et organisation des TICE présenté en décembre 2009 par la sous-direction des TICE du MEN : avec l'accès au fichier PDF

  13. A observer les barèmes des mouvements inter-académiques disponibles sur le site du SNES. De même pour le seul mouvement des professeurs documentalistes. L'intérêt des enseignants pour une académie, en termes de mouvements, a une influence certaine sur la lecture des pratiques que l'on peut y faire, sans signification nationale des expérimentations menées, sociologiquement parlant. 

  14. Une circulaire départementale de décembre 2011 sur les équipements informatiques précise par exemple, sans aucune référence scientifique : « Maintenant que l'impact de ces équipements [TNI et VPI] sur la pédagogie et les méthodes d'enseignement est parfaitement établi, le rôle de la collectivité est d'en garantir l'accès à tous les collégiens du territoire et à tous leurs enseignants. » 

  15. L'intégration et la pratique des solutions de réseaux ENT, sans moyens humains suffisants (personnes ressources TICE avec un détachement de 2h hebdo pour gérer tout le parc informatique et les outils numériques), est un grand problème, de même que la gestion du réseau numérique, tout simplement, au moins dans un grand nombre de collèges, et le professeur documentaliste paraît dans certain cas oublié. Par ailleurs, l'inscription de l'élève dans l'ENT est problématique, voire accessoire dans certains cas. On ne peut qu'attendre l'évaluation nationale promise sur Eduscol pour avoir davantage de recul. 

  16. Au collège et au lycée, les orientations sont les mêmes, pas les budgets ! 

  17. Alain Séré, Espace numérique de travail : quels enjeux pour le système éducatif ?. In : Salon Educatice – 20/11/2009 – Journée des porteurs de projets ENT. [réf. du 12 avril 2010]. 

  18. Réussir l’école numérique : Rapport de la mission parlementaire de Jean-Michel Fourgous, député des Yvelines, sur la modernisation de l’école par le numérique. Assemblée Nationale, 2009 

  19. Une phrase choisie pour l'exemple, sans autre commentaire : « Si quelques rares études ont montré que la motivation était due à la nouveauté de l’outil et était donc éphémère, la plupart mettait en évidence un impact très positif dans ce domaine et notamment dans la durée (Marcel Lebrun). » 

  20. OCDE (2011), Regards sur l’éducation 2011 : Les indicateurs de l’OCDE, Éditions OCDE. Version PDF consultée, p. 108-109. 

  21. Karine Aillerie, Pratiques informationnelles informelles des adolescents (14 - 18 ans) sur le Web, déc. 2011. op. cit. p. 162. 

  22. Document de sept. 2011 sur L’éducation aux médias dans les programmes

  23. La mise à disposition d'heures supplémentaires, pour certains « projets » (HSA) ne permet pas de valoriser un enseignement qui se doit d'être élémentaire. 

  24. Rapport de l'IGEN, 2007 ; Rapport Assouline, 2008 ; Rapport Morano, 2009. 

  25. L'inconfort de la lecture sur écran se retrouve d'ailleurs dans le ressenti des élèves, posant des problèmes de motivation et de concentration réels (Karine Aillerie, op. cit. p. 430-433). 

  26. Dans le chapitre 7 de la thèse de Karine Aillerie, contenant les éléments d'analyse de son étude sociologique, on retrouve régulièrement cette idée d'une négligence de la maîtrise des outils numériques dans les pratiques scolaires des enseignants et des élèves (p. 370 par exemple sur les conseils de recherche des enseignants). 

  27. Je renvoie de nouveau au chapitre 9 de la thèse de Karine Aillerie. 

  28. La documentation scolaire d'hier à aujourd'hui : interview de Françoise Chapron , 8 jan. 2012. Le passage concerné est dans l'avant-dernière partie de l'entrevue découpée.