Le « learning centre », un modèle incontournable ?

Les learning centres seraient un modèle incontournable dont les CDI seraient bien avisés de s’inspirer si l’on en croit le projet initial de circulaire de mission des professeurs documentalistes… Cette préconisation s’inscrit cependant dans un projet éducatif global qui repose sur des valeurs et des choix idéologiques qu’il serait bien imprudent d’ignorer ou de sous-estimer.

L’évolution des CDI vers le modèle du learning centre est présentée comme inéluctable par l’institution afin de répondre aux mutations de la société et relever les défis de la société numérique face aux enjeux de la formation de nos élèves, futurs citoyens. Mais, de même que le passé n’est pas idyllique simplement parce qu’il est le passé, l’innovation n’est pas intrinsèquement bonne parce que novatrice. Comme les réformes, tout dépend du contenu. Or, sur le contenu, il y a précisément beaucoup à dire. Et je m’appuierai sur la lecture du rapport sur les learning centres pour étayer ma critique.

La société n’évolue pas toute seule. Ce sont les êtres humains qui la font évoluer et sont les acteurs du changement. Dans le cas présent, la volonté d’imposer l’idée d’une nécessaire évolution des CDI vers le modèle du learning centre est fondée sur une conception managériale et libérale du rapport au savoir, et s’appuie sur les orientations du Traité de Lisbonne qui organise la transition vers une société et une économie de la connaissance. Appliquer le modèle du learning centre à l’enseignement secondaire sans que soit abordée la question des moyens, humains et financiers est impossible. Car le learning centre est un gouffre financier… et une insulte aux enjeux écologiques actuels. Certes, j’ai bien noté qu’il n’était pas question de le transposer tel quel mais « d’adopter un certain nombre de critères significatifs » - sur lesquels il convient d’être très attentif d’ailleurs car ils disent beaucoup sur l’avenir, pour les enseignants comme pour les élèves. Dans le contexte actuel de restrictions budgétaires et d’ambition a minima pour le système éducatif, je doute fort que les « décideurs » choisissent d’investir comme il se doit pour doter les CDI. Bien au contraire, ne sont retenus que l’amplitude d’ouverture du lieu et sa capacité d’accueil la polyvalence des personnels et « l’effacement des frontières entre professionnels », ce qui permettra d’y affecter des vacataires, des contractuels, des AED ou des professeurs qui auront vu leur discipline asphyxiée par la réforme.

D’un point de vue pédagogique, le modèle du learning centre élude complètement la question du rapport à l’écrit et à la lecture chez la plupart de nos élèves. Ce modèle ne peut que contribuer à la réussite d’élèves qui n’éprouvent pas de difficultés et donc, est parfaitement inégalitaire. Car il ne suffit pas de multiplier à l’infini les accès aux ressources et au savoir, au nom de l’égalité des chances, pour permettre la construction du savoir. J’en veux pour preuve ce qui est indiqué dans le rapport lui-même : « Le succès du learning centre est surtout avéré dans les filières sélectives ».

Penser que le learning centre serait uniquement destiné à assurer la réussite des élèves est une erreur. Je cite Graham Bulpitt, le directeur du Learning Ressources de l’Université de Kingston à Londres : « Ce sont aussi des raisons économiques et démographiques qui ont présidé à la naissance des learning centres : une forte augmentation de la population étudiante, l’insuffisance du nombre d’enseignants et la pression financière ». Et G. Bulpitt insiste également sur les enjeux économiques de la création des learning centres, notamment « la concentration des moyens qui permet une optimisation des services »… le fameux one stop shop. Or, l’insuffisance des enseignants n’est pas le résultat d’une extinction inexpliquée de l’espèce : elle est le résultat d’une politique éducative. Ce fut le cas en Grande-Bretagne, c’est actuellement le cas en France. Et fort opportunément, le modèle du learning centre se pare de toutes les vertus à l’heure des suppressions de postes, de la réduction des heures d’enseignement alliée à la lourdeur des programmes, de la dégradation des conditions d’enseignement et du poids des effectifs… On comprend dès lors l’urgence qu’il y a à valoriser le travail personnel et l’autonomie des élèves au nom de la réussite pour tous, la préparation à l’enseignement supérieur, etc.

Dans ce rapport, on peut lire également ceci : « Le centre est un atout, une aide au travail en groupe, un service très utilisé et rentable, qui correspond aux attentes des futurs employeurs en termes de compétences ». Avec son corollaire, une exigence d’évaluation et de performance. Les learning centres sont effectivement particulièrement bien adaptés à des lieux de formations professionnelles. En cela, nous sommes loin des lieux culturels que sont les CDI. Il y est question de culture de l’information mais de culture, point. C’est le règne du « 3Cs » : computers, comfort and capuccinos ! Aucune ambition éducative…

Alors, si on me dit que les learning centres répondent à l’émergence de nouvelles problématiques, je dis « non ». Les problématiques sont crées et entretenues par le désengagement de l’Etat, par la dictature économique - les seuls gagnants dans l’histoire seront les marchands de matériel informatique et multimedia - qui conduit les individus à adopter des comportements consommateurs, par la domination d’une conception libérale de l’enseignement qui induit un renoncement à éduquer et à instruire en payant le prix car l’éducation doit se réaliser à moindre coût et qui renvoie, pour l’échec comme pour la réussite, à la responsabilité individuelle. Toujours dans le rapport : « La démarche du learning centre a été rendue indispensable en raison des défis auxquels les bibliothèques ont été confrontées : la réduction relative des moyens face à une attente toujours plus forte des utilisateurs ».

Face à tous ces modèles de learning centres universitaires, je me pose aussi la question du coût des droits d’inscription car il faut bien rentabiliser les investissements… J’oubliais, il y a le mécénat. C’est bien, ça garantit l’indépendance des établissements… Et je n’ai pas abordé la question des personnels et de leurs conditions de travail... Il est vrai que le learning centre est avant tout centré sur l’apprenant et ses besoins…

Aux côtés des institutionnels qui animaient le séminaire à l’ESEN, se trouvaient des collègues documentalistes : des happy few, invités ? désignés ? L’on est en droit de se poser la question tant le flou règne sur les critères qui ont présidé à la participation des professeurs documentalistes à ces journées car, en ne réunissant que les convaincus, en demeurant dans l’entre-soi idéologique, on éloignerait d’emblée toute perspective (tout risque ?) de débat contradictoire et donc constructif.

Les CDI sont déjà des lieux d’apprentissage et de socialisation, ils sont aussi des lieux de culture, où se côtoient l’imprimé et le numérique, et n’ont rien à apprendre des learning centres.