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CAPES Interne 2015. Y a-t-il (vraiment) un professeur documentaliste dans l'établissement ?

La session 2015 du Capes interne de documentation vient de livrer son sujet, un dossier intitulé "Incivilités". Les premières réactions de chercheurs et de professionnels n'ont pas tardé. Anne Cordier, MCF à Rouen, sur sa page Facebook, s'est aussitôt déclarée "scandalisée et attristée", Josiane Ducourneau, formatrice à Bordeaux, "choquée par le sujet de cette année quant à sa forme" et Florian Reynaud, président de la FADBEN, a dénoncé " une vision du métier particulièrement problématique dans un recrutement de professeurs documentalistes"...

Paraphrasant le message de Josiane Ducourneau déposé sur la liste e-docs, je voudrais ajouter que, pour ma part, en tant que professeur documentaliste, formateur, je suis choqué par le sujet de cette année quant à son fond.

Rappelons que l'épreuve s'appuie sur un dossier thématique composé de 5 documents et qu'elle se décline en 3 parties : le traitement bibliographique d'un document spécifié, une note de synthèse (3 pages) et une réflexion personnelle à partir d'une question posée « le rôle du prof doc dans... »

S'agissant de la note de synthèse, il importe de s 'intéresser aux 5 documents qui composent le dossier dont le titre est : « Incivilités ». Le Doc 1 vient d'EDUSCOL (2004) et s'adresse aux chefs d'établissements (CE). Leur sont donnés quelques conseils généraux pour prévenir et gérer les situations de crise que peuvent connaître l'établissement. A priori, le prof doc n'est pas concerné. Il n'est d'ailleurs pas nommé. A moins que la partie « La communication externe et interne en temps de crise » ne l'appelle à devenir le conseiller en communication du CE, puisqu'il est question de définir des stratégies de communication avec les médias de masse ?...

Le Doc 3 est un article tiré du BBF (2007) et est intitulé « Les médiations dans les bibliothèques publiques ». On suppose donc que cela a à voir avec les CDI, lesquels ne sont pourtant ni des bibliothèques ni des structures ouvertes au public. Ce texte, long de 7 pages, et d'un niveau de lecture extrêmement difficile au regard des autres documents, peine à justifier sa pertinence dans ce dossier. Il y est question du type de médiation à développer pour les bibliothécaires afin de réduire la fracture culturelle entre lecteurs cultivés et lecteurs défavorisés. En filigrane, il faudrait alors lire cet article en tant que réponse culturelle possible aux incivilités et par conséquent accepter l'idée que ces incivilités ont pour seuls responsables les non lecteurs – ce que ne dit pas l'auteur. Mais comment sinon justifier la présence de ce texte pivot (le seul proposant une lecture consistante) dans le dossier ? Il s'agirait donc de réfléchir à la manière dont les bibliothécaires (les profs docs?) pourraient contribuer à réduire les incivilités en rapprochant les publics désemparés du livre.

Le Doc 4 « Une citoyenneté en crise » (2006) est un texte de la Direction de l'information légale et administrative. Sa modeste fonction est de préciser la définition et l'histoire (en deux mots) du terme « incivilité » en tant que « défi à l'ordre public ».

Le Doc 5 « Enquête sur les incivilités » émane de l'Université Pierre et Marie Curie (2014). C'est bien le plus creux et le plus court de tous les documents proposés. Il présente une enquête composée de 4 questions (QCM) simplistes sur la courtoisie et les comportements dérangeants. Un seul item pourrait interpeller le prof doc : « faire du bruit dans les bibliothèques » est-il un comportement qui vous dérange ? Le fait que cette enquête ait été proposée par la Direction de la Vie étudiante et la BU semble tenir lieu de justificatif suffisant pour la présence de ce document. On attend sans doute que le candidat prof doc s'en inspire pour proposer une action de sensibilisation dans son établissement...

Mais... me direz-vous ? Et le CDI, et le prof doc dans un dossier d'épreuve au CAPES ? Eh bien, ils sont présents dans le Doc 2 « Vol de mangas au CDI », qui est extrait du blog Saamarande (2008). Un simple billet de blog, genre « humeur du jour » d'une collègue se désespérant du vol des mangas dont elle avait fait la récente acquisition... Comme souvent dans les dossiers de Capes interne de Documentation, l'unique document relatif au professeur documentaliste ne constitue qu'une simple illustration au thème ou bien, au mieux, qu'un exemple pratique à suivre. Les profs docs y sont toujours présentés comme d'humbles praticiens exécutants, dont les préoccupations ne sauraient être que très très très concrètes.

Quelle image du professeur documentaliste les candidats présents, et tous ceux qui, à l'avenir, plancheront sur cette annale, retireront-ils de ce dossier ? Un documentaliste bibliothécaire, agent culturel, gardien des collections et, éventuellement conseiller comm du chef d'établissement ? Leur « public » ? des « usagers » défavorisés, bruyants et voleurs ?

Quel triste métier. Voilà peut-être la véritable raison d'être d'un tel dossier : s'il ne parvient pas à détourner les candidats de ce métier, il en détourne, retourne ou dévoie ses principes mêmes. Qui peut se reconnaître dans une telle peinture de la profession ?

Concernant la partie « Réflexion personnelle » de l'épreuve à présent. Le candidat est invité à réfléchir sur « le rôle du professeur-documentaliste dans la lutte contre les incivilités ». Évidemment, sur une telle thématique, on ne pourra que rappeler, avec la plus grande humilité, que TOUS les acteurs de la communauté éducative, de l'équipe de direction aux personnels ATOSS, sont concernés, et que derrière TOUT acte pédagogique se déploient des enjeux éducatifs forts, porteurs des valeurs de la République et du respect des autres et de l'autorité. L'action du professeur documentaliste est donc ici tirée du côté de l'éducatif, moyen habile de détourner une nouvelle fois la réflexion de sa mission pédagogique spécifique.

Il faudra donc à nouveau, pour s'en sortir, en appeler à la politique documentaire (2 points!) et à ses différents volets d'accueil des publics (accueil personnalisé et bienveillant), de service à l'usager, de communication, d'orientation, d'accompagnement individualisé, de promotion du livre et de politique d'acquisition équilibrée... le tout inscrit dans un projet collectif placé sous l'autorité du CE.

Il faudra encore montrer comme le professeur documentaliste, n'ayant aucun programme spécifique, n'étant plus responsable de quoi que ce soit, ne saurait mieux faire que bien se couler dans le moule des politiques éducatives et se satisfaire du rôle de facilitateur de tous les projets, parcours et autres « éducations à » aujourd'hui disponibles, tels les actions du CESC, la citoyenneté, l'orientation, la culture, les arts et bientôt la morale. Le CDI n'est-il pas le centre, le carrefour, le cœur, le poumon et le fer de lance de l'innovation pédagogique, éducative et numérique de l'établissement ? A la fois partout et nulle part, indispensable, transversal et transparent.

On n'oubliera pas, dans la partie 3, de convoquer le pilier 6 « compétences sociales et civiques » de ce bon vieux Socle de 2006 (2 points!). Ce sera l'occasion à ne pas manquer de montrer au jury sa volonté de travailler avec les CPE et dans le cadre de la Vie scolaire (2 points!) avec lesquels, finalement, nous partagerions tant de missions communes. Un petit détour vers le rôle de l'architecture et l'organisation des temps et des espaces dans la construction de la civilité et du « vivre ensemble » version 3C (1 point!) serait peut-être le bienvenu. Côté pédagogie, sans avoir à aborder les questions compromettantes (enseignement, notions à construire, culture de l'information, curriculum), on pourra facilement rappeler notre « contribution » au développement du « nécessaire esprit critique pour la survie du citoyen numérique dans la société de l'information » (2 points !), compétence bien transversale, rassurons-nous, et ainsi conclure à l'unisson de toutes les disciplines avec l'arrivée tant attendue de l'EMI, nouvelle « éducation à » providentielle par les mauvais temps qui courent.

Bref, un dossier de plus qui ne laisse pas beaucoup de choix au candidat d'exprimer sa spécificité. Au lieu de cela, la vision d'un bibliothécaire au service de la politique éducative de l'établissement et dont on n'attend que collaboration et contribution... à tout. Une annale de plus pour dépeindre la profession selon le seul point de vue de l'inspection générale qui, somme toute, n'a pas évolué. Elle rejoindra « l'autonomie » (2013), « la culture scientifique » (2012), Les « modèles de développement des TIC » (2010), la « scolarisation des élèves à besoins spécifiques » (2009), la « réussite des élèves » (2008), le « réflexe-réseau » (2006)... Le CDI est un carrefour ouvert à tous les vents, l'information-documentation est transversale, le prof doc est un couteau suisse.

Le candidat, au sortir cette « épreuve », s'est sans doute interrogé sur son choix d'orientation. Quant à nous, il demeure cette lancinante question : Y a-t-il (vraiment) un professeur documentaliste dans l'établissement ???