La DGESCO et la DNE contre l'information-documentation

Sujet d'une petite campagne de communication au début du mois de décembre, la mise à jour, sur le site Eduscol du Ministère de l'Education nationale, du dossier relatif à l'Education aux médias et à l'information (EMI), suscite quelques interrogations, non pas sur les listes de diffusion des professeurs documentalistes, très silencieuses depuis 2012 au sujet de l'avenir des professeurs documentalistes, mais sur les réseaux sociaux en ligne, nouveaux espaces d'expression des inquiétudes et lassitudes pour la profession. Cette mise à jour, a priori anodine, peut apparaître comme une énième provocation de certains interlocuteurs institutionnels à l'égard de la profession, parmi la DGESCO et la DNE, sans grande réactivité de la part de l'inspection nationale en charge du dossier Documentation.

L'EMI réduite au numérique

Prenons le dossier dans l'ordre, et tout d'abord par rapport à son rangement dans les étagères virtuelles du site Eduscol, auto-proclamé « portail national des professionnels de l'éducation ». L'éducation aux médias et à l'information fait partie des « contenus et pratiques d'enseignement ». Jusque-là tout va bien. Mais les choses se corsent assez vite, car les deux dossiers hiérarchisés qui renferment l'EMI sont d'abord « enseigner avec le numérique », puis, histoire d'en rajouter une couche, « culture numérique ». Dans ma pratique quotidienne du métier, rattaché en partie à l'EMI du fait que celle-ci, dans son essence originelle, suppose le développement des cultures de l'information des élèves, il va sans dire que je ressens ce rangement comme une provocation. Réduire l'EMI au numérique, déjà à ce niveau, dans un « portail national des professionnels de l'éducation », pose question.

Ce n'est pas qu'un problème de rangement, de classement. Qui s'occupe de l'EMI, au sein du Ministère de l’Éducation nationale ? La DNE, direction du numérique pour l'éducation, dont les rênes ont été remises en septembre 2015 à Mathieu Jeandron, qui était jusque-là chef du service des technologies et des systèmes d'information… On peut faire remarquer qu'on parle bien de « numérique pour l'éducation », pas d'éducation au numérique, ou d'enseignement du numérique, mais ce n'est pas là le problème, pour ce qui nous concerne, ce n'est qu'une provocation de plus à mon quotidien professionnel. Dans la DNE, on retrouve même la discipline de la Documentation, histoire d'en rajouter une couche, avec ainsi deux « expertes documentation de la DNE », dont le rôle est présenté dans une autre partie du site Eduscol sur la « Documentation (CDI) ». Si ça ne suffit pas, l'adresse mail de cette équipe est la suivante : dgesco.cdi.numerique@education.gouv.fr !

Si l'on revient sur l'introduction au dossier EMI, on observe que celle-ci entre dans « la stratégie du numérique »1. La DGESCO et la DNE réduisent donc l'EMI à la culture numérique, qui inclurait la culture informationnelle et la culture médiatique ! Quid d'une recherche d'informations dans des livres documentaires, dans des périodiques ? Quid d'une lecture de la presse écrite ? Oubliées ! On est quand même sur le « portail national des professionnels de l'éducation »… Et s'il s'agissait de montrer que c'est du numérique, et que tous on doit faire du numérique, et que tous on est concernés, et que donc il n'y a pas de spécialiste, on ne ferait sans doute pas autrement. Et cela tombe bien, il n'est aucunement fait mention du professeur documentaliste dans l'introduction de ce dossier relatif à l'EMI. Il n'est par ailleurs aucunement fait mention de l'information-documentation, domaine d'enseignement des professeurs documentalistes qui a directement inspiré le programme développé par le Conseil supérieur des programmes (CSP) pour le cycle 4.

Ni information-documentation, ni professeur documentaliste

Dans les relations que je peux entretenir avec les collègues professeurs documentalistes, avec les inspecteurs académiques, je sais l'importance d'un tel dossier en ligne, et son potentiel destructeur pour la profession, de même, et peut-être surtout auprès des chefs d'établissement, qui, s'ils ne nous connaissent pas beaucoup, nous connaîtront encore moins si nous disparaissons des textes. J'ai pourtant mémoire d'un autre texte, un arrêté tout de même, qui, en juillet 2013, sous forme d'un référentiel de compétences professionnelles, précisait que « les professeurs documentalistes [sont] enseignants et maîtres d'œuvre de l'acquisition par tous les élèves d'une culture de l'information et des médias », et qu'ils doivent en ce sens « maîtriser les connaissances et les compétences propres à l'éducation aux médias et à l'information ». Cet arrêté est signé par le précédent directeur général de l'enseignement scolaire (DGESCO), Jean-Paul Delahaye. A priori, il est toujours en vigueur, pourtant le dossier EMI a l'air de s'en passer, autre provocation.

Car pour le dossier EMI d'Eduscol, l'EMI est « intégrée dans les programmes disciplinaires et dans les enseignements ». On le comprend, la DGESCO et la DNE rejettent l'idée d'un « apprentissage spécifique », pourtant soutenu dans les programmes du cycle 3 du CSP, qui citent régulièrement les professeurs documentalistes pour s'en charger, d'une part, et qui rejettent la responsabilité du professeur documentaliste pour l'EMI dans le cycle 4, d'autre part, rejetant l'EMI aux EPI, enseignements pratiques interdisciplinaires. On a par ailleurs confirmation, dans un compte rendu d'audience de 11 lignes présenté par le syndicat SE-UNSA, qui s'en satisfait, que la DGESCO estime que les professeurs documentalistes n'interviennent que dans les EPI, qu'en binôme, qu'en interdisciplinarité, sans mesurer sans doute la réalité de la profession et les éléments didactiques auxquels ils sont amenés à répondre en pleine responsabilité, seuls avec les élèves.

La DGESCO et la DNE choisissent donc, avec le consentement des professeurs documentalistes qui travaillent pour eux, de ne pas mettre en valeur la responsabilité et les compétences des professeurs documentalistes, non plus que de respecter les nombreux travaux pratiques et théoriques relatifs à la construction d'apprentissages en information-documentation. Tout est affaire de provocation, pour ce qui me concerne, dans ma pratique quotidienne. Je peux aussi éventuellement me demander comment je vais bien pouvoir continuer à exercer mon métier correctement. Ce que je vois là, c'est que l'on propose des outils, parfois clés en main, pour que des personnels non formés et incompétents prennent en charge ces enseignements, tout en s'appuyant sur des collègues compétents de différentes disciplines qui sont passionnés par l'informatique et l'utilisent dans leur quotidien professionnel auprès des élèves, sans aucunement leur apporter de savoirs en information-documentation…

Le choix est fait enfin de tout mélanger, de tout regrouper, sans respect pour la formation professionnelle et les compétences des professeurs documentalistes. L'EMI, à travers ce dossier, devient le réceptacle de toute « éducation au numérique » au sens large du terme, ce n'est en rien de l'EMI, et l'on tait allégrement tout lien avec l'information-documentation. On va retrouver ce qui concerne les supports relatifs au B2i, alors que l'EMI n'a pas grand-chose à voir avec le B2i. On va retrouver l'entrée primaire ou première des risques et dangers, de l'Internet responsable, car un portail avait déjà été créé et qu'il faut peut-être bien pour certains le réintégrer quelque part.

Le pilote et l'avion

Mais que font les passagers ? Pas grand-chose. La troisième classe des professeurs documentalistes réagit comme elle peut, elle s'en lasse, de tout cela, cherche déjà comment bricoler l'accès en deuxième classe, trouver une trappe, une ouverture, suivre les miettes, par terre, pour trouver une voie afin d'intervenir dans un cadre pédagogique qui, s'il n'est pas acceptable, aurait le simple mérite d'être. Les autres professeurs sont suffisamment préoccupés par la refonte de l'ensemble des programmes du collège, en une fois, pour se préoccuper de cette nouvelle éducation à, si ce n'est quand ils sont déjà geeks amusés par les possibilités offertes par le numérique dans les apprentissages, heureusement de plus en plus nombreux à ce niveau. Certains pensent être compétents pour l'EMI, comme ils peuvent en faire ce qu'ils veulent, finalement, de cette expression, quand on voit le problème de maîtrise qu'elle suppose parmi les interlocuteurs institutionnels : éducation aux médias, éducation aux médias sociaux, utilisation en classe des médias sociaux, débats sur la presse… Mais personne ne se préoccupe d'information-documentation, personne ne se préoccupe des enjeux relatifs à l'information et à la communication tels qu'ils sont définis et développés depuis plusieurs années par les chercheurs en Sciences de l'information et de la communication (SIC). Seuls peuvent ou pourraient le faire les professeurs documentalistes, avec davantage d'égards dans leur recrutement, avec davantage d'égards dans leur formation continue, avec davantage d'égards pour ne pas leur mettre des bâtons dans les roues.

Que fait l'équipe de navigation ? Elle attend, elle rassure, c'est son rôle a priori. Elle délègue en troisième classe une inspection non spécifique qui vient raccrocher l'EMI à la profession, a priori comme elle peut si l'on suit ses différentes interventions publiques. En novembre 2015, Michel Reverchon-Billot, IGEN-EVS en charge du dossier de documentation, a le mérite de préciser « que le « I » de EMI, ne représente pas le « I » d’information médiatique, mais le « I » de compétences info-documentaires ». Mais il dit bien aussi dans la même intervention que l'EMI est « un enseignement porté par la loi, mais qui n’est pas inscrit dans les grilles horaires » ( sic ), qu'il faut commencer à y « sensibiliser » dès le cycle 3, avec un professeur documentaliste qui n'en est plus qu'expert, et non en responsabilité.

Mais la question est bien de savoir qui est au pilotage, car il est beaucoup d'éléments qui font désordre. Pourquoi l'information-documentation disparaît-elle totalement ? Pourquoi les professeurs documentalistes ne sont-ils pas reconnus pour leurs compétences ? Pourquoi les empêche-t-on d'exercer ces compétences pour développer les savoirs des élèves, leur culture de l'information ? Pourquoi s'entête-t-on dans une voie déjà éprouvée et insatisfaisante, celle de la dilution de ces apprentissages ? Pourquoi ne pas prendre en considération les pratiques et recherches, les expérimentations ?

Conclusion

L'attente, en l'état, devant ces publications, devant ce dossier, c'est le sursaut intellectuel. Quel signal donne-t-on aux futurs professeurs documentalistes avec un tel dossier ? Comment peut-on raisonnablement proposer un dossier tel ? Je ne sais comment il peut être perçu par les formateurs en ESPE, de même comme une provocation ? Je ne sais comment il peut être accueilli par les collègues qui seront cette année membre du jury du CAPES de Documentation, de même comme une provocation ? D'autant plus qu'ils sont eux-mêmes concernés par la pratique, bien souvent, et peuvent se retrouver devant les mêmes difficultés, quand bien même le degré de bienveillance, comme nous en sommes réduit à cela, est fort variable d'un établissement à l'autre. La question ultime est la suivante : devant tant d'évidences mises en exergue depuis 30 ans pour des apprentissages spécifiques et reconnues, quels sont les blocages institutionnels et leurs raisons pour empêcher l'amélioration de la situation ?


  1. On pourra lire par ailleurs à ce sujet : DUPLESSIS Pascal. L'EMI dans la stratégie du numérique. In Les Trois Couronnes [en ligne], avril 2015. 


Téléchargements

L'article à télécharger en pdf