Au-delà de la méthodologie documentaire : Un territoire à investir

J'ai signé le manifeste de la FADBEN parce que je ressens de plus en plus concrètement combien les conditions d'encadrement, de recrutement et d'exercice aujourd'hui faites aux enseignants documentalistes nous enferment dans une fonction de service, de dépannage voire de rafistolage des brèches ouvertes dans les parcours scolaires.

Ces brèches, qu'on tente de masquer par une conception magique de l'auto-apprentissage et des TICE, constituent une atteinte aux obligations de service public et à l'égalité des chances. Le travail autonome et la démarche informationnelle sont partout requis dans le cursus scolaire, ils ne peuvent être laissés au bon vouloir des personnels et/ou au capital culturel des familles.

Comment sortir l'info-documentation de la fonction d'appoint où elle est cantonnée ? Je ferai ci-dessous trois propositions visant à étayer la reconnaissance d'un champ disciplinaire autonome et à introduire la parité dans les dispositifs interdisciplinaires. Cette conquête passe principalement, à mes yeux, par un changement de position : de l'info-documentation au sein du corpus scolaire, des professeurs documentalistes dans les dispositifs en vigueur.

N'étant pas une spécialiste de l'info-documentation, je m'exprimerai en tant que professionnelle de terrain (le lycée, dont il sera exclusivement question) à partir d'observations concernant nos pratiques. Il ne s'agit pas ici de profiler une discipline théoricienne donnant lieu à une magistralité disparue depuis longtemps du second degré, mais pas non plus de venir en simple renfort méthodologique aux savoirs “légitimes” que nous côtoyons en tiers, toujours supplétifs/ves et/ou surnuméraires.

Il me semble en effet qu'à force d'être au service de (telle ou telle autre matière), on en vient très vite à sacrifier le processus (d'apprentissage info-documentaire) au profit du résultat (à savoir l'aboutissement disciplinaire). Il nous faut faire entendre que la sphère des nouveaux (comme des anciens) médias requiert d'être observée, analysée et un tant soit peu connue avant de devenir un outil de recherche, d'information ou d'expression. Autrement dit transformer ce domaine en objet de connaissance au lieu de le faire servir à, notamment dans les dispositifs où l'info-documentation est requise. Et pour le faire entendre correctement, il nous faudra cesser d'intervenir en invité-es dans des dispositifs déjà 'remplis' par des collègues en binômes. Le ou la partenaire-binôme, il faut que ce soit l'enseignant-e documentaliste et personne d'autre (à charge pour nous de décider si nous travaillons dans un espace partagé avec le ou la collègue, ou bien en alternance sur des demi-groupes comme le font déjà nos collègues en enseignement d’exploration).

Mes propositions vont donc dans le sens d'une pleine intégration de la culture de l'information au corpus des savoirs scolaires et à la culture instituée, par des voies que je vais préciser.

REINVESTIR LES DISPOSITIFS

En l’état des choses, il suffirait de demander la pleine inscription des professeurs documentalistes dans les dispositifs existants pour donner une place significative à nos enseignements. Mise à l’épreuve :

En seconde

L’ECJS : foncièrement transversale, parfois boudée et ouverte à tous les enseignants de discipline, l’ECJS est parfaitement propice à une exploration du net, de la presse en ligne ou de la presse papier selon les questions de société traditionnellement traitées -et pourquoi pas réorientées ad hoc (par exemple vers l'éducation aux médias, la citoyenneté numérique, les réseaux d'influence, etc). À condition bien sûr d’en confier la responsabilité aux enseignants documentalistes, en alternance et à égalité avec l'enseignant de discipline. Ce module pourra donner lieu à une finalisation concrète étayée par une séquence méthodologique de base : des sortes de travaux d'initiative sociale et citoyenne 1 (TISC) préparant aux TPE de 1ère.

Pour les élèves qui auront choisi l'enseignement d’exploration littératures et sociétés, la porte est grand ouverte à un traitement de fond de la question info-documentaire, à condition bien sûr d'en obtenir la co-responsabilité. Cet enseignement d'exploration de 52 heures/année contient déjà des entrées sur les médias (“information et communication”) et les supports de l'écrit (du livre au numérique) généralement négligées par les collègues (qui se rabattent sur des entrées plus proches de leurs matières). Ce serait le lieu idéal pour dépasser la simple méthodologie, inscrire la culture numérique dans l'histoire longue du livre et de l'imprimé, aborder la question non pas de LA lecture mais des modes de lecture multiples générés par la multiplication des ”littératies“.

En première

Comme dit précédemment, je propose de renverser l'optique des TPE en faisant découler les productions attendues des élèves de l'exploration d'un média, de l'appropriation d'un support ou d'un outil d'information2, au lieu d'en faire un simple outil manipulé à l'aveugle. Ce serait permettre aux élèves de se placer en position critique (au lieu de compiler des informations disparates), de s'approprier des outils de veille ou de guidance que nous n'avons jamais le temps de leur proposer, et nous donner de fait un rôle central dans la co-animation (où il nous faut imposer un volume d'intervention au moins égal à celui de nos collègues).

Point d'aboutissement et punctum curriculaire

Je propose, pour donner une visibilité définitive à notre travail, d'instaurer (en terminale pour commencer) : une option “médias : culture(s) et pratique(s) de l'information” comptant au bac (sur le modèle des options théâtre, histoire de l'art ou audiovisuel). Cette zone réservée permettrait de rendre justice au travail des enseignants documentalistes qui animent sans moyens ni reconnaissance des journaux, revues, radios ou blogs. Mi-théorique, mi-pratique, elle permettrait de conserver dans ces activités les élèves expérimentés qui les abandonnent bien souvent pour une option plus rémunératrice au bac. Ce serait également une propédeutique aux spé-IEP ou aux filières de l'information et de la communication, qui ne bénéficient d'aucun support dans le secondaire.

CHANGEMENT DE MODÈLE ?

En simulant cette organisation à l'échelle de mon établissement, j'arrive à un total de 15 heures hebdomadaires pour une enseignante documentaliste et demi, soit 10 heures pour l'une et 5 pour l'autre. Bien évidemment, cet investissement minimal peut être renforcé selon les aménagements horaires que nous nous sentons capables de revendiquer. À charge pour nous de conserver un temps libre suffisant pour ne pas décrocher nos enseignements de nos fonds.

Il me semble enfin que nous pourrions, sans prétendre à la formation de formateurs, intervenir directement auprès de certain-es collègues dans les temps de concertation ouvrant ces dispositifs. Par exemple, pour proposer à ceux dont les programmes incluent la recherche documentaire les outils de guidance ou de veille adaptés à leurs travaux (notamment dans les domaines du tertiaire où les CDI ont peu de ressources à leur offrir).

Même si nous ne sommes pas les seul-es à pratiquer l'info-documentation, le fait d'être identifié-e comme enseignant-e de référence peut entraîner des collaborations fructueuses. Cela dit, et en l'état des choses, je vois surtout beaucoup de collègues ignorants de ce dont il s'agit et assez peu convaincus de la nécessité de la chose (à l'exception de ceux qui travaillent déjà avec nous).

En l'état de nos services, il est inconcevable d’ajouter à nos temps de préparation des temps de correction extrascolaires. Là aussi l’existant peut fournir des modèles : en TPE et dans les classes d’option la seule évaluation est celle de la prestation/production finale. A l’échelle du cours, la part de savoirs déclaratifs transmis en début de séance est intégrée et réinvestie dans l’activité qui en découle. On peut, si c’est insuffisant, aménager de brefs contrôles de connaissance ponctuels et s’en tenir là pour l’évaluation sommative ou certificative qui trouvera sa place dans la production ou l’examen final. C'est également une manière de rester fidèle à une démarche de pédagogie active qui a fait ses preuves.

CONCEPTION PÉDAGOGIQUE ET DIDACTIQUE

Réarticuler la compétence info-documentaire et les fondamentaux

Il me semble que savoir s'orienter sur le net, dans les rayons, sur une page web, c'est avant tout savoir lire, autrement dit mettre en œuvre des types de lecture qui se sont considérablement diversifiés. Aujourd'hui, la plupart de nos élèves savent ”lire” une couverture de livre ou une mise en page classique. Il n'en va pas de même avec les chartes graphiques profuses et hétérogènes de la presse ou du web. De même, la plupart de nos élèves sont capables d'une lecture en mode linéaire, mais ne sont pas du tout formés au balayage, à la sélection visuelle et à la lecture rapide, encore moins au décryptage (d'une adresse URL).

Il nous faut réarticuler information et lecture, imposer notre enseignement comme partie prenante des matières classiques, briser le hiatus supposé entre le monde du livre et celui du numérique. Les clés du livre ont des correspondances dans l'univers de l'écran : nous pouvons les enseigner d'un seul bloc et par comparaison, passer du chapitre à la rubrique, de l'index au ctrl+F, sans éluder le rôle de plus en plus prégnant de la raison graphique dans les modes d'écriture et de lecture liés aux nouveaux supports. Cette manière de faire nous permettrait de potentialiser les acquis venus d'autres disciplines, d'organiser la continuité et de devenir lisibles pour nos collègues.

Un exemple parmi d'autres : il y a longtemps eu dans les programmes de 2nde un objet d'étude nommé ”Lire, écrire, publier au”... 19ème siècle par exemple. Une entrée “lire, écrire, publier au 21ème siècle” nous permettrait parfaitement d'organiser cette correspondance et d'en dégager les enjeux socio-culturels présents.

Savoirs procéduraux / savoirs déclaratifs

Si j'ai insisté sur ces éléments de contenus, c'est parce qu'il me semble que la méthode (de recherche documentaire) est trop souvent mise en avant comme un préliminaire, permettant ensuite de passer à la culture informationnelle. Or nous savons qu'aucune procédure de recherche, même parfaitement formalisée, n'est reproductible. Il faut avoir une minimum de connaissance du champ pour y adapter ses méthodes. Donc partir d'un savoir (déclaratif) sur le champ et en tirer des stratégies d'exploration, des savoir-faire, des compétences.

Ces savoirs, minimaux en tronc commun et approfondis en enseignements d'exploration, peuvent s'acquérir de manière plus ou moins transitive ou déductive selon le profil des élèves et la sensibilité des enseignant-es. Je ne vois aucune honte personnellement, à donner par exemple une interro sur le lexique du net.

En résumé, je pense qu'il nous faut apprendre à décrire l'univers numérique à nos élèves comme on leur a décrit la géographie, les institutions, le champ littéraire ou scientifique : baliser des secteurs (selon les sources, le fonctionnement ou l'énonciation), créer des sous-ensembles, sélectionner des champs d'exploration privilégiés selon les sections et les niveaux d'étude.

Le problème de l'écran, c'est de se présenter à nos élèves comme une surface de flux indistincts, une grand Autre informe et inappropriable où rien ne se dégage plus qu'autre chose. Il n'est pas sûr que des routines de recherche affinées suffisent à y remédier. Cartographier, territorialiser l'infosphère, mettre des mots sur la relation de communication qui s'établit entre un élève et un réseau chiffré quand il saisit une requête ou quand il clique, c'est déjà créer une conscience différenciée de cet espace.

Il se peut que, parfois, le manque de temps et d'espace, la course à l'objectif et à la compétence nous mettent dans une difficulté plus grande que le temps passé à approfondir. Un exemple : je ne suis jamais arrivée à faire une séance satisfaisante sur les opérateurs booléens tant que je me suis dit : j'ai une heure pour qu'ils sachent manier et, ou, sauf sur un logiciel documentaire et un moteur de recherche. Après deux heures passées sur les langages naturels, les langages documentaires et mathématiques, la séance a coulé de source.

Aller vers un corpus info-documentaire, c'est sans doute se donner plus de travail et de soucis dans l'immédiat ; mais c'est aussi en donnant du corps à nos propos et à nos propositions (au lieu d'offrir des recettes) que nous risquons d'être nous-mêmes plus intéressé-es et intéressant-es.

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  1. Par exemple, réaliser une mini-conférence, une campagne d'affichage, une revue, un clip, monter un club, contribuer en ligne, etc. 

  2. Livre, presse, radio, moteur, réseau, archives, outils de veille.