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Françoise Chapron, un temps d'avance...

Avec un temps d'avance, Françoise Chapron nous livre sa réflexion sur la pédagogie en information-documentation et ses évolutions, répondant à l'axe 2 de la problématique du congrès FADBEN. Un texte de 25 pages, dense, riche, qui sonde le passé pour éclairer le présent. Comme a toujours su le faire cette chercheuse, historienne de formation et indéfectible militante engagée, à la fois témoin, actrice et vigile, l'histoire de la profession de professeur documentaliste est à nouveau présentée, analysée, depuis ses lointaines origines jusqu'à ses développements récents. Ce texte servira à construire une lecture critique du plan de route que nous remet aujourd'hui l'institution avec la mise en place de l'EMI.

Ci-après un résumé du propos.


Le texte est découpé en trois chapitres abondamment documentés selon une perspective chronologique afin de nous amener à mieux comprendre la situation actuelle, quelque peu schizophrénique, vécue par les enseignants documentalistes.

La période de 1937 à la création du CAPES en 1989 retrace la lente maturation de la pédagogie documentaire, saisie comme le produit d'un héritage pédagogique et plus largement éducatif (finalités, valeurs), porté par l’Éducation nouvelle, et du besoin concret de pourvoir les établissements scolaires d'un service documentaire à la fin des années 50. La documentation émerge ainsi en laissant percevoir sa dimension duelle, celle de matière à gérer (la documentation « service ») et celle de matériau à (savoir) traiter (la documentation « recherche »), engendrant cette partition complémentaire que nous connaissons bien et qui sera bientôt source de tension, entre gestion et formation. La documentation en tant que matière disciplinaire (documentation « discipline ») se développera dans la continuité logique de la documentation « recherche », à partir du moment où le documentaliste formateur entrera en scène. Mais le rapprochement effectué dès les années 80 entre les compétences documentaires et les compétences du travail intellectuel servira de fondement au discours institutionnel sur la transversalité de l'information-documentation.

La deuxième période, courant des lendemains de la création du CAPES (1989) à aujourd'hui, brosse les principales étapes de la construction identitaire de la profession et de la didactique de l'information-documentation. La victoire qu'a représenté l'acquisition du CAPES reste une victoire en demi-teinte, tant le mandat pédagogique du professeur documentaliste y a somme toute peu gagné en précision. Pour autant, l'expertise professionnelle a bénéficié de la formation initiale dans les IUFM et le rapprochement avec les chercheurs en SIC (le « quoi enseigner ») et en sciences de l'éducation (le «comment enseigner ») ont apporté les ferments de cette ambition curriculaire qui marquera les années 2000, ambition aiguillonnée par des mutations socio-techniques fortes (internet et ses usages) et la généralisation des dispositifs pédagogiques en collège (IDD) et en lycée (TPE, PPCP, ECJS). Cette décennie, plus qu'une autre, accentue le clivage entre deux professionnalités en tension, l'une pédagogique et l'autre gestionnaire. La première creuse le sillon didactique et s'enrichit considérablement de l'intérêt que porte l'université à la structuration d'un champ de recherche original, notamment autour de la notion de culture de l'information saisie comme dépassement des formations à la maîtrise de l'information. Sont ainsi rappelés les grands moments qui ont jalonné cette décennie, laquelle s'était donné pour but l'élaboration d'un curriculum : les Assises nationales de 2003 et l'ERTé « Curriculum documentaire et culture informationnelle » de 2006 à 2010. La seconde professionnalité, gestionnaire, est quant à elle essentiellement portée par une Inspection générale entièrement dévouée à la « confiscation officialisée » du mandat pédagogique du professeur documentaliste. En place, elle introduit, au moyen de textes indicatifs de substitution (Protocole, PACIFI, Vademecum 3C) à des textes officiels qu'elle ne parvient pas à faire passer, le concept bibliothéconomique de politique documentaire. Celui-ci centre la mission du documentaliste sur la ressource, sa circulation, son accès, sa gestion numérique et se prolonge dans la déclinaison pour le secondaire des learning centres universitaires. La rupture progressive des relations entre l'institution d'une part, et la profession et la recherche d'autre part, est analysée sous l'angle d'un revirement radical de posture et de vision de l'IGEN à partir de 2001.

Pour conclure cette partie et entrer de plain-pied dans l'actualité, Françoise Chapron évoque l'écart observé entre les textes de cadrage de la Refondation qui laissaient augurer une meilleure prise en compte des potentialités pédagogiques de la profession et leur concrétisation décevante dans les textes d'application, tant au plan des missions (rôle dans l'EMI) qu'à celui des statuts (obligations de service).

Francoise_Chapron Dessin de Daz. 09-2015. @dazzdoc (BY NC SA)

La dernière partie, la plus attendue certainement puisque relative à la période actuelle, s'attache à comprendre et à dépasser ces blocages en partant d'un inventaire des causes qui les ont produits. Le premier obstacle s'avère épistémologique : l'information-documentation soufre d'un statut hybride et non encore stabilisé. L'irruption du numérique, en particulier, oblige à reconsidérer la culture informationnelle, objet d'étude consacré des SIC, dans sa pluralité - on évoque à présent « des » cultures de l'information – et dans une approche intégrative appelée translittératie. Les objets mêmes – notions et compétences – de l'information-documentation semblent se brouiller sous l'impact des mutations constantes dues au numérique affectant les outils, les dispositifs et les usages. Cette instabilité se ressent ces dernières années dans les hésitations entourant la dénomination de la matière disciplinaire et l'attirance vers celle d'EMI avant même que ses contenus soient précisés. Happé par la stratégie du numérique du ministre Vincent Peillon (décembre 2012) et les discours incantatoires sur les bienfaits du numérique, l'EMI semble être instrumentalisée dans le sens d'une confiscation du mandat pédagogique du professeur documentaliste au moment même où ses contenus d'enseignement semblent institutionnellement recevables. Celui-ci se voit ainsi maintenu dans une logique de service et doit, pour faire bénéficier les élèves de son expertise pédagogique, continuer à faire le coucou dans les heures et les programmes de ses collègues de discipline, ou bien élaborer des stratégies de contournement pour utiliser des dispositifs périphériques tels que l'AP, les heures de vie de classe et les modules d'orientation. Mais d'autres causes sont à rechercher ailleurs : à l'intérieur même de la profession (dysfonctionnements caricaturés par l'IGEN) et au plan structurel (rattachement à l'IGN-EVS, absence d'agrégation, CDI voués à devenir des variables d'ajustement pour la DRH, raisons budgétaires limitant le nombre de postes). Mais ces obstacles auraient pu, pour partie au moins, être surmontés par la logique de Refondation affichée par le Ministère. Selon Françoise Chapron en effet, il aurait été possible, en prenant appui sur l'autonomie des établissements, de tenter des expérimentations locales permettant de tester les évolutions souhaitées. La faute en revient en partie aux résistances observées à l'encontre de la réforme, résultat de corporatismes disciplinaires et de réflexes conservateurs qui refusent de considérer que l'enseignant pourrait troquer son rôle de simple exécutant contre celui de concepteur de dispositifs pédagogiques. Or ce rôle est déjà assumé par nombre de professeurs documentalistes sur lesquels il serait par conséquent intéressant de s'appuyer plutôt que de les laisser à l'écart de la réforme.

En conclusion, François Chapron propose de « repositionner l'information-documentation et les professeurs documentalistes ». L'ambition curriculaire semble alors plus que jamais d'actualité puisqu'elle propose d'autre formes scolaires que celle des disciplines cloisonnées et met en avant des pratiques d'interdisciplinarité – ou de co-élaboration - éprouvées. Évidemment, cette orientation ne peut pas s'imaginer sans une formation épistémologique, didactique et pédagogique de qualité, en particulier construite à même le terrain. Les professeurs documentalistes, rompus à des formes différentes de médiation pédagogique, porteurs des valeurs de l’Éducation nouvelle et d'une réflexion sur l'influence des médias numériques qu'il s'agit de savoir contenir par l'étude et une posture critique et émancipatrice, se révèlent être en avance dans cette mutation de l'école que les changements techniques et sociétaux ne peuvent qu'accélérer.

Ce texte, parce qu'il relie la profession à son histoire et à son héritage et qu'il n'hésite jamais à pointer les heurts et les difficultés, est à recommander aux jeunes générations de professeurs documentalistes, préparant un CAPES ou se professionnalisant. Il sera également très utile aux personnels enseignants ayant fait le choix de l'information-documentation pour les aider à construire leur acculturation professionnelle. Il sera certainement un recours et un repère identitaires pour tous les collègues qui se sentent un peu déboussolés par la rapidité et la complexité des mutations à l’œuvre dans la société et dans l'école et qui sont en train d'affecter leurs pratiques, leur environnement... et leurs élèves.


. Chapron Françoise De la pédagogie du document au curriculum en information-documentation. Limoges 2015, 10ème congrès des enseignants documentalistes de l’Éducation nationale, septembre 2015