La situation-problème, un dahu didactique ?

"Qui sait ce qui nous passe en tête..." de Sfar (2007). CC.

Depuis que le web est venu concurrencer l’information didactisée dans nos CDI, le dahu, cette espèce animale que l’on croyait à jamais disparue de nos campagnes, semble repeupler notre imaginaire, du moins celui des enseignants documentalistes. Excellente nouvelle pour les zoomythologues ! Il est vrai que ces dernières années, les CDI – et même les écoles primaires – sont devenus des territoires licites de chasse au dahu, notamment en information-documentation pour interroger la notion de source 1. Au-delà de l’anecdote plaisante et du caractère sympathique de l’animal, au-delà du prétexte pédagogique servant à interroger nos élèves sur la fiabilité des sources et la vérité de l’information, que se joue-t-il au travers de cette chasse… à l’information ? Quel profit pédagogique tirer de cette quête de la bête fabuleuse ? Et si la démarche de situation-problème, lorsqu’elle s’emploie à lever les représentations, n’était in fine qu’une transposition didactique de la chasse rituelle ?

Sommaire

Pourquoi faire courir le dahu aux enfants ? . La chasse au dahu, une chasse initiatique . Faire le deuil de l’innocence . Un rituel de déniaisement

Rechercher le dahu, courir l’information : un système d’analogies . La fonction : quête et requête . L’objet du désir : l’information-dahu . Le territoire : la forêt-web . L’outil : le Google-sac

La chasse au dahu, une situation-problème ? . Changer de représentation sur la nature de l’information . « Une histoire à laquelle nous ne voulons cesser de croire » . « Ca t’apprendra ! » : des approches éducatives différentes . La chasse au dahu : le rituel et la séquence pédagogique au prisme de la situation-problème . Régimes de vérité et contrat didactique

Conclusion : le dahu et la culture de l’information


  1. Lire principalement Pierrat Brigitte. « Un dahu au bahut ». Médialog n°60, 12-2006 

Pourquoi faire courir le dahu aux enfants ?

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La chasse au dahu, une chasse initiatique

La chasse au dahu n’est à proprement parler ni un conte ni une légende urbaine. Il est plutôt le récit, ou ce qu’il en reste, d’un rituel d’initiation présent dans de nombreuses régions, en France et ailleurs depuis sans doute fort longtemps, avant d’être progressivement abandonné à partir des années 60 comme bien d’autres coutumes locales. La grande diversité des dénominations idiomatiques du dahu est l’expression de sa vivacité et de son importance symbolique : « daru » de Brenne, « dienne » en pays Gallo, « morilhan », « moricaud », « darin » ou « mitard » bretons, « touar » du Dolois, « piterne » en Normandie, « darou » dans les Vosges, et, pourquoi pas, le toujours vivant et vénéré « bitard » de Poitiers. Oublieux des liens qui relient la communauté à chaque terroir particulier, les enseignants, suivant en cela la tendance uniformisante entretenue par le web, ont fossilisé la forme « dahu » pour en faire un terme générique. Cela dit, cette variété idiomatique, cette coloration linguistique locale, ne masque cependant pas une invariance structurelle qui est au centre du récit, et qui est celle de la chasse initiatique.

Par essence, la chasse, dispositif cynégétique articulant le monde sauvage et le monde de la culture, est l’expression symbolique d’un passage qui marque, au travers d’une course erratique, une transformation de soi. Il nous fait pénétrer, via la quête d’un objet désiré, dans une autre dimension psychologique, sociale et culturelle. Nous en revenons transfigurés, porteurs de la marque élective que confère l’objet conquis, et devant assumer en conséquence un nouveau statut. Le passage aménage cette évolution en même temps qu’il fait rupture. Ainsi, le jeune garçon, de retour de la chasse au dahu, s’il a perdu son innocence, accède cependant au statut à la fois envié et redouté d’adulte.

Faire le deuil de l’innocence

Il est fort possible que la chasse au dahu entretienne un lien fort avec les anciens rituels de bachelage qui marquaient le passage de la vie du jeune célibataire à l’état de mariage vers lequel celui-ci tend. Ces rituels étaient rythmés par des temps forts, tels la chasse initiatique de l’animal fabuleux, l’élection du roi des bacheliers qui en était la conséquence et les charivaris adressés aux jeunes époux, aux mal mariés et aux cocus 1. Ces pratiques cérémonielles ont leurs équivalences aujourd’hui que l’on trouvera ordinairement dans les « enterrements de la vie de garçon » ou bien de manière particulière dans les cérémonies de l’Ordre du Bitard des estudiants poitevins. Retenons ici que le motif de la chasse initiatique de l’animal fabuleux est directement lié à un rite de passage mettant socialement en jeu la fécondité : l’accès à l’usage licite de la sexualité dans le cas des bacheliers 2, ou l’accès à la maturité sexuelle chez les enfants quêteurs de dahu.

Sans pouvoir ici aller plus loin dans cette enquête, et pour nous en tenir aux seules sphères éducative et didactique, nous retiendrons l’idée que la chasse au dahu est un rituel de chasse initiatique qui marque le passage à la puberté au travers notamment du deuil de l’innocence. Sur ce dernier point, la fonction du dahu rejoint celle du père-noël, haute figure mythologique auxquels parents et enfants restent encore aujourd’hui très attachés. Cet être fabuleux, à la date fixe du solstice d’hiver, s’échappe de l’autre monde pour en distribuer les merveilles. A la charnière de la nouvelle année solaire, il est posté sur le seuil séparant la petite enfance de l’enfance, comme la sentinelle du passage à un nouvel état de maturité psychologique. « Croire au père-noël » ou « croire au dahu » renvoient ainsi à un rapport duel de l’homme au monde et à sa vérité, où s’opposent le profane et l’initié, le crédule et le sceptique, l’enfant et l’adulte.

Un rituel de déniaisement

Gageons donc ici que ce rituel avait pour but de modifier durablement la relation de confiance qui avait été installée jusque là entre la communauté des adultes et l’univers des enfants. Mais qu’en est-il précisément de ce rituel de déniaisement ? Il s’agissait concrètement d’attirer l’enfant, jugé assez mûr pour entrer dans la communauté des adultes, dans un piège d’où il devrait sortir déniaisé. Croyant qu’on lui faisait honneur – ce qui renvoie au motif de l’élection repéré plus haut - en le postant à l’endroit précis où l’animal devrait déboucher, l’enfant était conduit, nuitamment, et par des détours compliqués, à un endroit précis de la forêt. Il devait attendre là, seul, le gibier promis, pendant que les autres partaient faire le bois pour le lui rabattre. Dans l’attente, il devait maintenir grand ouvert un sac en toile de jute devant la coulée qu’on lui avait indiquée comme passage obligé de l’animal. Et puis, tandis que les rabatteurs rentraient se coucher en riant par avance du retour piteux de leur victime, celle-ci voyait sa joie s’éteindre au fil des heures fraîches, des hantises de la nuit et du doute qui, progressivement, ne manquait pas de s’insinuer. Le retour au village ou à la ferme se compliquait alors sérieusement du fait que le chemin était bien difficile à retrouver sans l’assurance des adultes… 3 Ne limitons pas cette pratique de déniaisement à la seule campagne et à sa culture cynégétique. Dans d’autres contextes, il pouvait être question d’aller chercher la « lime à épaissir » ou la « corde à virer le vent ».

Rechercher le dahu, courir l’information : un système d’analogies

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La fonction : quête et requête

Il n’aura pas échappé que l’invitation faite au novice concerne dans tous les cas une « recherche », que ce soit celle d’un objet (lime, corde) dans un univers de préoccupations techniques ou celle d’un animal chez les populations de culture cynégétique (dahu, butor, roitelet). Cette première analogie portant sur la fonction, chasse/recherche, ou quête/requête installe d’emblée l’image du jeune candide courant le dahu comme métaphore de l’élève novice se lançant sans précaution dans une recherche en ligne. Certains enseignants documentalistes ont ainsi fort bien pressenti en quoi cet ancrage sur un récit de déniaisement pouvait impliquer l’élève et l’amener à une réelle prise de conscience de la nécessité d’une distanciation critique.

L’objet du désir : l’information-dahu

La métaphore peut être encore filée avec profit s’agissant de l’objet de la quête, le dahu, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est peu commun. Il est pour tout dire inconnu du novice qui, pourtant, est chargé par l’adulte de s’en emparer et de le rapporter. De même, le fondement même de toute recherche d’information ne tient-il pas au fait que celle-ci est forcément inconnue –sinon, pourquoi la rechercherait-on ? Du point de vue du novice, toute information est un dahu en puissance, dont l’existence est établie une fois pour toute du fait même de la prescription du professeur, dont toute parole est par essence performative, puisque fondée par l’institution. Combien de recherches postulent en effet la réalité de faits dont l’élève n’avait jusque là jamais eu connaissance ? Le surgissement de faits et de concepts pour le moins inattendus et tirés des programmes participe du quotidien de l’élève à l’intérieur du contrat didactique. A priori donc, l’élève ne subodore même pas qu’il puisse y avoir une distinction à opérer entre une information fondée – qui informe - et une information vaine – qui désinforme - et il se trouve prêt à accepter l’une comme l’autre.

Mais du point de vue de l’enseignant documentaliste, il se pourrait bien que le dahu ne renvoie qu’à un type particulier d’information : celle qui , se confondant illusoirement avec la vérité elle-même, serait d’emblée accessible. Envoyer les élèves rechercher sur le web des réponses toutes faites aux questions du collègue de discipline, sans avertissement, sans préparation, revient à les envoyer courir le dahu. Autant dire que l’information-dahu, pour l’enseignant documentaliste, n’est qu’une chimère…

Le territoire : la forêt-web

Il nous faut ici également considérer le lieu de l’aventure proprement dite, qui se présente aux yeux de l’enfant – comme de tout usager navigateur - comme un espace immense, sans limites connues ni repères donnés a priori. Le web est ainsi à l’image de la forêt de notre imaginaire : immense, indifférencié, sauvage et chaotique. La forêt a toujours constitué le lieu symbolique de l’initiation, justement parce qu’elle s’offrait autour de chaque village comme une figure du labyrinthe propice à l’égarement et à la transformation du candide. Le web, à son tour, suscite à la fois attirance et répulsion. Forte attirance pour l’enfant, aveugle aux multiples dangers que seul l’adulte pressent. Ces peurs, monstres sitographiques et loups cybernétiques ordonnés en listes « noires », tenus tant bien que mal à l’écart des enfants, constituent autant de risques que l’on préfère souvent évoquer en creux, en insistant sur les enjeux de l’éducation. Le grand méchant web n’est pourtant pas craint des élèves qui s’y aventurent dès qu’ils le peuvent, échappant à la vigilance des éducateurs. Mais autant la forêt, dans le cadre de la chasse au dahu sert à l’adulte d’environnement formateur, puisqu’il y abandonne l’enfant qu’il est pourtant chargé d’éduquer – il lui lâche la main ! - autant le web, pourtant pensé par beaucoup comme médiation alternative de l’école, demeure un environnement encadré où l’éducateur préfère encore tenir fermement la main de son élève.

Le choix que fait le maître, s’agissant de l’utilisation de la forêt-web saisie ici comme environnement pédagogique, renseigne sur sa posture d’éducateur : ou bien il s’appuie sur cet environnement réel pour construire des apprentissages, non sans prendre des risques mesurés, ou bien il en interdit les accès, sanctuarise l’école, crée des environnements simulés et laisse par conséquent l’apprentissage en situation réelle se construire de manière informelle ailleurs que dans sa sphère d’influence. Il reste que le dispositif scénique, forêt ou web, est le même et qu’il est le lieu réel d’une aventure de l’esprit.

L’outil : le Google-sac

Cela dit, l’attrape proprement dite ne tient pas tant dans l’objet de la quête que dans la croyance installée en la simplicité de sa capture. Rappelons brièvement le dispositif cynégétique de la chasse au dahu. Sur le modèle très ancien de la battue, un guetteur est installé à un poste choisi avec soin pendant que des rabatteurs font le tour de la parcelle abritant le gibier afin de mener celui-ci à portée d’action du premier. Celui-ci n’aurait donc plus qu’à récolter le fruit des efforts et des compétences de ses partenaires. Le sac maintenu grand ouvert devant la coulée propice, le rôle à tenir du novice paraît d’une part bien passif et, d’autre part, plutôt facile. Il faut être bien candide (du lat. candor « blancheur éclatante ») pour espérer ainsi une gloire obtenue avec si peu d’effort et de connaissance…

N’est-ce pas ce à quoi rêvent nos jeunes élèves – et pas seulement eux – lorsqu’ils ouvrent Google et se présentent devant le champ de requête, désigné comme cette coulée unique par laquelle leur arrivera forcément l’information-dahu ? Le sac du niais, ouvert sur les soi-disant merveilles du web, renvoie à nouveau à la hotte inépuisable du père-noël surgi de la nuit, capable de satisfaire tous les besoins. Cette croyance magique en la nature généreuse, spontanée et loyale du moteur de recherche est bien analysée par Anne Cordier lorsqu’elle constate, chez les élèves de 6ème qu’elle observe, « une vision extrêmement ‘miraculeuse’ de la recherche sur Internet, une vision entretenue par le recours à l’onglet ‘J’ai de la chance’ du moteur de recherche Google » 4. Cette crédulité infantile se double d’une dépossession quasi totale du sujet en tant qu’acteur de sa recherche : « l’outil, précise Anne Cordier, ‘décide’ en quelque sorte du sort de sa recherche et de son efficacité ». Il conforte le candide dans un état de dépendance totale à un environnement bienveillant et maternel, d’éternelle félicité, où l’impression de facilité et de gratuité sont propres à la nature édénique de l’enfance. Cela dit, indexer ces comportements attentistes et crédules à la seule innocence de l’enfance, elle-même considérée comme le produit somme toute naturel d’un niveau de maturité psychique, pourrait laisser penser que toute éducation est vaine. La mobilisation de l’idée de représentation offre par contre un levier intéressant pour engager une action didactique.

Cela dit, l’analogie en question entre le sac du candide et Google (ou tout autre moteur) a ses limites. Elle s’arrête précisément au produit de chasse, analogue du résultat de la requête, dans la mesure où elle apparaît nulle dans le premier cas, et plus que satisfaisante dans le second. En effet, quelle que soit la requête effectuée, on sait bien qu’une multitude de résultats est retournée par le moteur. C’est une difficulté didactique majeure à laquelle est confronté l’enseignant qui doit alors faire prendre conscience à l’élève de la distinction entre quantité et qualité, entre pertinence et bruit documentaire. Imaginons que, par un heureux hasard, le jeune candide voit se précipiter dans son sac quelques lièvres et une compagnie de perdreaux… La leçon que s’étaient promis les adultes aurait-elle alors une chance d’aboutir ?

La chasse au dahu, une situation-problème ?

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Changer de représentation sur la nature de l’information

Que signifie « déniaiser » dans ce rituel populaire, sinon mettre en scène les conditions permettant de faire passer l’adolescent d’un état de conscience à un autre, celui de la confiance aveugle aux adultes qui le font grandir à celui de la méfiance en leur discours parfois trompeur ? Si apprendre, comme le soutiennent les didacticiens, c’est d’abord changer ses représentations du monde, alors le novice « apprend » la double nature des hommes, du monde et des discours. Les hommes peuvent tromper, le monde peut résister, les discours peuvent être ambigus. Cette ambiguïté-là tient ici dans le double statut de vérité des informations. L’information relative à l’existence et aux manières de chasse du dahu, qui avaient été fournies au novice, étaient pour ce dernier de nature documentaire, car décrivant du réel sur lequel on pouvait dès lors avoir prise. De retour de sa chasse au dahu, il comprend que ces informations appartiennent à un tout autre registre, le même que celui où il a l’habitude de ranger les histoires, les contes et les scénarios organisant ses jeux enfantins. Le déniaisement, si on accepte de le transposer un instant sur le plan de l’épistémologie de l’information, prend donc ici appui sur la double nature de celle-ci, documentaire et diégétique. Le changement de représentation s’est accompagné de la construction d’une nouvelle connaissance sur le statut de vérité de l’information.

Ne pas croire tout ce qu’on dit, ou lit ou voit… 5 engage par ailleurs un effort de la raison sur ces connaissances vulgaires, lesquelles, selon Spinoza, appartiennent au sens commun et à l’opinion et, de ce fait, ne peuvent pas être considérées en tant qu’informations, car non construites par la raison et le doute. Mais la représentation qui fait résistance à l’appréhension raisonnée du monde est une fois de plus le produit de l’opinion. C’est à la construction de cette posture du doute à l’égard de toute source d’information que sont particulièrement attachés les enseignants documentalistes, notamment lorsqu’ils forment leurs élèves à distinguer entre les différentes types de discours et d’information. Le rapport qu’entretient l’information à la vérité tient par conséquent à la fois à sa genèse, au type de discours qu’elle compose et à l’enjeu de celui-ci lorsqu’il est employé pour communiquer.

« Une histoire à laquelle nous ne voulons cesser de croire »

S’agissant de l’utilisation de Google dans le cas d’une quête d’information sur le web, les représentations des élèves sont entretenues par ce discours ambiant, porté par le sens commun, selon lequel le moteur est un « ami », le compagnon de nos recherches. Ce discours est méthodiquement produit par l’outil lui-même qui « nous raconte une histoire à laquelle nous ne voulons cesser de croire » ainsi que le rappelle Frédéric Rabat 6, et qui entretient une « mythologie de l’efficacité ». Cet imaginaire composant les représentations est aujourd’hui encore organisé et transmis par le biais d’un discours infantilisant qui tendrait à faire passer les utilisateurs de Google pour des chasseurs de dahu de la cybersphère. En l’occurrence, les représentations embarquées dans ce discours concernent la croyance en la compréhension intelligente du moteur à l’égard de nos requêtes d’une part, et sa disposition toute bienveillante lors du classement des résultats de celles-ci d’autre part. Ces représentations principales font ainsi obstacle à la construction des notions d’indexation automatique et de référencement des pages web.

« Ca t’apprendra ! » : des approches éducatives différentes

Prendre appui sur la métaphore du récit de la chasse au dahu pour construire un savoir sur le régime de vérité de l’information nécessite de transposer une expérience éducative, prise en charge par les proches de l’enfant, en expérience didactique placée sous la responsabilité d’un enseignant. Le trait commun à ces deux expériences est qu’elles s’appuient toutes deux sur un échec qui a été souhaité et planifié dans le but de provoquer un apprentissage consécutivement à un choc de nature psychologique.

Le scénario éducatif de la chasse au dahu fonde de fait le basculement de la conscience du sujet sur un choc émotionnel fort, que l’on qualifierait certainement de traumatisant aujourd’hui. L’abandon dans la forêt la nuit est vécu comme une punition, laquelle est corrélée à l’idée de faute ressentie par l’enfant. Faute d’avoir cru sans réfléchir, faute d’être niais au point de croire qu’un animal imaginaire viendrait se jeter dans son sac. Dans le contexte culturel du rituel, la punition n’est pas une fin en soi mais plutôt un moyen mnémotechnique éprouvé s’appuyant sur la liaison affective entre l’émotion ressentie et la leçon à retenir. L’expression « ça t’apprendra ! » accompagne immanquablement ce genre d’expérience malheureuse, si triviale soit-elle. Elle révèle toutefois le caractère non seulement empirique, mais essentiellement éducatif de cette « leçon de vie ».

La transposition didactique en expérience scolaire participe de ce même schéma, mais sur un autre plan. Ici, point de choc émotionnel, mais l’organisation d’un conflit cognitif à l’origine de la prise de conscience du défaut de ses propres représentations. La sanction – et non la punition – résulte de l’obstacle apparu. Elle se matérialise sous la forme d’un échec, échec à pouvoir obtenir facilement une réponse fiable, à pouvoir juger spontanément et donc à pouvoir agir dans l’instant. L’idée d’erreur remplace ici celle de faute. Il s’agit pour le sujet de se rendre compte que ce sont ses représentations qui sont erronées et qu’il va par conséquent lui falloir essayer autre chose. La leçon de vie est ici avant tout une « leçon scolaire », sans conséquence immédiate grave dans la vie courante. Elle fait entrevoir un nouveau rapport intellectuel au savoir, lequel consiste à fonder la sélection des informations utiles sur des critères et des protocoles raisonnés.

Le rituel de faire courir le dahu revoie à une démarche éducative traditionnelle, impliquant le sujet de manière intime et où la mise en scène, qui est un tour joué, même s’il n’expose pas directement au danger, laisse une marque psychique indélébile. L’enjeu est d’ailleurs d’importance. Il oblige au franchissement d’un obstacle psychologique, condition essentielle de l’accueil du sujet par la communauté des adultes.

La situation-problème, quant à elle, représente une approche cognitive où la mise en scène didactique préserve le sujet en différant les conséquences de la réussite ou de l’échec de l’apprentissage. Le but est ici le franchissement d’un obstacle épistémologique, avec pour enjeu l’accès à un nouveau rapport au savoir.

La chasse au dahu : le rituel et la séquence pédagogique au prisme de la situation-problème

Afin de synthétiser ce qui vient d’être explorer, tentons de dresser des parallèles sous la forme d’un tableau. A cette occasion, un canevas possible pour une séquence pédagogique utilisant le rituel de la chasse au dahu peut être proposé.

tableau comparatif du scénario de la chasse au dahu et du modèle de la situation-problème1

tableau comparatif du scénario de la chasse au dahu et du modèle de la situation-problème2

Partant de l’idée que le dispositif de la chasse initiatique consiste à faire rupture avec d’anciennes représentations infantilisantes et à faire passer dans le monde des adultes, il est ainsi possible de considérer, toute proportion gardée, que la chasse au dahu entretient quelques analogies de nature structurelle avec le modèle des situations-problèmes, tandis qu’elles sont de nature épistémologique avec l’enseignement de l’information-documentation, relativement aux notions de source et de type de l’information (diégétique, documentaire, scientifique).

Le tableau insiste encore sur la distinction à opérer entre la question énigme, qui sert d’embrayeur au scénario initiatique (Comment attraper le dahu ?) ou pédagogique (Le dahu existe-t-il ?) et la question problème (Quelle stratégie mettre alors en place pour… ?) qui résulte d’une problématisation et d’une généralisation de l’expérience. A ce titre, la question problème est la clé de la séquence : elle rend compte de la structuration progressive du problème par l’élève d’une part, et engage les processus cognitifs et les savoirs visés pour résoudre celui-ci d’autre part. Si la question énigme de départ cherche à éveiller la curiosité et l’intérêt de l’élève, la question problème vise la dévolution du problème à l’élève, ie. sa prise en charge. Elle doit faire l’objet de toute l’attention de l’enseignant.

Mais le canevas de la séquence pédagogique ainsi mis à plat ne doit pas occulter le fait que, ainsi que le montre l’observation des élèves impliqués dans ce genre de travail, tout ne va pas de soi. Les élèves semblent perturbés par le fait qu’ils ont du mal à percevoir ce qu’ils doivent faire et ce qu’on attend d’eux. Ils sont en fait confrontés à des régimes juxtaposés de vérité et à la mise à l’épreuve du contrat didactique.

Régimes de vérité et contrat didactique

A la question « le dahu existe-t-il ? », des élèves de 3ème du cours de Brigitte Pierrat restent perplexes, même à l’issue de la séquence 7. Il faut avoir à l’esprit que cette perplexité n’est pas seulement consécutive d’une naïveté bien naturelle qu’une séquence sur la fiabilité de l’information – si bien menée soit-elle – pourrait combattre. Elle fait apparaître en fait au moins trois types d’obstacles dont deux seulement sont relatifs à l’information. Il importe de bien repérer ici la nature de ces obstacles qui renvoient tous au régime de vérité spécifique à chacun des trois contextes présents dans la situation didactique mise en place dans la séquence : le contexte diégétique, le contexte didactique et le contexte médiatique.

L’obstacle diégétique

L’obstacle diégétique, en premier lieu, tient dans l’ignorance du statut de vérité à accorder aux données informationnelles contenues dans tout récit de fiction. De même que l’élève, dès la 6ème, devrait pouvoir clairement différencier les types d’information documentaire, scientifique, journalistique ou encore promotionnelle, il devrait assigner un statut de vérité bien distinct entre la fiction et le documentaire. Cette discrimination essentielle, outre qu’elle lèverait bien des ambiguïtés lors de l’étude de récits historiques ou bibliographiques par exemple, permettrait à l’enseignant documentaliste d’être dans son rôle et dans son domaine propre lorsqu’il travaille en collaboration avec un collègue de lettres. Pour en revenir au dahu, la question que doit construire l’élève est, non pas de savoir si le dahu existe, mais de savoir si la question est posée à l’intérieur d’un récit ou non. A l’intérieur d’un récit, toute information doit être considérée comme vraie dans le cadre énonciatif puisqu’elle fait partie de la diégèse, i.e. de l’univers de l’œuvre. Qu’elle soit conforme à la réalité qui existe en dehors de l’œuvre est une autre question qu’il convient en second lieu d’examiner point par point. Du canular le plus simple à l’œuvre littéraire la plus reconnue, la recette est la même qui articule l’information diégétique à la référence historique, sociale, triviale… En conclusion, retenons que l’objectif-obstacle à considérer ici est de mettre fin à la confusion entretenue entre une vérité propre à l’économie du récit (information fictionnelle ou diégétique) et une vérité appartenant au monde réel et au bon sens (information documentaire, scientifique). Car c’est bien ce piège que tend le professeur à l’élève lorsqu’il lui fait effectuer des recherches d’information documentaire sur un sujet de fiction. L’obstacle devient alors de nature didactique.

L’obstacle didactique

L’obstacle est ici double. Ainsi qu’il vient d’être montré, l’élève est piégé lorsqu’on ne lui dit pas clairement, avant qu’il se mette au travail, qu’il devra juger de la vérité propre à un récit fabuleux à partir d’informations documentaires. Le fait même de lancer une recherche sur le web, considéré a priori comme un gisement de savoirs, induit en effet l’idée qu’on se situe dans un univers réel. Y a-t-il là ruse pédagogique ou plutôt rupture du contrat didactique ? En second lieu, et dans ce même ordre d’idée, l’élève est encore fondé à penser et à vérifier que le dahu est bien réel puisque jusque là, les prescriptions de recherche d’information ont toujours porté sur des notions, des faits ou des événements réels. En d’autres termes, il peut apparaître a priori posé comme évident par l’élève que le dahu est bien réel, au même titre que tous les contenus scolaires – si étonnants et si éloignés de leur réalité soient-ils – qui sont présentés tout au long du cursus scolaire de l’élève. Toute demande d’investissement cognitif sur des contenus de savoir « faux » pourrait ainsi légitimement passer pour une demande hors contrat, dénuée de sens et même contre-productive. L’engagement de l’élève dans le travail résulte ici en un premier temps de sa docilité dans la mesure où il lui importe au premier chef de suivre les consignes données par le professeur. C’est cette posture docile et crédule qui, justement, place l’élève dans la position du jeune se retrouvant bientôt un sac à la main devant une coulée déserte. La séquence pédagogique qui s’appuie sur la question énigme de l’existence du dahu est par conséquent fondée sur la rupture du contrat didactique. Elle place un obstacle qu’il importe de bien maîtriser si l’on veut que l’élève apprenne quelque chose : ou bien ce quelque chose concerne la fiabilité des sources (curriculum formel ou prescrit) ou bien il apprend à l’élève à se méfier des professeurs ! (curriculum informel ou implicite).

L’obstacle médiatique

Enfin, l’obstacle concerne le régime de vérité propre à tout média auquel est conférée une certaine autorité au travers de dictons comme « c’est vrai, je l’ai lu dans le journal, ou vu à la télé, etc. » Dans le cas présent, nombre d’élèves confèrent une autorité indéniable au moteur de recherche qu’ils utilisent et à « internet » en général. L’association de différents médias sur une seule page (son, image, texte) conforte cette impression de vérité, laquelle est encore renforcée, comme on le sait, pas l’illusion que donne la facilité de l’accès et l’instantanéité de la réponse. Le web, donné comme analogique de l’encyclopédie, est rarement questionné par les élèves qui trouvent dans cet emploi documentaire un moyen efficace de répondre aux prescriptions scolaires. Allant au bout de cette logique, l’enseignant peut alors tirer profit des ambiguïtés qui ne manquent pas d’apparaître lorsque des informations entrent en conflit. Plutôt que chercher à esquiver ces contradictions à la nature a priori encyclopédique et bienveillante du média, il vaut mieux au contraire les pointer et s’y appuyer pour permettre la problématisation visée par la séquence. Il importe de faire évoluer la réflexion de l’élève vers l’idée qu’il doit lui-même s’impliquer dans la recherche de la vérité puisqu’il ne peut pas faire confiance au média. Laisser la liberté aux élèves de rechercher des sites prouvant l’existence du dahu et d’autres le présentant tel qu’il est permet d’organiser une confrontation de points de vue externes qui feront écho à un conflit cognitif individuel ou bien social si le débat est porté au niveau du groupe. L’obstacle médiatique sert ici de levier à l’apprentissage.

Conclusion : le dahu et la culture de l’information

Ainsi toute la séquence pédagogique joue sur la corde de la crédulité : croyance aux fables, confiance aux prescriptions des professeurs et crédibilité des contenus de l’internet. Triple niveaux d’expérience (expérience de lecteur, expérience d’élève, expérience d’usager du web), triple levier pour construire une posture critique mais aussi une triade d’obstacles à maîtriser pour le professeur et à franchir pour l’élève. L’aventure du dahu en info-documentation est risquée mais vaut sans doute la peine d’être tentée.

Les trois principaux obstacles repérés ici permettent ainsi de mieux structurer la séquence respectivement à partir de trois objectifs principaux de connaissances suivant, lesquels peuvent être indexés à une littératie particulière :

  1. connaître la nature de l’information (littératie informationnelle) ;

  2. connaître la nature des médias numérique (littératie numérique) ;

  3. connaître la nature des sources de l’information (éducation aux médias).

Où l’on voit combien la réflexion sur l’articulation entre les différents territoires (ou littératies) 8 qui composent le savoir de référence de l’info-documentation et fondent la culture de l’information est pertinente.

  • Tu te mets là et nous, avec nos bâtons, nous allons rabattre le dahu ! Tu n’en as pas pour longtemps à attendre !

Mais la nuit tomba et Janine commença à avoir peur.

  • Garde bien le sac ouvert ! Nous avons entendu le dahu ! Il va arriver ! criaient régulièrement les farceurs.

    Puis nous partîmes, l’abandonnant à son triste sort. Bien plus tard, nous allâmes la chercher, mais elle s’était perdue dans les bois ! J’entends encore ses appels dans la nuit noire ! Quand nous la retrouvâmes, qu’est-ce qu’elle nous passa ! A son retour, une belle assiette de crêpes l’attendait.

    • C’est pour nous faire pardonner ! avais-je clamé.

    Elle mordit dans une crêpe à pleines dents, mais elle était pleine de fils ! Les crêpes volèrent à travers la pièce et leur jus sucré coula sur la peinture à chaux ! Heureusement, en un petit coup d’éponge, tout avait disparu ! Mais il avait fallu le faire tout de suite ! »

Ce récit de André-Jean Robert (agriculteur, chasseur à Sèvres-Anxaumont) est situé dans les années 30. In Cordeboeuf Michel. Femmes et hommes de la terre en Poitou. Cheminement, 2003


  1. Escarmant Christine et Le Quellec Jean-Loïc. « La chasse au Bitard des étudiants poitevins : Panurge bachelier ». In Les grands jours de Rabelais en Poitou . Etudes réunies et publ. par Marie-Luce Demonet. Droz, 2006. p.69-80 

  2. Voir à ce propos le site officiel de l’Ordre du vénéré Bitard

  3. « Je me souviens avoir fait courir le dahu à ma sœur, Janine, qui aimait bien faire des farces aux autres ! Avec mon père et quelques autres, nous avions mis au point notre plaisanterie. Nous étions tous allés dans les bois, puis nous avions dit à Janine : 

  4. Cordier Anne. « Internet, les élèves… et moi et moi et moi ! ». Cahiers pédagogiques n°470, 02-2009. p. 9-11 

  5. Deux illustrations de ces dictons d’autorité personnels liés au régime de vérité des informations sont relevés dans les comptes-rendus que Brigitte Pierrat a faits de sa séance « Un dahu au bahut » (voir note 1). Pour cet élève de 3ème, le dahu ne peut pas exister puisque « on n’en a jamais entendu parler » ; pour cet autre, il existe au contraire : « mais madame c’est vrai parce qu’on le voit en photo ». 

  6. Rabat Frédéric. Une année avec Google : Doit-on enseigner Google ?. Documentation Rouen, site des professeurs documentalistes de l’académie de Rouen, 2008 

  7. Cela est d’ailleurs souhaité par l’enseignante afin que les élèves aillent vérifier dans un dictionnaire ou une encyclopédie. 

  8. Serres Alexandre. Information, media, computer literacies : vers un espace commun de la culture informationnelle ?. Séminaire du GRCDI, « Didactique et culture informationnelles : de quoi parlons-nous ? », Rennes, 14 septembre 2007. GRCDI, 2007 


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