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Lecture du rapport EMI de mai 2021 : où situer les profs docs dans l'échiquier du CLEMI ?

Un rapport consacré au renforcement de l'éducation aux médias et à l'information (EMI) et à la citoyenneté numérique a été remis au ministre Jean-Michel Blanquer le 1er juillet 2021. Certaines des propositions du groupe d'experts constitué en février 2021 sous l'égide du CLEMI devraient être retenues pour la rentrée 2021. Elles seront précisées à l'occasion de la remise d'un autre rapport, celui de l'IGESR portant sur le renforcement de l'esprit critique à l’École. Il est intéressant de connaître le rôle des professeur·es documentalistes dans ce rapport dans la mesure où l'association professionnelle des professeur·es documentalistes (APDEN) et l'IGESR collège établissements, territoires et politiques éducatives, dont dépendent ceux-ci, ont participé aux travaux.

Une vision CLEMI-centrée

Notons tout d'abord que les membres du groupe de travail ne sont pas signataires du rapport. Les propositions et les argumentaires qui ont été retenus n'ont pas été soumis à leur validation. La responsabilité en incombe donc entièrement au président du groupe, l'actuel directeur délégué du CLEMI, Serge Barbet. En ce sens, le rapport répond bien au cahier des charges demandant à inscrire ses propositions dans le cadre "des États généraux du numérique pour l’éducation, visant à renforcer l’éducation aux médias et à l’information et la citoyenneté numérique en s’appuyant sur le CLEMI"1. Parmi les douze membres réunis se trouve d'ailleurs une autre représentante du CLEMI, coordinatrice académique CLEMI Orléans-Tours. Notons encore que toutes les personnes auditionnées appartiennent au CLEMI ou à Canopé, dont celui-ci dépend, à commencer par la directrice pédagogique et scientifique du CLEMI et la directrice générale du Réseau Canopé.

Nous ne nous étonnerons donc pas de relever pas moins de seize citations du CLEMI dans ce petit rapport de vingt pages. S'il y a "renforcement", c'est bien en premier lieu celui du CLEMI dont il s'agit. Ce renforcement s'appuie sur les trois axes structurant le rapport et attribuerait au CLEMI :

  • un rôle conséquent de formation des acteurs directs et indirects de l'EMI que sont les IPR, les formateurs·trices et les personnels enseignants et éducatifs. Il est même proposé que le référentiel de compétences des enseignant·es soit modifié afin de donner un cadre aux formations initiale et continue.
  • un rôle de gestion des ressources EMI par la création d'un portail soutenant la production et favorisant un accès raisonné à ces ressources à partir d'une analyse des besoins. Le CLEMI serait également prescripteur de contenus didactiques et pédagogiques permettant leur utilisation dans la classe.
  • un rôle de transposition didactique par la création d'un "curriculum" EMI et l'aménagement de temps scolaires dédiés.

L'EMI, le CLEMI et les professeur·es documentalistes

C'est donc un positionnement surplombant et hégémonique du CLEMI qui est présenté dans ce rapport, en cohérence avec la mission de prise en charge de l'EMI que lui avait déjà confié le ministère précédent en 2014. À cette occasion, trop belle, le CLEMI avait d'ailleurs adroitement et tout naturellement modifié le développement de son acronyme en "Centre pour l’Éducation aux médias et à l"information", que l’on retrouve actuellement sur son site. Il est donc étonnant de lire dans ce rapport un retour systématique à l'une de ses anciennes appellations de "Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information". Oubli, maladresse ou stratégie de communication ?

Ceci pourrait révéler son intention de rappeler le rôle essentiel qu'il entend jouer dans la coordination entre l’École et les professionnels privés et publics, sa mission d'origine. On peut encore y entr'apercevoir la conviction que l'EMI doit s'inscrire en droite ligne de l'éducation aux médias (EAM) et non de celle de l'éducation à l'information (EAI). L'EAM était historiquement réservée au CLEMI (1983) avec une visée citoyenne tandis que l'EAI était confiée aux professeur·es documentalistes depuis la création des CDI en 1973, sous l'angle principal d'un enjeu cognitif. Ces deux orientations, rappelons-le, ont d'abord évolué de manière parallèle dans le système éducatif français. Mais à l'international, la réunion de ces deux dispositifs a été actée en 2007 par une déclaration appelée Agenda de Paris, à l'issue de travaux placés sous l'égide de l'UNESCO. Elle donnera naissance, quelques années plus tard, au MIL (Media and information literacy, UNESCO, 2011). L'EMI, traduction française du MIL, n'est apparue en France qu'en 2013, tout d'abord en tant qu'outil au service de la promotion du numérique à l’École2. Les professeur·es documentalistes ont, dès cette époque, été totalement écarté·es de la question, tandis que le CLEMI, réintégré de manière énergique à Canopé en 2014 suite à un rapport critique de la cour des comptes, s'en est vu confier la responsabilité, alors qu'il n'y était aucunement préparé3. Non soutenu·es par l'IGEN à l'époque et insuffisamment mobilisé·es, les professeur·es documentalistes semblent avoir définitivement perdu la bataille, ne parvenant pas à faire valoir leur expertise didactique dans le domaine. La profession ne put qu'assister impuissante à la dilution de son mandat pédagogique, déjà fortement atomisé, dans la logique transversale et constater avec amertume leur relégation au travers des textes institutionnels4.

Ceci posé, il est intéressant d'observer, quelques années plus tard, le rôle que le CLEMI propose maintenant aux professeur·es documentalistes.

Selon ce rapport, quel devrait être le rôle des professeur·es documentalistes dans l'EMI ?

Constatons tout d'abord que le CLEMI accorde une place significative aux professeur·es documentalistes en les invitant, notamment en la personne de la présidente de leur association professionnelle, à participer aux travaux du groupe. Cette participation laisse des traces substantielles dans le rapport puisque les professeur·es documentalistes apparaissent à sept reprises. On peut ajouter à ce décompte une mention de l'association et une autre du CAPES de Documentation tandis que la circulaire de mission de 2017 est citée5.

L'intérêt premier de ce rapport est qu'il replace la profession dans le débat relatif à l'EMI et interpelle l'institution, qui l'ignore régulièrement, sur sa mission d'enseignement (axe 1 de la circulaire). Ainsi peut-on lire que, dans les faits, les professeur·es documentalistes "assurent" l'EMI (sic), tout comme leurs collègues d'Histoire-Géographie (p. 8), lors de séances et de séquences construites et menées "seuls ou en co-intervention" (pp. 17-18). "Devant élèves" par conséquent6. Il est également précisé que les professeur·es documentalistes sont "diplômés et qualifiés en information-documentation" (p. 17), sans pour autant prendre la peine de distinguer cette matière de l'EMI. De même, si les Sciences de l'Information et de la Communication sont mentionnées à trois reprises (pp. 6, 12, 19), elles ne sont jamais directement liées à cette qualification et semblent totalement déconnectées de cette expertise didactique, ce qui contribue indirectement à ignorer la part de légitimité scientifique que confère cette discipline universitaire aux professeur·es documentalistes.

Le rapport établit ainsi que la qualification en Information-Documentation et l'expérience acquise sont suffisantes pour faire des professeur·es documentalistes des "contributeurs" actifs l'EMI. Il est bien précisé, tout le long du rapport, que cette contribution ne peut se faire que de manière inter-catégorielle, transdisciplinaire, ayant pour cadre les entrées disciplinaires, les horaires disciplinaires, et pour construire chez les élèves des compétences transversales. Il n'est fait aucune référence à un cadre d'enseignement spécifique à l'Information-Documentation comme on peut le lire dans la circulaire. Bien au contraire.

La maîtrise d’œuvre

Notons encore que cette contribution pédagogique n'est présentée que comme un constat de l'existant mais n'est pas maintenue dans les propositions du groupe, sans être pour autant retirée. Ce qui est proposé relève en effet d'une autre attente : la maîtrise d’œuvre. Le rapport place les professeur·es documentalistes dans la co-construction de parcours EMI (p. 17) et propose de les désigner "comme les référents au sein des établissements pour la mise en œuvre de ces actions éducatives et pédagogiques en EMI tout au long de l'année et de les associer au groupe de pilotage "des" SPME aux côtés du CLEMI" (p. 20). L'enseignant·e documentaliste peut hésiter ici entre circonspection et inquiétude :

  • La mise en œuvre de parcours transdisciplinaires garantit-elle suffisamment l'intervention pédagogique directe des professeur·es documentalistes auprès des classes ?
  • Comment sera appréciée par les collègues de discipline cette supervision des professeur·es documentalistes ?
  • Le positionnement comme "antenne" du CLEMI dans l'établissement est-il efficace et enviable ?

Former les collègues ?

Mais le premier rôle attribué par le rapport aux professeur·es documentalistes est la formation des enseignant·es à l'EMI : "Il s’agit également d’indiquer comment les professeurs documentalistes peuvent contribuer à donner corps à cet enseignement dans le cadre de l’élaboration de parcours de formation locaux cohérents et collectivement portés, à l’échelle d’un territoire donné (école, établissement, circonscription, bassin, département, académie), de manière inter-catégorielle et transdisciplinaire" (p. 9). Intégrant un réseau CLEMI dans chaque académie et département, les professeur·es documentalistes participeraient ainsi au PAF sous l'égide des IA-IPR EVS.

Comment ne pas considérer, pour la énième fois sans doute, les professeur·es documentalistes comme victimes des injonctions paradoxales de l'institution ? Ainsi celle-ci leur dénie-t-elle le statut d'enseignant lorsqu'il s'agit d'intervenir "devant élèves" ou bien les considère-t-elle comme des enseignant·es de seconde zone (pas d'ISOE, pas d'agrégation ni d'inspection disciplinaire, pas de prime informatique, l'obligation de rendre des comptes au CA, ...) d'un côté, en même temps qu'elle leur demanderait de l'autre de former des équipes de professeur·es dans l'académie et d'encadrer celles-ci à l'échelle de l'établissement ? En somme, aucune compétence pour dispenser des cours aux élèves mais des compétences suffisantes pour former les profs de discipline ?

Cette position nous semble intenable tant elle ajoute à la confusion dans laquelle l'institution s'emploie à maintenir la profession, en plus d'être irréalisable. Le ministre Blanquer retiendra-t-il cette proposition sans se dédire ou sans en percevoir l'incohérence ?

Faire évoluer l'intitulé du CAPES

Parmi les propositions visant à renforcer la formation des personnels, le rapport préconise d' "engager une réflexion sur l'évolution de l'intitulé du CAPES de Documentation pour l’adapter aux évolutions du métier, de la nature des épreuves et de la circulaire de missions." (p. 12). Cette proposition est sans doute la moins bien formulée du rapport tant elle laisse perplexe... En quoi modifier un intitulé changerait-il quelque chose ici ? Il est par ailleurs impensable que le CAPES de Documentation devienne un "CAPES EMI" au risque pour l'institution de donner l'exclusivité de l'EMI aux professeur·es documentalistes, tout comme il est peu probable d'en faire un "CAPES d'Information-Documentation" en référence à la circulaire de 2017 au risque -pour l'institution- de déboucher sur la création d'une discipline nouvelle. Qu'avaient donc en tête les membres du rapport ?

Le curriculum EMI

Une autre zone de flou concerne la question d'un curriculum. L'un des derniers points présentés dans le rapport est en effet la création d'un "curriculum des compétences et connaissances des élèves en ÉMI de l’école au lycée" pour laquelle il faudrait "s'appuyer sur les apports de la recherche internationale et les travaux en France de l’APDEN, du CLEMI, des unités de recherche en SIC" (p. 19)

Le mot "curriculum" n'étant ni défini ni référencé, il est impossible de savoir ce qu'il recouvre exactement. Il est d'ailleurs étonnant qu'un rapport remis au ministre soit aussi peu précis et argumenté. Toutefois, le paragraphe introduisant cette question semble supposer que le mot concernerait les contenus de formation de l'EMI (p. 17). Mais là encore, le champ lexical est des plus imprécis et nous laisse perplexe : l'EMI est un "enseignement" (p. 9) tout en étant une "éducation à" (p. 17) mais "ne constitue pas une matière en tant que telle" (p. 17). Par ailleurs, elle se signale par un ensemble de "compétences" (p. 4, 6), par des "repères de mise en œuvre" et même par un "programme" (p. 17). De ce flottement épistémologique, il semble que l'on puisse comprendre ce "curriculum" comme un référentiel de compétences présenté sous forme de progressions, à la manière du Cadre de référence des compétences numériques (CRCN) qui sert à la validation du PIX. De quoi motiver les troupes !

Nous sommes bien loin des ambitions réelles d'un véritable curriculum tel qu'il a été pensé et débattu par la sociologie du curriculum en Grande-Bretagne7. Plutôt qu'une liste de compétences, même organisées en progression, un curriculum est d'abord un plan général d’études porté par une institution et comprenant, outre la dimension didactique (contenus, progression), les dimensions axiologique (les enjeux et les valeurs), opérationnelle (objectifs d’apprentissage), méthodologique (méthodes, matériels didactiques), organisationnelle (lieux, rythmes, horaires) et sociale (responsabilité de l’enseignement, attestation des acquis). Dans le cas présent, il semblerait que le terme de « progression curriculaire » convienne mieux.

Comment justifier ce "renforcement" de l'EMI ?

La justification d'une relance de l'EMI par le CLEMI repose sur deux constats : l'échec du dispositif EMI d'une part, les aléas de l'actualité d'autre part.

1. Un constat d'échec

Les raisons justifiant ce renforcement sont énumérées page après page. On retiendra que l'EMI "souffre" :

  • d'un manque d’appropriation par les professeur·es ;
  • d'un manque de mobilisation des équipes ;
  • de la complexité de sa mise en œuvre ;
  • des disparités territoriales ;
  • du déficit de formation des enseignant·es ;
  • d'un manque de visibilité des ressources ;
  • d'un manque de structuration des contenus ;
  • d'un manque de lisibilité, de cohérence et de continuité dans les parcours scolaires ;
  • d'une absence d'évaluation des compétences.

On cherchera en vain dans le rapport une étude ou une enquête sur laquelle fonder ces nombreuses critiques. Celles-ci sont annoncées telles que, comme des évidences. Toujours est-il qu'elles mettent à nu la stratégie EMI du ministère qui l'a pourtant mise en place depuis 2013 à grands renforts d'annonces et de communication. Ces critiques ne sont d'ailleurs pas propres à l'EMI mais se retrouvent énoncées dès lors qu'on se penche sur l'une ou l'autre de ces "éducations à". Le pari de l'approche par compétences, amorcé il y a 20 ans en France, et de la transversalité à tous les niveaux en place de l'ordre disciplinaire n'est toujours pas gagné semble-t-il. Mais au lieu d'une sérieuse remise en questions, le CLEMI en conclut qu'il faut encore plus de cette approche par les compétences et plus de transversalité... Dans le droit fil de la commande ministérielle. Rendez-vous au prochain rapport ?...

2. Une dépendance à l'actualité

... ou rendez-vous au prochain attentat tragique !? Rappelons que c'est en réponse aux attentats terroristes de janvier 2015 (Charlie Hebdo et la supérette casher) que l'EMI a été propulsée au devant de la scène avec les enjeux de citoyenneté numérique qui la caractérisent aujourd'hui. Avec l'EMC, elle avait alors intégré le parcours citoyen, et ce, à peine quelques semaines plus tard. Aujourd'hui, le rapport s'appuie sur l'attentat du 16 octobre dernier, ayant causé la mort de Samuel Paty, pour relancer l'EMI. Il faut reconnaître que c'est justement le propre des "éducations à" que de permettre que soient traitées à l'école des questions vives qui traversent la société. Cela étant, comment penser sereinement et sérieusement un enseignement quelconque, notamment celui de l'information et de la communication, en restant ainsi tributaires des aléas d'une actualité dramatique ?

Conclusion

Les professeur·es documentalistes paraissent, aujourd'hui comme hier, toujours coincé·es entre la tentation d'une visibilité plus large que leur apporterait la lumière du projecteur EMI et celle de lui tourner le dos pour tenter d'exister -d'abord- de façon autonome en creusant son lit didactique.

Le risque pour la profession d'une adhésion sans garantie préalable au dispositif EMI est de perdre sa spécificité et ses ambitions disciplinaires en se laissant dissoudre dans une transversalité totale. C'est aussi celui d'être piloté par le CLEMI-Canopé, de dépendre des courants suscités par l'actualité et des besoins de communication du ministère.

Nous ne remettons pas en cause les bénéfices apportés par l'EMI (appui sur les questions vives, projets interdisciplinaires, souplesse et réactivité), mais à condition qu'elle prenne notamment en compte l'expertise des professeur·es documentalistes de manière explicite et leur reconnaisse sans aucune ambiguïté une mission d'enseignement. Nous plaidons alors pour une reconnaissance de la valeur épistémologique et didactique de l'Information-Documentation afin, qu'à l'instar des autres champs disciplinaires, les professeur·es documentalistes puissent, à armes et à conditions égales, contribuer à l'EMI, en plus de leur légitime enseignement.


  1. MENJS. Remise du rapport sur le renforcement de l'éducation aux médias et à l'information et de la citoyenneté numérique. Juillet 2021. 

  2. Duplessis Pascal. L’EMI et la stratégie numérique : Le choc des cultures. Partie 2 : L'EMI dans la stratégie numérique. Les Trois couronnes, avr. 2015. 

  3. Duplessis Pascal. L’EMI et la stratégie numérique : Le choc des cultures. Partie 1 : L'EMI ou l'EAM augmentée. Les Trois couronnes, avr. 2015. 

  4. Duplessis Pascal. L’EMI et la stratégie numérique : Le choc des cultures. Partie 4 : Les professeurs documentalistes et l'EMI. Les Trois couronnes, juin 2015. 

  5. Par contre, l'appel de note vers la référence de la circulaire, en page 6, est invisible. Peut-on y voir un lapsus ? 

  6. De quoi mériter la fameuse "prime informatique" qui a pourtant été refusée par le ministre Blanquer en novembre 2020 au motif que ce dispositif était "réservé aux professeurs qui étaient devant les élèves" (Séance au Sénat du 28/11/2020). 

  7. Forquin Jean-Claude. École et culture : le point de vue des sociologues britanniques. De Boeck Université, 1989