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Le petit pas de la ministre : la reconnaissance, oui. Et après ?

Le 9 février dernier, Najat Vallaud-Belkacem, Ministre de l’Éducation nationale, prononçait un discours d'introduction à la journée d'étude « Réagir face aux théories du complot » devant un parterre des plus composites réunissant élèves et enseignants, journalistes et chercheurs, juristes et psychiatres. Après avoir raillé les complotistes, elle passe en revue les raisons pour lesquelles nous pouvons à tout moment succomber à leur discours : le scepticisme, le besoin de rechercher des causes à tout et ce, en vertu du moindre effort intellectuel. La légitimité de l'école, avance-t-elle, s'en trouve renforcée. Il lui reste alors à appeler au rassemblement des forces éducatives et à les remercier. C'est à ce moment, à la fin de son texte lu, que la Ministre, de manière assez inattendue, se tourne vers les professeurs documentalistes pour les assurer de son regard bienveillant et de son soutien ministériel. Ces quelques phrases de rattrapage, diront les intéressés exaspérés par plus de deux années de silence dans les écrits qui comptent, suffiront-elles à calmer le jeu ? Petite analyse d'un petit discours...


La question de savoir pourquoi la Ministre se souvient des professeurs documentalistes et cherche à le communiquer restera évidemment sans réponse. Les réactions diverses de la profession1, si mesurées furent-elles, ont peut-être été remarquées de l'entourage ministériel2 qui aura conseillé à la ministre de faire un geste pour apaiser des esprits qui commençaient à s'échauffer. Le front du « non à la réforme du collège » étant suffisamment préoccupant, il est sans doute inutile de l'étendre encore davantage alors que deux ou trois mots bien placés peuvent suffire à contenir un mécontentement qui se renforce. Une vision plus optimiste consiste à avancer que l'on prend conscience, en haut lieu, que l'EMI et la réforme peineraient à se mettre en place sans la contribution enthousiaste des professeurs documentalistes.

Quoi qu'il en soit, certains points de ce passage méritent d'être relevés et analysés pour tenter de comprendre ce qui se dit et s'affirme réellement au-delà des gentillesses. Voici d'abord l'extrait en question qui concerne les professeurs documentalistes :

« Merci surtout pour ceux qui se mobilisent au quotidien dans les établissements scolaires : les enseignants bien sûr, mais aussi tout particulièrement nos professeurs documentalistes qui sont les véritables maîtres d’œuvre de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias. Cette place, les nouveaux programmes de la scolarité obligatoire la réaffirment, avec une mention explicite dans les programmes du cycle 4 (5e, 4e, 3e). Grâce à eux, les élèves accèdent à une compréhension des médias, des réseaux et des phénomènes informationnels dans toutes leurs dimensions : économique, sociétale, technique, et éthique. Ils donnent aux élèves les connaissances nécessaires pour maîtriser l’information, et avoir, devant les écrans, une distance critique et une autonomie réelle. Ils sont donc des acteurs essentiels des nouveaux programmes mais aussi de la réforme du collège. Je souhaite que leur place soit encore davantage reconnue, notamment dans les projets académiques de formation pour 2016-2017. »

1- Un signe encourageant

Commençons par un point qui nous semble positif. Il s'agit de la mention, toute particulière, de «  culture de l’information et des médias » là où on attendait « éducation aux médias et à l'information ». Cette expression n'est pas nouvelle puisqu'elle apparaît en bonne place dans le référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation (arrêté du 01-07-2013). Le premier des trois axes de mission porte en effet pour titre : « Les professeurs documentalistes, enseignants et maîtres d'œuvre de l'acquisition par tous les élèves d'une culture de l'information et des médias ». Le primat est ainsi accordé à l'information sur le média, à l'inverse de l'EMI, ce qui exprime parfaitement le point de vue de l'information-documentation sur la question. Nous relevons également le mot « culture », lequel renvoie aux travaux scientifiques et professionnels de la décennie précédente portant sur la « culture informationnelle ». Il est cependant difficile, à ce stade, de percevoir une éventuelle intention stratégique derrière ce choix de terminologie. En effet, dans le même discours, la Ministre emploie aussi bien « éducation à », « enseignement » que « culture ». Toujours est-il que les rédacteurs du discours ont pris le soin d'ouvrir le dossier et de s 'appuyer sur des références.

On se félicitera également de lire un condensé des apprentissages info-documentaires destinés aux élèves « grâce à eux », les professeurs documentalistes. A moins que ce ne soit grâce aux programmes du cycle 4, ainsi qu'il est possible de le lire au travers de ce paragraphe si maladroitement - ou si habilement - tourné qu'il permette toutes les interprétations.

2- Des signes inquiétants

2.1. « Des acteurs essentiels » ...

… certes, mais des acteurs « des nouveaux programmes mais aussi de la réforme du collège » ! Le Ministère ne peut donc pas s'empêcher de recourir à ses vieux procédés, à savoir placer le « documentaliste-CDI-fonction documentation » au centre, au carrefour, au cœur ou au poumon de chaque réforme et ce, depuis le milieu des années 70. Cette instrumentalisation de la profession n'est, au mieux, que l'expression d'un refus de concéder au professeur documentaliste un rôle spécifique et particulier et, au pire, un simple poncif censé le valoriser, une incontournable figure de rhétorique dont ne peut décidément pas se passer le haut fonctionnaire dès qu'il s'adresse à l'humble personnel du terrain. Car, enfin, ferait-on porter, en cas d'échec de la réforme, la responsabilité sur les professeurs documentalistes, ces « acteurs essentiels » ? Nous verrons plutôt là une manière, sinon habile, du moins facile, de renvoyer la profession au service des programmes et des disciplines, de la dévouer à la mise en place de la réforme et, par conséquent, de la distraire encore un peu plus de ses velléités didactiques.

2.2. « Les véritables maîtres d’œuvre » 

Outre le fait de se demander s'il existerait, dans la pensée de la Ministre, de faux maîtres d’œuvre de l'EMI dont il faudrait se garder, il nous faut bien nous interroger à nouveau sur cette fameuse « maîtrise d’œuvre ». L'expression est également tirée de l'axe 1 du référentiel de compétence, au mot près :  « maîtres d’œuvre de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias ». Au mot près... ou presque. Car le mot qui a été retiré de la citation de la ministre n'est pas anodin : « enseignants » ! Nous retrouvons d'ailleurs, dans tous les discours institutionnels, ce léger trouble de la mémoire qui occulte du texte tout ce qui peut faire référence à la stricte responsabilité du professeur documentaliste. Ainsi, la phrase « Ils interviennent directement auprès des élèves dans les formations et les activités pédagogiques de leur propre initiative ou selon les besoins exprimés par les professeurs de discipline » n'est-elle jamais rappelée non plus. Cette centration sur la maîtrise d’œuvre de l'EMI, amputée de sa dimension enseignante, peut alors laisser craindre que le rôle du professeur documentaliste ne se limite au conseil technique du chef d'établissement et à l'organisation d'un planning EMI dans les disciplines lors du conseil pédagogique. D'ailleurs, la pensée de la ministre s'envole ensuite vers la ventilation des contenus de l'EMI dans les programmes.

Si l'idée d'enseignement est absente de la minute consacrée au professeur documentaliste, elle est pourtant présente en amont, lorsqu'il est question de légitimer la création de deux « enseignements », l’Enseignement Moral et Civique (EMC) et l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI). La démonstration vaut d'ailleurs le détour : « Mais dans ce cas, me direz-vous, avons-nous besoin d’enseignement spécifique ? Tous ces enjeux ne sont-ils pas, d’une certaine façon, abordés par les enseignants, en Histoire, en sciences, en langues et en littérature ? Ils le sont, mais jamais de manière directe. On explique rarement comment se fabriquent les savoirs. Les connaissances. Quels sont les enjeux et les règles qui les régissent. Voilà pourquoi j’ai tenu à ce que deux enseignements soient mis en place : l’Enseignement Moral et Civique et l’Éducation aux Médias et à l’Information. »

Les arguments de la transversalité sont donc combattus pour justifier la mise en place... d'enseignements transversaux ! Rappelons-nous : l'institution a toujours interdit l'accès de l'information-documentation au rang d'enseignement au motif qu'elle était abordée par les enseignants de toutes les disciplines. Aujourd'hui, la Ministre, dans un subtil contre-pied, nous explique que si les enjeux de ces enseignements ne sont jamais abordés « de manière directe » et par conséquent insuffisamment traités, cela ne peut suffire à transmettre les savoirs et les connaissances visés. La même démonstration, utilisée depuis deux décennies par la profession, n'a jamais fait plier l'institution. Mais la Ministre, en deux phrases, la reprend à son compte pour justifier du bien fondé de l'EMI qu'elle va même jusqu'à qualifier d'enseignement. Seul les professeurs documentalistes, certainement, seront à même de goûter cette manipulation rhétorique qui frise l'hypocrisie.

2.3. Les deux priorités de cet enseignement

Avant de se tourner vers les professeurs documentalistes, la Ministre s'est intéressée aux racines du complotisme et a fait de l'apprentissage de l'internet un remède indispensable. Elle a alors évoqué deux raisons fondamentales : la question de la fiabilité des sources et l'ignorance des fonctionnements des moteurs de recherche les plus célèbres. Ces deux points mis en exergue par l'institution elle-même témoignent parfaitement du sentiment d'incompréhension dont souffrent - le mot n'est pas trop fort – les professeurs documentalistes qui se sentent placardisés depuis l'apparition de l'EMI. Si ces deux notions, fiabilité et moteur de recherche, sont aux fondements de l'EMI aujourd'hui, comment l'institution peut-elle se passer des seuls enseignants qui les ont inscrites à leur programme ? Une étude menée l'an dernier a mis en évidence le curriculum effectivement réalisé des professeurs documentalistes à partir des fiches pédagogiques déposées sur le web par ceux-ci3. Il en ressort que « Évaluation de l'information » et « Moteurs de recherche » sont deux des dix domaines enseignés en information-documentation, respectivement aux troisième et au neuvième rang. Un matériel didactique et une expertise éprouvés ont donc été élaborés depuis des années sur ces notions par la profession qui n'ont jamais rencontré l'intérêt de l'institution4. Cet intérêt se manifeste donc aujourd'hui, mais dans un cadre qui les exclue puisque « maîtres d’œuvre » et non enseignants alors qu'ils sont des acteurs didactiques de premier plan.

2.4. «  Les projets académiques de formation »

La partie du discours qui nous intéresse se conclue par le souhait d'une meilleure reconnaissance « notamment dans les projets académiques de formation pour 2016-2017 ». On sait bien que le « souhait » d'un Ministre doit être compris comme l'annonce d'une mesure à venir. Mais que nous annonce-t-on ici ? Ce simple fait d'annonce ne constitue-t-il pas un effet de communication en soi signifiant que, contrairement au ressentiment exprimé par la profession, elle n'est pas oubliée, que tout n'a pas encore été dit ou fait, qu'elle doit encore attendre un peu et donc commencer à espérer quelque chose ? Ce serait en ce cas une annonce de circonstance5. L'espoir suscité par ces quelques mots diffus permettra-t-il de suspendre – au moins jusqu'à la rentrée donc – les revendications, de calmer la protestation ? Pour autant, que peut bien attendre la profession d'une formation académique ? Un coup de pouce à la transversalité via la plateforme Magister ? Un stage de formation à la gestion des équipes ? Dans ce contexte, les professeurs documentalistes ont tout lieu de rester sur leurs gardes et de ne pas relâcher leur vigilance.

La_ministre_reconnait_les_profs-docs (" La ministre reconnaît les profs docs ". Daz., 02-2016. CC)

Conclusion : « Je souhaite que leur place soit encore davantage reconnue ».

Cette reconnaissance, tant affichée depuis des années, voire des décennies par l'institution, doit-elle encore faire aujourd'hui illusion ? Le contraire serait-il d'ailleurs imaginable à l'encontre de personnels titulaires du CAPES ? Le simple fait de devoir recommander ainsi la reconnaissance d'une catégorie d'acteurs en dit long sur le traitement qu'on leur fait subir ! N'est-il pas paradoxal, et par conséquent inquiétant, d'entendre celle qui est responsable des mesures et des textes aboutissant à la placardisation de ces enseignants réclamer davantage de « reconnaissance » ? Ne serait-ce pas une manière adroite de « reconnaître » une erreur, de faire un mea culpa public ou bien plutôt la marque d'un cynisme dont on ne peut pas imaginer, à ce haut niveau de responsabilité, qu'il soit inconscient ?

Pour autant, cet écran de fumée ne peut que rassurer les naïfs ; il est un dispositif bon marché qui masque le fait qu'il ne suffira pas d'une ou deux apparitions des professeurs-documentalistes dans les textes écrits ou prononcés pour répondre à leurs revendications. Il est temps de passer de la « reconnaissance » à la « prise en compte » effective et concrète du mandat pédagogique et de l'expertise didactique des professeurs documentalistes. Si la reconnaissance ne coûte rien à celui qui la témoigne, la prise en compte, au contraire, doit se payer de mesures comptables. Parmi celles-ci, la mise en place, par exemple, d'un enseignement de complément fléché « information-documentation », notamment pour le niveau 6ème, qui soit compris comme contributif de l'EMI au même titre au moins que les autres disciplines. Ou encore la possibilité reconnue, inscrite dans un texte sur les EPI, de confier la responsabilité d'un EPI au professeur documentaliste en binôme avec un collègue de discipline. Dans tous les cas où le professeur documentaliste enseigne l'information-documentation, le décret du 20 août 2014 portant sur les obligations réglementaires de service doit enfin s'appliquer.

On le voit bien, derrière les mots consolateurs d'une Ministre qui reconnaît des enfants un peu turbulents, se cachent des représentations et des réalités qui ont la peau dure. Elles appellent a toujours plus de vigilance et de résistance de la part d'une profession qui n'entend pas disparaître aussi simplement sur le fond (son expertise didactique) et sur la forme (sa visibilité, ses heures). C'est aujourd'hui que se construisent, non seulement la rentrée prochaine, mais également la réforme du collège pour les années à venir. C'est aujourd'hui qu'il faut faire entendre raison.


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NOTES


  1. Textes de l'association des professeurs documentalistes (APDEN), collectif Où est le prof doc ?, pétition, boycott de la SPME, réactions des professionnels sur la liste e-doc et sur quelques blogs, nos propres analyses et appels sur ce site... 

  2. Nous pensons en particulier au directeur de Canopé, J.-M. Merriaux, que nous avions saisi, avec Christophe Mousset, lors du boycott de la SPME. 

  3. Duplessis Pascal. "Et pourtant, ils enseignent..." Diaporama de la conférence.10e congrès de la FADBEN, 9, 10, 11 octobre 2015, Limoges. Les Trois couronnes, 13-10-2015.. Actes en cours de publication. 

  4. Dernier témoin en date de ce travail de didactisation de la notion "moteur de recherche" : Reynaud Florian. Comprendre le moteur de recherche avec une simulation. Prof' doc', 15-02-2016. 

  5. Dans l'académie de Nantes, une lettre du Recteur datée du 5 février présente le projet de plan de formation académique de la rentrée 2016-2017. Aucune mention relative au professeur documentaliste ne peut encore y être relevée.